Chapitre 3

Une centaine d’odeurs familières montèrent aux narines de Choss quand il entra dans l’entrepôt reconverti. La sueur, la bière renversée et le sang dominaient tous les autres remugles. Un mélange qui lui donna le sentiment d’être de retour chez lui.

Des souvenirs remontèrent. Les longues heures d’exercice, le bruit des os qui se brisent, le son de la chair qui percute le sol… Mais plus que ça, beaucoup plus, le chant de la foule qui psalmodiait son nom. Ce vacarme-là l’emplissait tant qu’il redoutait parfois que son crâne explose.

Des jours de gloire…

Un retardataire le bouscula, pressé d’aller voir le combat, et le charme se rompit. S’ébrouant pour chasser les derniers lambeaux de souvenirs, Choss avança dans l’arène. Le nom qu’il préférait. Les gens, pour la plupart, parlaient plutôt de la fosse, mais il luttait contre cette tendance depuis quelques années. Il fallait en finir avec l’ancien temps, cette époque sinistre où deux hommes entraient dans la fosse, un seul étant destiné à en sortir vivant. Dans un passé plus lointain, c’était encore pire. Un des lutteurs revenait couvert de sang, et l’autre ressemblait à un morceau de viande froide.

Choss remonta l’étroite allée, entre les rangées de sièges, et s’arrêta un peu en retrait de l’arène. Une précaution pour ne pas être vu. Mais c’était trop tard. Des gens l’avaient repéré, sur les gradins, et la nouvelle circulait déjà.

Il serra des mains, sourit chaleureusement et tourna la tête quand une femme tenta de l’embrasser sur la bouche. Du coup, elle dut se contenter de sa joue.

D’un regard circulaire, il constata qu’il n’y avait guère de sièges libres. On présentait déjà les lutteurs et la tension montait en flèche.

Battant en retraite dans les ombres, Choss approcha d’une porte gardée par Jakka, un colosse au cou de taureau. Avec son gros crâne chauve flanqué de minuscules oreilles, ce type aurait pu être la cible d’incessantes plaisanteries, n’était la taille de ses bras et de ses épaules. Sans parler de ses battoirs aux phalanges constellées de cicatrices. Même s’il avait pris un peu de bedaine, nul n’aurait été assez fou pour manquer de respect au vieux lutteur.

— Un bon public, ce soir, champion, dit Jakka sans lever les yeux de son livre.

— J’étais en train de me le dire…

Jakka souleva ses lorgnons et sourit.

— Ça ravive des souvenirs, pas vrai ? Tu repiquerais au truc ?

Choss prit le temps de la réflexion puis secoua la tête.

— Je peux faire plus là où je suis – pour nous tous.

— J’ai toujours admiré ton mental, mon gars. C’est ça qui a fait de toi un champion. Je ferai mon possible pour t’aider, mais tu sais ce que je pense. L’aristocratie ne veut pas de nous.

Jakka et beaucoup d’autres tenaient inlassablement le même discours. C’était déplaisant, mais pas insupportable. Pour montrer qu’il ne lui en voulait pas, Choss pressa l’épaule du garde en passant devant lui.

Dans le couloir, ses épaules frôlaient le mur des deux côtés. Tout au bout, il arriva devant deux portes et capta l’écho d’une conversation. Derrière un des battants, des gars se préparaient à entrer dans l’arène. Derrière l’autre, Vinneck, de sa voix rauque, faisait un sermon à quelqu’un. Un type plus jeune tenta de parler, mais il l’en empêcha.

Connaissant la musique, Choss attendit dehors. Une minute plus tard, la porte s’ouvrit et un jeune rouquin en sortit en trombe.

— Qui est le suivant ? demanda Vinneck.

Choss entra et ferma la porte derrière lui.

— Il n’y a plus que moi, mon vieux.

— Le Créateur en soit loué, soupira Vinneck en se servant une tasse d’infusion.

Les deux hommes étaient associés depuis deux ans. Mais Vinneck, avec d’autres gens, dirigeait la baraque depuis bien plus longtemps que ça. Détruits par l’alcool ou le venthe – ou simplement lassés par ce milieu –, tous avaient fini par lâcher prise. Un petit malin avait même tenté de soulager Vinneck et les lutteurs de leur argent.

