NOTICE

Dans Les Faux Saulniers et dans « Angélique », « le gracieux nom de Sylvie » n’apparaissait que comme le féminin de Sylvain, petit nom du compagnon du narrateur dans son pèlerinage valoisien et souvenir de la muse de Théophile de Viau. C’est autour de ce nom que s’opéra la cristallisation littéraire ou la recomposition de souvenirs d’enfance dont font mémoire plusieurs textes où cette « petite Velléda du vieux pays des Sylvanectes1 » s’appelle tantôt Célénie2, tantôt Sydonie ou Sophie3.

Sur la genèse de « Sylvie », publiée le 15 août 1853 dans la Revue des Deux Mondes et reprise quelques mois plus tard dans Les Filles du feu, la correspondance de Nerval est à peu près muette. Est-ce à « Sylvie » ou aux futures Filles du feu (qui faillirent, on l’a vu, s’appeler Les Amours passées) que fait allusion la lettre à Anténor Joly de mars 1852 ? « Je n’ai trouvé, écrivait Nerval, que deux titres qui expriment ce que je veux faire : L’Amour qui passe ou Scènes de la vie, ou les deux4. » Seule certitude : la rédaction, dans les premiers mois de 1853, fut sans doute laborieuse, si l’on en croit la lettre à Victor de Mars du 11 février : « Je n’arrive pas. C’est déplorable. Cela tient peut-être à vouloir trop bien faire. Car j’efface presque tout à mesure que j’écris5. » Quant aux avant-textes qui nous restent, ils se limitent à deux petits feuillets couverts de notes très elliptiques et difficilement déchiffrables, et à un petit morceau de texte déchiré (voir en Annexes, p. 107-109).

Deux lettres bien postérieures à la publication jettent cependant quelque lueur sur l’idée que Nerval se faisait de sa nouvelle. Le 5 novembre 1853, en quête d’une édition illustrée, il écrivait à Maurice Sand : « J’ai écrit il y a trois ou quatre mois un petit roman qui n’est pas tout à fait un conte. C’est intitulé Sylvie, et cela a paru dans la Revue des Deux Mondes […]. C’est une sorte d’idylle, dont votre illustre mère est un peu cause par ses bergeries du Berry. J’ai voulu illustrer aussi mon Valois6. » Le 23 juin 1854, évoquant la traduction allemande de « Sylvie », il écrivait à Liszt : « J’estime, d’ici, que cela sera plus clair pour les Allemands que pour les Français. Une fois ma tête débarrassée de ce mille-pattes romantique, je me sens très propre à des compositions claires7. » « Sylvie » serait en somme, transposée dans la terre maternelle du Valois redécouverte en 1850, une bergerie à la George Sand, mâtinée de romantisme allemand. C’est pourtant un tout autre modèle que désigne l’un des feuillets de notes. En tête du deuxième feuillet se lit en effet : « Pays. perv. » Qu’on lise Le Paysan perverti ou La Paysanne pervertie, « Sylvie » s’écrirait donc sous le patronage de celui à qui Nerval avait consacré en août et septembre 1850 trois articles qui venaient d’être repris dans Les Illuminés : Nicolas Rétif de La Bretonne, « le Jean-Jacques des Halles8 ». On peut lire en effet « Sylvie » comme l’épure thématique et structurelle des deux premières parties des « Confidences de Nicolas » (qui ne font que paraphraser et recomposer Monsieur Nicolas ou le Cœur humain dévoilé, « c’est-à-dire la vie même de l’auteur, offr[a]nt à peu près tous les éléments du sujet déjà traité dans Le Paysan perverti9 ») ; ou plutôt, « Les Confidences de Nicolas » constituent comme une première version de « Sylvie », une « Sylvie » à la troisième personne et sous le masque d’un double : ici comme là, le même incipit évoquant la sortie d’un théâtre et l’amour chimérique pour une actrice, le même explicit désenchanté au moment des retrouvailles tardives avec la petite paysanne aimée dans la jeunesse : « C’était là le bonheur peut-être10 ! » s’exclame M. Nicolas, « Là était le bonheur peut-être », répond en écho le narrateur de « Sylvie ». Quant à la confusion des femmes aimées, elle vient encore de Rétif, dont Nerval rappelle qu’il prétendait n’avoir « jamais aimé que la même femme… en trois personnes11 » : « Cette théorie des ressemblances est une des idées favorites de Restif, qui a construit plusieurs de ses romans sur des suppositions analogues12. » Mais si nombreux que soient les échos des « Confidences de Nicolas » dans « Sylvie », cette nouvelle saturée de références littéraires (de La Nouvelle Héloïse de Rousseau aux Souffrances du jeune Werther de Goethe, en passant par L’Âne d’or d’Apulée, La Divine Comédie de Dante, Le Songe de Poliphile de Francesco Colonna ou les Idylles de Gessner) n’est pas plus réductible au modèle rétivien qu’au modèle sandien. « Sylvie » est sans doute le récit le plus achevé de Nerval, celui qui (ré) orchestre dans une forme rigoureuse tous les thèmes de son œuvre selon la logique d’une traversée de la mémoire (personnelle et historico-légendaire) qui est à la fois une forme d’initiation à rebours, à la manière du Voyage en Orient, et une révision critique du romantisme des années 1830.

