Je suis presque arrivée mais complètement trempée lorsqu'il s'arrête de pleuvoir. C'est bien ma chance. Le bruit de la pluie est remplacé alors par une voix, qui devient de plus en plus distincte à mesure que je m'approche de la loge. C'est Kata. Elle chante.
En dépit de tout ce qui m'arrive, de James, de Rory, je me surprends à sourire. Je ne reconnais pas la chanson, mais Kata est à fond dans son impro. Je devine qu'il s'agit d'un mélange d'anglais et de grec, au hasard des mots qui lui viennent à l'esprit. Elle chante tellement faux que je suis contente que nous n'ayons pas de voisins proches.
Je m'arrête devant la porte d'entrée. Elle est grande ouverte, ce qui n'est pas inhabituel, même quand des nuages noirs déversent des litres d'eau sur le carrelage. Ma tante est une fanatique d'air frais. Elle affirme que l'air frais débarrasse l'âme des toiles d'araignée, c’est un mantra qu'elle répète à qui veut l'entendre. En réalité, je pense que depuis l'incendie, elle ne peut supporter l'idée d'être enfermée quelque part.
Du pas de la porte, je l'observe chanter en faisant la vaisselle. Elle a le dos tourné et sa longue tresse noire se balance au même rythme que ses hanches. Je soupire. Pendant toute la semaine, j'ai réussi à éviter ses questions et à ignorer ses regards inquiets. Je me suis attardée dans la classe d'art bien après l'heure de la sortie, j'ai pris mes repas seule dans ma chambre, prétextant des tonnes de devoirs, je suis partie le matin en évitant qu'elle me voie. Les rares fois où nous nous sommes trouvées face à face, elle a essayé de me parler de James, mais j'ai éludé ses questions, en l'assurant que tout allait bien et que je lui parlerai quand je serai prête.
Je crois que Kata n'a aucune idée de ce qui se passe. Elle n'est pas au courant des rumeurs sur la disparition de James. Pourquoi le serait-elle ? Quand elle va en ville, elle ne parle à personne. Il y a bien eu une lettre de l'école pour informer parents et tuteurs et leur conseiller la vigilance. Je l'ai subtilisée. Elle est dans un tiroir de mon bureau, avec les journaux locaux que j'ai également cachés avant que Kata ne puisse les lire. Du matériel à faire brûler quand l'envie me prendra.
Kata n'a rien remarqué. Je pensais qu'elle allait apprendre la disparition de James hier lorsqu'elle est allée à l'église où elle a rencontré d'autres habitants du village. Je m'attendais à la voir revenir furieuse. Mais non, tout s’est passé nickel.
Je ne vais pas pouvoir lui échapper beaucoup plus longtemps. J'essaie de traverser la cuisine sans qu'elle me remarque, mais le bruit de mes baskets trempées sur le sol me trahit. Elle se retourne, interrompt sa chanson et me regarde avec étonnement.
— Juniper Slaide, dit-elle en pinçant les lèvres. Tu es trempée et tu essaies de m'éviter.
Je baisse les épaules sous le coup de cette accusation. Je me retourne pour lui faire face. Je me prépare à mentir et je sens le rouge envahir mes joues.
— Kata, je n'essaie pas de t'éviter... Il faut que je me change, okay ?
Je me détourne à nouveau et me dirige vers la porte. Je croise les doigts. J’espère que mon ton ferme et mon air buté la convaincront de ne plus revenir à la charge…
— Juniper, dit-elle en m'arrêtant de nouveau. Oh non. Il faut que nous parlions, toutes les deux. Je me rends compte que quelque chose ne va pas et je veux savoir de quoi il s'agit. J'ai attendu que tu viennes de toi-même me parler, mais au lieu de ça, tu m'évites et tu te caches. Ça ne peut plus durer.
Je me tourne vers elle.
— Pas maintenant, Kata, s’il te plaît. Mais ne t’inquiète pas, je sais que tu es là pour moi.
J'ai besoin de réfléchir. Je dois trouver une échappatoire. Il faut que je brûle quelque chose.
Mais Kata ne me lâche pas facilement. Elle fronce les sourcils.
— Va te sécher, dit-elle. Ensuite nous aurons une petite conversation.
Son ton est déterminé, cette fois elle ne va pas abandonner la partie. Je hoche légèrement la tête, avant de courir dans ma chambre. D'un coup de pied, je claque la porte. Cette fois, je ne vais pas y couper.
Je retire mes chaussures et mes vêtements trempés. Je me sèche et enfile un vieux pull et un pantalon de jogging tout déformé. Puis je m'assieds devant ma fenêtre, appréhendant l’arrivée de Kata. En l’attendant, je regarde vers le parc du château dont je distingue au loin la carcasse massive.
Le parc, mal entretenu mais très vaste, contient des tas d'endroits secrets. Mes yeux repèrent ces cachettes, ces trésors parsemés dans les fourrés. Et les statues de mon père.
Quand j'étais petite, j’ai eu droit à mieux que les fables et les contes de fées avec de vaillants princes et de belles princesses, des baguettes magiques et des loups féroces. Papou, avec son fort accent grec, était un merveilleux conteur. Nous nous installions dans la bibliothèque du château et il me racontait les légendes et les mythes de son pays. Je buvais ses paroles, ses histoires de dieux jaloux, de déesses vengeresses, de guerriers invincibles et de monstres démoniaques.