À l’époque, Choss était une étoile montante – un dur sorti du rang. Par bonheur, on avait rattrapé le voleur avant qu’il ait pu quitter la ville. Le type s’en était sorti vivant, mais sûrement pas entier. Peut-être même avait-il crevé dans un coin, vidé de son sang…

Les années et les successions de sales coups pesaient sur les épaules de Vinneck, qui ressemblait à un vieillard épuisé. La peau sur les os, une couronne de cheveux grisonnants autour d’un crâne chauve piqueté de taches de vieillesse, il faisait pitié – jusqu’à ce qu’on croise son regard. D’une seule main, n’importe quel lutteur aurait pu lui briser l’échine. Mais aucun n’avait un dixième de son intelligence.

— Ces jeunes gars, ils veulent travailler moins et gagner plus, lâcha Vinneck avec un coup d’œil en direction des vestiaires.

— C’est pour ça que tu as viré Lostram ?

— Il commençait à me chauffer les oreilles…

Vinneck mit deux morceaux de sucre dans son infusion, la goûta, fit la grimace et en ajouta un troisième. Quelques médecins et un ou deux chirurgiens hors de prix s’étaient intéressés à ses brûlures d’estomac. Pensant d’abord à une intoxication alimentaire, ils avaient ensuite soupçonné une maladie dévastatrice qui emportait les gens en l’espace de quelques mois, voire de quelques semaines. Vinneck ne s’étant pas décidé à crever, ils avaient fini par se désintéresser de son cas. Plus tard, un vieil herboriste lui avait prescrit cette infusion, qui semblait l’aider un peu.

— Lostram a du talent, mais il est impatient. Il veut de l’argent et des femmes. Sillonner le monde…

— À ce propos…

— Non ! lança Vinneck en levant une main ratatinée. Je sais ce que tu vas dire… S’il te plaît, pas aujourd’hui.

Choss sentit la moutarde lui monter au nez, mais il serra les dents et attendit que ça passe.

— Je ne lâcherai pas l’affaire, tu le sais.

— Oui, et je ne céderai pas non plus.

— La guerre est finie depuis un an.

— Pour toi, ça semble une éternité, mais les gens ont toujours peur. Tu as vu comment ils réagissent quand ils croisent un Zecorrien aux yeux noirs ? Même face à certains Morriniens, ils font un grand détour ! Il faudra encore des années avant que nous puissions organiser des combats ailleurs, ou faire venir ici des lutteurs étrangers.

— D’accord… Alors, pourquoi ne pas sortir de l’ombre ? Avoir une véritable arène ?

Vinneck eut un de ses rares sourires.

— Ne t’emballe pas, mais dońa Jarrow nous fait de la publicité auprès de beaucoup de gens. Quelques-uns ont promis de venir voir un combat.

— Quelle sorte de gens ?

— Des riches – très influents, qui plus est. Ceux qui peuvent murmurer dans les bonnes oreilles. Peut-être même au sein du palais…

Choss sentit son cœur s’accélérer. Ce qu’il espérait depuis toujours allait-il enfin se produire ? Aux yeux de certains, les lutteurs n’étaient que des bouchers et des voyous qui se tapaient dessus jusqu’à être inondés de sang. Pour eux, les notions de talent et de courage ne comptaient pas, et ils se contrefichaient des années d’entraînement et des sacrifices qu’elles impliquaient. Selon eux, les combats étaient des divertissements réservés à la populace qu’on devait garder dans l’ombre. Mais à chaque combat, Choss voyait des spectateurs venus de tous les quartiers de la ville. Des richards à côté de crève-la-faim – et même, un soir ou deux, des gens encapuchonnés entourés de soldats en civil. Avant la guerre, le prince lui-même était un semi-habitué – cinq ou six fois par an en moyenne. Jusqu’à ce qu’on le châtre pour punir sa mère, Morganse, de s’être rebellée.

Parfois, les femmes faisaient tout pour approcher des lutteurs et pouvoir les toucher, même un instant. À l’occasion, ce contact avait des conséquences plus intimes, mais toujours librement consenties. Le plus souvent, ça se limitait à offrir aux hommes des cadeaux, de l’argent ou un foulard à porter pour elles pendant le combat.

Dans ce métier, on pouvait conclure toutes sortes de transactions, sur la table ou dessous. Et tout ce qui aidait à continuer était bon à prendre…

— Tu te rends compte, si on pouvait avoir un gros mécène ? Quelqu’un qui compte en ville…

— Reviens sur terre, Choss… On en est encore très loin.

— C’est vrai.

— Mais nous devons rester propres, tu comprends ? C’est aussi pour ça que j’ai viré Lostram. Il prenait du venthe pour moins sentir les coups…

— Je comprends… Je vais voir les autres gars, histoire de repérer les signes…

Recourir à la drogue pour tricher n’avait rien de nouveau, mais jusque-là, Vinneck avait empêché ça.