Dans la stricte unité de temps de ce récit au passé — les douze premiers chapitres couvrent exactement vingt-quatre heures et concentrent cet À la recherche du temps perdu avant la lettre dans l’épure d’une tragédie classique — , les chapitres nocturnes (I-VII) sont illuminés par les souvenirs d’enfance, tandis que les chapitres diurnes (VIII-XII) ne retrouvent le passé que sur le mode du désenchantement, si bien que le chapitre XIII, comme après un tour de cadran symbolique, revient à la situation initiale d’une soirée au théâtre, et que le « Dernier feuillet », détaché du récit par le présent de l’énonciation, érige le narrateur en héros dompteur de chimères. Ces chimères « qui charment et égarent au matin de la vie » ne sont pas seulement celles de la jeunesse, mais aussi celles du romantisme de 1830, sur lesquelles le narrateur de 1853 jette un regard sans doute nostalgique, mais aussi ironique et critique. Si le théâtre, comme cet autre univers de fiction qu’est la littérature, est le monde de l’artifice et de l’illusion, l’illusion suprême, pour celui qui, à Loisy, s’éloigne du théâtre et « tâche d’oublier les livres », est celle d’un retour possible à la nature comme lieu de vérité, d’innocence et de pureté. Car cette nature-là n’est rien d’autre qu’un mythe, une construction du romantisme ou, plus largement, de la littérature, de Virgile et d’Horace à Rousseau ou, sur le mode mièvre, de Boufflers et Chaulieu à Gessner. Au Père Dodu, cette figure dégradée de Rousseau, qui oppose la bonté de la nature à la société qui corrompt, le narrateur peut ainsi répondre que « l’homme se corrompt partout ». Si le narrateur est un paysan perverti, Sylvie, sans avoir jamais quitté le Valois, est tout autant une paysanne pervertie. L’alternative n’est donc pas de se perdre au théâtre ou de le fuir à la recherche d’une nature qui n’existe pas — la nature dans ce Valois hanté par Rousseau est saturée de littérature, et l’épisode d’Adrienne ou celui des noces enfantines ne sont rien d’autre que du théâtre —, mais d’accepter le theatrum mundi comme espace d’initiation : « J’ai passé par tous les cercles de ces lieux d’épreuves qu’on appelle théâtres. » Bien plus qu’une bergerie du Valois ou qu’un roman de la campagne, « Sylvie » est donc un roman du théâtre. En marge du deuxième feuillet de notes évoqué plus haut, on trouve cette formule qui n’est paradoxale qu’en apparence : « Rappeler le R. tragique ». On se souviendra alors que l’actrice de « Sylvie » porte le même nom que celle du Roman tragique : Aurélie, et on reconnaîtra dans le narrateur un double de Brisacier dont le vœu fou d’incendier le théâtre est une autre façon (illusoire) de sortir du monde de l’illusion. Comme dans Le Roman tragique encore, « Sylvie » retrouve le motif du deuil de l’Étoile. Mais alors que dans celui-là l’Étoile désigne l’actrice dont Brisacier, délaissé par elle, n’arrive pas à faire son deuil, la « seule étoile » de « Sylvie » n’est plus l’actrice, mais le couple même d’Adrienne et de Sylvie, ces « deux moitiés d’un seul amour » dont le narrateur reconnaît ainsi au Dernier feuillet la nature chimérique, ou théâtrale. On peut ici laisser le dernier mot à l’actrice, qui s’y connaît en matière de théâtre : « Vous ne m’aimez pas ! Vous attendez que je vous dise : La comédienne est la même que la religieuse ; vous cherchez un drame, voilà tout, et le dénouement vous échappe. »