Le monde qu'il avait créé pour moi dans l’enceinte du château était fascinant, plein de couleurs et de mouvements. Et mon père, lui aussi envoûté par les histoires de Papou, les traduisait dans la pierre et dans le bois pour en faire des statues qu'il éparpillait dans le parc, à mon grand ravissement. Enfants, James et moi parcourions les immenses pelouses et partions à l'aventure dans les bois, à la recherche des nouveaux trésors qui apparaissaient comme par magie pendant la nuit.
Rapidement, nous avons acquis une certaine notoriété. Les gens entendaient parler de nous, de la famille Slaide, au château de Shackleston, et de sa fameuse mythologie tridimensionnelle. Pendant quelque temps, le parc a été ouvert aux visiteurs qui venaient de tout le pays pour découvrir l'univers magique créé par mon père. Papou et Kata animaient des visites guidées, donnaient des conférences, évoquant devant chaque statue le mythe qui l'accompagnait. Le château reprenait vie. Mais après l'incendie, tout a changé.
Les statues sont toujours là, mais plus personne ne vient visiter les lieux. Je distingue des fragments de pierre qui pointent à travers les hautes herbes de ce qui fut, il n’y a pas si longtemps, de belles pelouses. Près du lac, des sculptures en bois se nichent dans les ronces envahissantes. Et dans les bois, le regard des statues aux yeux vides vous suit partout, bien que les arbres aient endommagé la plupart des œuvres de mon père. Je sais où elles se cachent. Je sens leur regard peser sur moi en ce moment même. J'inhale profondément afin d'emprunter un peu de leur force, espérant un signe d'elles. Dites-moi ce que je dois faire.
Je sors mon portable et le pose sur mes genoux. Avant que je puisse changer d'avis, j'appelle James. Cette fois, ça ne sonne même pas. Il n'y a pas de tonalité, pas de voix enregistrée qui m'ordonne d'un ton arrogant de laisser un message. Qu'est-ce qui se passe ? J'essaie à nouveau, mais c'est la même chose.
La porte de ma chambre s'ouvre à toute volée. Je sursaute. Kata se campe devant moi, la mâchoire crispée, les lèvres pincées. Elle s'assied en face de moi, là où James s'assied d'habitude. Cela me fait une impression étrange. C'est comme si je me regardais dans un miroir et y voyait quelqu'un d'autre.
— Juniper, dis-moi ce qui ne va pas, implore-t-elle en me fixant de ses yeux gris clair.
Je ne sais pas si c'est sa demande ou l'inquiétude que je lis dans ses yeux, mais quelque chose se brise en moi. Ces mots me fendent le cœur. Ce qui ne va pas… Je ne saurais même pas par où commencer pour lui répondre. Je la regarde et tout ce que je vois, c'est combien elle m'aime ; je ressens la force de cet amour. Je lui ai menti, James est parti, Rory me harcèle et tout mon univers est en train de s'écrouler. J'éclate en sanglots, soudain, toutes les larmes que j'essaie de retenir depuis le matin inondent mon visage. En vain, j'essaie de les retenir, mais elles continuent de ruisseler, laides et lourdes.
En un éclair, elle est près de moi, me pousse pour se faire une place sur le rebord de la fenêtre. Elle me prend dans ses bras sans rien dire et me laisse pleurer.
Après ce qui me semble une éternité, je reprends le contrôle de moi-même. Je m'écarte d'elle. Elle regarde au loin les ruines du château. Comme avec James, il existe un pacte secret entre Kata et moi. Nous ne parlons jamais de ce qui s'est passé. Nous ne parlons pas de nos parents morts derrière les murs du château. Je ressens la force de Kata, son désir de me protéger. Elle a voulu que nous laissions le passé loin derrière nous et elle m'a appris à enfermer tous ces souvenirs dans un coin de mon cerveau où je ne vais jamais.
Ce qui est fait est fait.
Ne parlons pas du passé.
En ce moment, elle semble perdue dans ses souvenirs. Je ne peux m'empêcher de me demander si elle pense à sa sœur, à son père et à mon père. J'ai été idiote de croire qu'elle n'y pensait jamais. Bien sûr qu’elle y pense. Kata n'a jamais demandé à être ma tutrice. Elle a simplement hérité de ce poste.
Elle se tourne vers moi et me sourit gentiment.
— Allez, viens, me dit-elle en se levant et me forçant à me lever avec elle. On va se faire une bonne tasse de thé et tu vas tout me dire, d'accord ? Tu ne peux plus m'éviter, Juniper. Quel que soit le problème, tu te sentiras beaucoup mieux quand tu m'en auras parlé.
Il faut que je lui raconte tout. James est parti depuis trop longtemps et, même si je sais qu’il n'a pas disparu, il faut que je dise à quelqu'un où il est allé. Ces mots vont faire revivre le passé et vont blesser Kata, mais au moins, elle saura que faire. Une sonnette d'alarme résonne dans ma tête. Il va falloir admettre qu'à cause de moi, Lucy Creed se désespère. Il va falloir que je lui dise que j'étais furieuse. Il va falloir que je prononce le nom de Philip Creed à haute voix devant ma tante qui ne veut pourtant qu'une chose : oublier ce qu'il nous a fait.