— Si tu soupçonnes un gars, envoie-le-moi, je le ferai parler…

Vinneck vida sa tasse, y compris les morceaux de feuilles qui flottaient au fond. Il fit la grimace mais sembla néanmoins un peu soulagé.

— Puisqu’on est sur le sujet, tu veux bien parler à Gorrax ? Il n’écoutera que toi.

— J’y vais de ce pas, dit Choss en se dirigeant vers la porte.

Il entra directement dans le vestiaire où plusieurs costauds se préparaient pour leur combat ou, au contraire, s’habillaient après s’être lavés. Comme s’il était toujours un des leurs, Choss fut accueilli chaleureusement par les lutteurs. Un ou deux l’appelèrent « champion » et plusieurs le saluèrent, un poing plaqué sur le cœur. Au sens strict du terme, il n’était pas un « champion », puisque aucun prétendant étranger n’avait jamais combattu dans l’arène, mais il restait invaincu en Yerskania et ça revenait presque au même.

Dans la pièce pourtant petite, tout le monde se tenait aussi loin que possible de Gorrax, le Vorga à la peau verte. Voyant approcher Choss, le géant se leva et tous deux se jaugèrent du regard. Pour un Vorga vert, Gorrax n’était pas si grand que ça – un peu moins de sept pieds de haut. Même si beaucoup de lutteurs étaient plus lestes que lui, très peu possédaient sa puissance brute et son instinct du combat.

— Content de te voir, dit Gorrax, la bouche si grande ouverte qu’on apercevait toutes ses dents.

Choss avait mis un moment à comprendre que ce n’était ni un sourire ni un bâillement. Le Vorga avait tenté de le lui expliquer, mais sans pouvoir trouver ses mots.

En gros, et sauf erreur, c’était une forme de respect et un salut adéquat entre égaux. Sauf avec lui, Gorrax n’y recourait jamais…

Si bizarre que ce fût, il lui rendit la pareille.

— Content de te voir aussi, mon ami. Prêt pour ton combat ?

Gorrax s’examina de la tête aux pieds, ferma et ouvrit les poings puis inclina le cou des deux côtés pour faire craquer ses vertèbres. Le visage et les bras couverts de cicatrices, il lui manquait la moitié d’une oreille, et plusieurs nodules osseux, autour de sa mâchoire, avaient été brisés. Pour lui, ça ne représentait rien. Des rayures sur une lame… Les Vorgas étaient des guerriers-nés, et à part la mort, rien n’arrêterait jamais Gorrax.

En pagne et gilet de cuir, il n’avait besoin d’aucun équipement supplémentaire. En matière d’armes, ses poings suffisaient largement.

— Deux bras, deux jambes et une tête ! Tout ce qu’il faut pour se battre, Choss.

De l’humour vorga…

— Et toi, tu combattras de nouveau ?

Toujours la même question. Depuis la retraite de Choss, deux ans plus tôt, Gorrax enchaînait les victoires.

Pour un Vorga normal, perdre était bien pire qu’une humiliation. Dans sa langue, ce peuple n’avait pas d’équivalent au mot « défaite ». Ces guerriers luttaient pour la victoire, sinon, c’était la mort. Se battre pour de l’argent ou pour divertir les autres ne leur aurait pas traversé l’esprit. C’était pour ça, entre autres raisons, que Gorrax avait été banni.

S’il ignorait pourquoi le Vorga était venu à Perizzi, Choss s’en réjouissait. Personne ne lui avait donné autant de fil à retordre.

— Combattre ? Un jour, peut-être, mais pas ce soir…

— Quand tu auras décidé, je serai là pour toi.

— Mon ami, souffla Choss en choisissant soigneusement ses mots, il faut que tu me répètes ta promesse.

Gorrax siffla entre ses dents serrées. L’équivalent d’une grimace.

— Ce n’est pas utile.

— Pour moi, vieux frère !

Le Vorga hésita avant de répondre :

— Si c’est pour toi…

Il chercha le regard de Choss, qui accepta le défi, parce que c’était très important pour les Vorgas.

— Je jure de ne pas tuer mon adversaire.

— Si tu te parjures, nous ne serons pas payés…

Choss regretta aussitôt cette phrase.

— L’argent ne compte pas !

— Mais si tu tues ton gars, tu finiras dans une cellule humide et froide.

