2 mai 1995, Shackleston
Nos garçons ont maintenant neuf mois et j’ai besoin d’écrire dans ce journal pour essayer d’y voir plus clair. Peut-être qu’en couchant les mots sur le papier, je comprendrais mieux ce qui se passe.
Quand les jumeaux sont nés, le docteur Banner m’a expliqué que Lucy aurait peut-être du mal à surmonter le traumatisme de l’accouchement. Pour certaines femmes, la douleur est telle qu’elles ne peuvent s’empêcher de rendre le bébé responsable et qu’elles ont du mal à lui pardonner. Ces paroles m’ont glacé le sang. J’ai su tout de suite que Lucy serait de celles-là.
Après l’avoir observée pendant des mois, j’en suis maintenant convaincu. La naissance de Trick lui a été si pénible que celle de James, tout de suite après, lui a semblé facile. Et je la connais, je sais comment fonctionne son esprit. Une fois qu’on lui a fait du mal, qu’on lui a fait du tort, elle est incapable d’oublier.
Mais je ne m’attendais pas à ça. Elle adore James, il n’y en a que pour lui. Ils vivent en symbiose 24 heures sur 24. Il est la lumière qui brille dans ses yeux, il la calme, il est tout ce dont elle a toujours rêvé. Il la répare petit à petit. Je le vois, je le sens.
Mais… Ma main tremble en écrivant ces mots. Je sens la peur m’envahir et je dois poser mon stylo, fermer les yeux et respirer profondément avant de continuer.
La façon dont elle se conduit avec Trick me terrifie. Elle le laisse seul, l’écarte, le rejette. Ce n’est qu’un bébé, comment peut-elle lui en vouloir ? Comment peut-elle le traiter ainsi ? Comment peut-elle supporter ses cris déchirants quand elle refuse de le nourrir ? Je me suis habitué à entendre les hurlements de Trick dès le jardin quand je reviens du travail. Je me précipite pour le prendre dans mes bras, je vérifie qu’il va bien. Lucy reste assise dans son fauteuil à bascule. Elle donne le sein à James et me regarde droit dans les yeux. Elle me sourit tendrement et me dit qu’elle pensait avoir allaité Trick, mais que, les jumeaux étant si semblables, elle a repris James par erreur. Et elle se met à rire comme si c’était tout à fait normal. En effet, cela aurait pu arriver une fois ou deux, mais pas chaque jour.
James dort dans son lit toutes les nuits. Elle s’enferme avec lui dans cette chambre et laisse Trick seul dans son berceau dans l’entrée. Elle les sépare, elle érige une barrière entre nos fils, alors que ce ne sont que des bébés. Elle jette les bases d’une histoire horrible. Elle fait tout pour détruire cette famille que je désirais ardemment. Et je ne sais pas quoi faire.
Le docteur Banner me dit d’être patient, qu’elle va se remettre. Mais il ne critique en rien son attitude. Il me rend responsable, moi, l’étranger. Je le vois dans ses yeux. C’est à moi d’assurer son bien-être et le bonheur de nos fils.
Et puis, hier, c’est arrivé.
Lorsque je suis rentré du travail, j’ai entendu les cris dès la porte du jardin. Ce n’était pas les hurlements perçants habituels, mais des cris plus étouffés qui m’ont fait froid dans le dos. Je me suis précipité vers la maison et les cris se sont faits plus forts, plus insistants. J’ai cherché comme un fou d’où venait la voix, mais le bébé restait introuvable, de même que Lucy.
Et puis, j’ai vu la porte de la cave. La serrure en avait été brisée, le papier peint qui la dissimulait était déchiré. Je l’ai ouverte et j’ai dévalé les escaliers. Et là, dans la cave humide, j’ai trouvé le bébé nu à même le sol. Il était tout seul et il hurlait.
Il aurait pu mourir.
Lucy est revenue à sept heures avec James dans les bras. Elle a dit que Trick faisait pleurer James ; ses hurlements étaient si forts qu’ils ne pouvaient pas se reposer. Alors elle l’a mis dans la cave parce qu’il était brûlant et que le froid le calmerait. Ça lui ferait une bonne leçon.
Je suis resté sans voix. Les lames m’aveuglaient. Je suis convaincu maintenant que je dois lui enlever mes garçons et les éloigner d’elle. Roger me dit de rester fort. Il a proposé de garder Trick. À partir de maintenant, je déposerai le bébé au château en allant travailler et je le reprendrai le soir. Juste pour quelque temps, en attendant que Lucy s’habitue à s’occuper de deux bébés.
Je sais que Roger me plaint sincèrement et il a commencé à me raconter le secret de Lucy. Il m’a dit que son père l’avait abandonnée quand elle était petite et avait fondé une autre famille dans la même ville. Lucy et sa mère ont été forcées d’être témoins de son nouveau bonheur. La mère de Lucy était anéantie et rendait sa fille coupable de cette désertion. Roger m’a laissé entendre que Lucy était souvent punie et enfermée dans la cave, quand elle était petite.
J’ai eu l’impression qu’il voulait m’en dire plus, mais je l’ai interrompu. Je crois que, maintenant, l’histoire de Lucy m’indiffère. Il n’y a pas d’excuse pour le monstre qu’elle est devenue. Elle a besoin d’aide, mais ce n’est pas moi qui viendrais à son secours. C’est trop tard.
Hier, quand j’ai entendu les hurlements et que je ne la trouvais nulle part, la première chose qui m’est venue à l’esprit, c’est qu’elle était morte. Et ce que j’ai ressenti pendant une seconde, le temps d’un éclair de lucidité, c’était du soulagement.