CHANSONS ET LÉGENDES

DU VALOIS

Les « Chansons et légendes du Valois » ne constituent pas à proprement parler une section des Filles du feu, mais sont comme un appendice de « Sylvie ». Nerval y reprend un article vieux de plus de dix ans, « Les Vieilles Ballades françaises » (abrégé ci-dessous en VBF), publié dans La Sylphide du 10 juillet 1842 et déjà republié trois fois entre 1847 et 1851. Il y insère, juste avant le dernier paragraphe, le conte de « La Reine des poissons », publié pour la première fois, sans titre, dans Le National du 29 décembre 1850, dans un compte rendu de livres pour enfants, puis repris presque simultanément dans La Bohême galante (chap. XV) et dans Contes et facéties (décembre 1852).

Des « Vieilles Ballades françaises » aux « Chansons et légendes du Valois », le changement de titre dit assez le déplacement de la perspective, renforcé par la réécriture de l’incipit et la suppression de chansons sans rapport avec le Valois et l’addition de deux chansons, celle de Biron et la chanson préférée de Sylvie. Un tel déplacement est sans doute plus apparent que réel pour qui, comme le narrateur de « Sylvie », « se sentait bien exister dans ce vieux pays du Valois, où, pendant plus de mille ans, a battu le cœur de la France » (p. 25). Mais là où l’article de 1842, dans la logique des préfaces de 1830 au choix de Poésies allemandes et au Choix des poésies de Ronsard, s’appliquait à exhumer, dans les vieilles chansons françaises, cette poésie nationale et populaire où s’étaient déjà ressourcées l’Angleterre, l’Allemagne ou l’Espagne, pour contribuer, à sa mesure, à un romancero français, l’appendice de « Sylvie » renforçait la dimension valoisienne de ces chansons et intégrait cette mémoire collective dans une mémoire personnelle de façon à consacrer la profondeur imaginaire de la « géographie magique » (selon l’expression de Jean-Pierre Richard) du Valois d’« Angélique » et de « Sylvie ». Le même glissement se constate dès l’incipit dans le conte expressément naturalisé valoisien de « La Reine des poissons », où la trinité fluviale originelle de la Marne, de la Meuse et de la Moselle devient dans Les Filles du feu celle de la Marne, de l’Oise et de l’Aisne.


1.  Promenades et souvenirs, chap. VIII.

2 Ibid.

3 Voir « Sydonie », NPl III, p. 766.

4 NPl II, p. 1298.

5 NPl III, p. 799.

6 NPl III, p. 819-820.

7 Ibid., p. 871.

8 Les Illuminés, éd. Max Milner, Gallimard, « Folio classique », p. 131.

9 Ibid., p. 261.

10 Ibid., p. 242.

11 Ibid., p. 209.

12 Ibid.