— Le froid ne me gêne pas, grogna Gorrax. De toute façon, aucune porte ne peut me retenir.

— Et si c’est une prison dans l’Est, en plein désert ? À des jours et des jours de la mer et du moindre ruisseau. Dans un endroit sans eau.

Gorrax siffla si fort que toutes les conversations cessèrent. Ignorant les autres lutteurs, Choss continua à soutenir le regard du guerrier. Être loin de l’eau terrorisait les Vorgas verts. Toutes leurs villes et tous leurs villages étaient situés sur les côtes ou au bord des fleuves qui quadrillaient l’ouest de leur pays. Pour les Vorgas bleus, il en allait autrement, parce qu’ils venaient des montagnes. Mais parmi les clans, ils étaient le plus petit et le moins respecté.

En matière de menaces, Choss n’avait rien de mieux à lancer à Gorrax.

— Bon, je ne tuerai pas mon adversaire, cracha le Vorga après avoir détourné la tête et baissé les yeux.

Choss se sentit très coupable, mais il n’avait pas eu le choix… Quand il tapota l’épaule de Gorrax, celui-ci ne broncha d’abord pas. Puis il mit un de ses battoirs sur la main de son ami.

Pas pour la première fois, Choss se demanda pourquoi Gorrax avait été banni. Pour lui, vivre à Perizzi ne devait pas être facile. Être entouré d’humains et de Morriniens, passer pour un monstre sorti des contes pour enfants… Enfin, à cause des exactions de son peuple pendant la guerre, être détesté par tout le monde.

— Merci, Gorrax…

— Oui, oui… Assez de parlotte et de caresses, maintenant ! Si ça continue, je vais finir par croire que tu me fais la cour.

Choss s’efforça de ne pas grimacer à cette idée. En riant, il retira sa main. Gorrax ne se dérida pas, mais il dévoila de nouveau ses dents, et son ami lui rendit la pareille.

Alors qu’il allait sortir, Choss remarqua qu’un des lutteurs, Brokk, reniflait et se mouchait. Et quand il passa devant lui, le type détourna vivement la tête.

Retournant chez Vinneck, Choss lui fit part de ses soupçons.

— Par les gonades du Créateur ! ce crétin est sous venthe, ça ne fait aucun doute. Et il va affronter Gorrax dans le prochain combat.

— Tu veux que je le retire de l’arène ?

— Non. Nous n’avons personne pour le remplacer. Je lui parlerai après…

— Tu es sûr ?

— Il m’a fallu des semaines de palabres pour le convaincre d’affronter le Vorga. C’est de plus en plus dur, mais la foule adore ça. Brokk est un type bien, avec beaucoup de potentiel. Dommage que ce soit son dernier combat pour nous.

— Les candidats ne se bousculent pas au portillon, en ce moment. On devrait peut-être lui donner une seconde chance.

— On verra… Dis-lui de passer me voir après le combat.

Vinneck se leva et Choss le suivit jusqu’à l’arène, puis sur une petite plate-forme d’observation.

La rumeur de la foule gagnait en intensité. Comme toujours, des huées saluèrent l’entrée de Gorrax dans l’arène délimitée par des cordes. En revanche, l’arrivée de Brokk fut saluée par des vivats. D’habitude très réservé, l’abruti envoya des baisers aux femmes et roula copieusement des mécaniques. Un signe que Vinneck ne manqua pas.

— C’est peut-être plus grave qu’on le croyait, cria Choss pour couvrir les rugissements de la foule.

Immobile, Gorrax ne donnait même pas l’impression de respirer. Comme s’il ne voyait et n’entendait pas la foule, il suivait du regard les gesticulations de Brokk.

L’arbitre fit venir les deux lutteurs au milieu de l’arène, mais ils l’écoutèrent d’une oreille distraite. Surexcité, Brokk ne tenait pas en place, un contraste frappant avec son adversaire.

L’arbitre frima un peu en vérifiant que les mains des deux lutteurs étaient correctement bandées. Un peu plus tôt, un véritable expert s’en était assuré.

Renonçant à convaincre les belligérants de se saluer, l’arbitre récita rapidement les règles puis fit un signe discret. Dès que le gong sonna, la foule se tut, en attente des premiers coups.

À la grande surprise de Choss, Brokk attaqua le premier – une série de directs au visage. Le venthe lui donnait-il du cœur au ventre ? Quoi qu’il en soit, ça ne durerait pas, surtout face à un adversaire si fort.

Gorrax encaissa les coups comme si c’étaient des piqûres de moustique, puis il riposta d’un crochet qui envoya Brokk valdinguer dans les cordes.

Les spectateurs sifflèrent et agonirent d’injures le Vorga.

L’arcade sourcilière gauche ouverte, Brokk essuya le sang d’un revers de la main et repartit à l’attaque. Sans hésiter ni prendre le temps d’étudier son adversaire. Une charge aveugle, en cognant comme un sourd.

— Quelque chose cloche, dit Choss.

Dans le vacarme, Vinneck ne l’entendit pas.

Comme si les coups ne l’affectaient pas, Gorrax se protégea à peine. Plusieurs fois touché au menton, y compris par un uppercut du droit, le point fort de Brokk, il encaissa sans broncher. Au lieu de reculer ou de travailler son adversaire au corps, Brokk devint fou furieux et continua à marteler le visage du Vorga. Les bandages de ses mains rougirent, car il s’éclatait la peau sur les protubérances osseuses de Gorrax.

Quand il riposta enfin, le Vorga envoya de nouveau son adversaire dans les cordes. Alors qu’il avançait pour prolonger son action, le gong sonna et les deux lutteurs, à contrecœur, retournèrent dans leur coin.

Choss parla à l’oreille de Vinneck.

— Brokk n’est pas dans son état normal. Il fait n’importe quoi, comme s’il était fou de rage.

— Oui, on dirait qu’il a tout oublié de son entraînement.

— Je descends ! lança Choss en s’engageant dans l’escalier.

Vinneck l’appela, mais il n’entendit pas. Il devait agir. Parler à Brokk, voire interrompre le combat.

Brokk ne savait rien des Vorgas, ça crevait les yeux. Nés pour combattre, Gorrax et ses semblables avaient la victoire dans le sang. Essayer de passer en force ne donnerait rien. Pour vaincre, il ne fallait pas vouloir être le plus fort, mais se montrer le plus intelligent. Comme un boucher qui découpe une carcasse, on devait « démembrer » la technique plutôt fruste du Vorga. C’était plus facile à dire qu’à réaliser, et il fallait avoir un don spécial pour ça, mais Choss préféra ne pas penser à ce qu’il avait fait pour gagner, deux ans plus tôt.

Alors qu’il approchait de l’arène, des cris de joie montèrent de la foule. Déchaîné, Brokk venait de jaillir de son coin en frappant comme un taureau fou furieux – sans se soucier des coups interdits, et en cognant même du coude. L’arbitre avança pour le réprimander, mais il l’écarta sans ménagement.

Les spectateurs applaudirent. Pour eux, ça faisait partie du spectacle. Rien d’inquiétant…

Gorrax resta fidèle à sa stratégie. Presque sans bouger, il laissa Brokk se détruire les mains en tentant de lui briser une côte ou de lui couper le souffle avec un coup au plexus solaire.

Puis le Vorga eut un claquement de langue… et Brokk se méprit sur la signification de ce son. N’ayant pas oublié, Choss voulut crier un avertissement, mais il était déjà trop tard.

Gorrax n’exprimait pas sa souffrance. Non, il venait d’annoncer qu’il était prêt à se battre. Enfin chaud, il voulait bien s’y mettre. Deux gauches et une droite brisèrent l’élan de Brokk et trois crochets lui firent exploser le nez. Pressant son avantage, Gorrax enchaîna par une série au corps. Ébranlé, Brokk tituba et se retint à une corde pour ne pas tomber. Grand seigneur, Gorrax recula.

Le gong sonna, mais Brokk s’en moqua comme d’une guigne. Contre toutes les règles, il chargea, toucha Gorrax au visage et fit enfin éclater la peau.

Les cris de la foule vrillèrent les tympans de Choss. Ces gens venaient-ils donc pour ça ? Pas par amour du sport, mais pour voir deux hommes se tabasser à mort ?

Quelque chose flottait dans l’air, donnant la chair de poule à l’ancien roi de l’arène. Il reconnut cette folie collective mais lutta de toutes ses forces pour la repousser. Lors de son dernier combat, contre Gorrax, la foule avait réagi ainsi, l’incitant à réduire le Vorga en bouillie. Oui, le rouer de coups, le forcer à implorer pitié, l’entendre hurler de douleur…

Il fallait arrêter ça. Choss voulut enjamber les cordes, pour arrêter le combat, mais quelqu’un le retint par la ceinture. Quand il se dégagea, d’autres mains s’accrochèrent à lui. Des hommes et des femmes, dans le public, résolus à l’empêcher d’intervenir et assez nombreux pour l’immobiliser.

— Qu’est-ce que vous foutez ? rugit-il.

Personne ne l’entendit. Comme s’ils ne le voyaient pas, les gens qui le retenaient rivaient sur les deux lutteurs leurs yeux écarquillés.

Partout dans la salle, les spectateurs, comme hypnotisés, ressemblaient à des zombies assoiffés de sang.

Dans l’arène, Brokk finissait de s’épuiser. Les mains rouges de sang, les coudes écorchés, le souffle court…

Gorrax était lui aussi blessé, mais à peine.

Un objet en métal s’écrasa au milieu de l’arène, brillant sous les lumières. Brokk le ramassa et taillada le bras de Gorrax.

Cette fois, le Vorga siffla de douleur. Un instant, les deux lutteurs s’immobilisèrent et se défièrent du regard. Puis Gorrax baissa les yeux sur le couteau que brandissait Brokk – et sur le sang vert répandu sur le sol.

Du fond de l’esprit de Choss, des souvenirs remontèrent à la surface. Des émotions puissantes qu’il avait enfouies sans jamais oser en parler à quiconque. Une colère dévastatrice les accompagnait, et il sentit son cœur battre comme un tambour.

L’appel du sang ! L’appel d’une force bien supérieure à sa volonté ! L’exigence d’un sacrifice pour glorifier sa puissance.

Il ferma les yeux, se coupa du monde extérieur et chercha refuge, au plus profond de lui-même, dans le cocon de calme et de sérénité où il se retirait durant un combat. C’était le seul moyen de gagner : rester calme et se laisser guider par son instinct. La colère ne conduisait jamais bien loin. Grâce à elle, on pouvait gagner quelques combats, jusqu’à ce qu’on rencontre un adversaire plus déterminé et plus furieux.

Il n’en était plus à ce stade-là. Aucun rapport avec le gosse qui provoquait son père pour qu’il se défoule sur lui et ne fasse pas de mal à quelqu’un d’autre.

En rugissant, il se libéra presque, mais d’autres mains s’accrochèrent à lui.

Après avoir encaissé une demi-douzaine de coupures, Gorrax parut en avoir assez. Sa promesse ne le retiendrait pas indéfiniment – d’ailleurs, Choss s’étonna qu’il ait tenu si longtemps.

Gorrax saisit Brokk par les épaules, le souleva du sol et le mordit à la naissance de la gorge. Ravie de voir davantage de sang, la foule cria hystériquement. En pâmoison, des femmes piaillaient et des hommes grognaient comme des bêtes sauvages.

Le cœur menaçant d’exploser, Choss entendit un cri plus fort encore retentir dans l’arène. Un son primal d’une incroyable puissance, comme s’il avait l’oreille collée contre la poitrine d’un cheval haletant.

Un roulement de tambour emplit l’arène, faisant vibrer jusqu’à ses os.

Brokk continuait de frapper Gorrax, qui ripostait en lui déchiquetant les chairs. Lorsqu’un de ses bras se détacha de son torse, l’homme au couteau ne s’effondra pas, mais de la mousse apparut aux coins de ses lèvres, comme s’il était un chien enragé.

Quand la lame s’enfonça dans son estomac, Gorrax hurla. Puis il prit son adversaire par le cou et lui brisa la nuque comme s’il s’agissait d’une brindille.

Quand le cadavre s’écrasa sur le sol, Choss entendit un craquement sourd, comme celui d’un arbre qui se brise lors d’une tempête. Mais c’était bien plus que ça, à croire que quelqu’un venait de briser un de ses os puis de réduire aussitôt la fracture.

Soudain silencieuse, la foule sembla émerger d’un cauchemar sanglant. Un rêve noir de mort et de violence.

Les gens qui retenaient Choss le lâchèrent puis s’excusèrent, visiblement embarrassés. À coup sûr, ils n’auraient su dire pourquoi ils venaient d’agir ainsi.

Dans l’arène, le Vorga éclaboussé de sang rouge contemplait la dépouille déchiquetée de son adversaire.

Paniqués, les spectateurs crièrent tout en essayant de s’éloigner au plus vite de ce carnage. Sortir de l’abattoir à tout prix, quitte à se faire piétiner… Leur soif de sang disparue, ces gens voulaient rentrer chez eux et oublier ce qu’ils venaient de voir.

Même en buvant du matin au soir pendant des années, Choss doutait d’être un jour capable d’effacer cette horreur de sa mémoire.

Idem pour les spectateurs…