Pour ne pas regarder l’homme assis en face de lui, Vargus sondait consciencieusement le fond de sa chope de bière.
Inutile de voir la peur de son vis-à-vis, ni ses mensonges.
Extérieurement, Vargus semblait être un vétéran grisonnant couvert de cicatrices et armé d’une épée accrochée dans son dos. En réalité, il était beaucoup plus que ça. Ici, tout le monde pouvait en dire autant…
Des plus modestes, en restant poli, la taverne était vide, à part le propriétaire, derrière son comptoir, et le vieillard qui somnolait dans un coin. Les autres villageois travaillaient aux champs ou dans la forêt. Ses murs trop fins malmenés par le vent – qui s’infiltrait par le cadre craquelé des fenêtres –, la salle était éclairée par des bougies à la chiche flamme vacillante.
— Récemment, j’ai entendu une histoire, dit Vargus, rompant un silence oppressant. (Il but une gorgée de sa bière très peu alcoolisée à l’arrière-goût de citron.) Au sujet de la Confrérie…
L’homme assis en face du vétéran ne dit rien et ne fit pas un geste pour s’emparer de sa chope. Il avait commandé du vin, mais dans le coin, on était trop pauvre pour faire pousser des vignes.
— Ces rumeurs m’ont conduit en Yerskania, où j’ai rencontré un groupe qui se faisait appeler la Confrérie. Une version perverse de ce qui existait avant, fondée sur des sacrifices rituels. On eût dit que quelqu’un voulait empoisonner la Confrérie, sans doute avec l’espoir d’avoir sa peau. De détruire l’héritage que j’ai laissé au monde…
— Je n’ai rien à voir avec ça, se défendit le Seigneur de la Lumière.
— Hélas, tous les gens impliqués ont perdu la vie, dit le Tisserand.
— Dans ce cas, l’affaire est classée.
Le Seigneur de la Lumière eut un rictus, s’empara de sa chope, changea d’avis et la reposa.
— Pas du tout…, dit Vargus. Ce groupe était financé par l’étranger, vois-tu ?… Quelqu’un qui voudrait déclencher une nouvelle guerre. J’ai remonté la piste jusqu’à Zecorria.
— Et tu voudrais que je trouve ce financier ? demanda le Seigneur de la Lumière.
Après tout, en Zecorria, son culte dominait tous les autres. Il sourit, ravi de pouvoir aider… mais ne cessa pas pour autant de suer comme un porc.
— Non, je l’ai démasqué tout seul… C’était un prêtre.
Vargus serra très fort sa chope qui se craquela, de la bière coulant sur la table. Après avoir découvert quel genre d’homme était ce prêtre, il avait eu du mal à s’empêcher de faire craquer son crâne comme une noix. Ou comme cette chope, déjà presque vide…
Il la leva pour indiquer au tavernier qu’il en voulait une autre.
— Bois la mienne, dit le Seigneur de la Lumière. Je n’arrive pas à avaler cette bibine.
— Imagine ma surprise quand j’ai établi que l’argent venait du haut prêtre Filbin. Le Très Saint, favori du Seigneur de la Lumière…
Vargus dévisagea le garçon qui lui faisait face.
— Tu ne l’as pas… ?
— Non, il est vivant, rassure-toi. S’il mourait dans des circonstances horribles, on accuserait un de ses nombreux ennemis. Qui sait ce qui s’ensuivrait ? D’autres violences, sûrement…
— Que lui as-tu fait ?
— Rien. Nous avons parlé, simplement. Un long moment, et de bien des choses. Quand je suis parti, il ne pouvait plus cesser de bavasser…
Le Seigneur de la Lumière blêmit.
— Éprouvant un besoin urgent de dire la vérité, il a paraît-il tenu un sermon devant la cathédrale pleine à craquer. À l’en croire, il a reçu des ordres divins – oui, son dieu lui aurait dit de provoquer une nouvelle guerre. Il a aussi avoué avoir abusé de dizaines d’enfants et s’être rempli les poches pendant des années avec l’argent de l’église.
— Qu’as-tu fait ? demanda le Seigneur de la Lumière, stupéfié.
— J’ai entendu dire qu’il a renoncé à son titre de haut prêtre. Au moment où nous parlons, on prend soin de lui dans un endroit très sûr, quelque part à la campagne.
Le Seigneur de la Lumière se leva.
— Il faut que j’aille arranger tout ça.
Vargus saisit le garçon par le poignet, le força à se rasseoir puis serra son bras chétif jusqu’à ce qu’il consente à le regarder dans les yeux.
— Je t’avais averti… Tu ne devais pas t’en mêler – aucun de nous ne le devait ! –, mais tu ne m’as pas écouté. Tu t’es cru assez malin pour que je ne remarque rien.
De sa main libre, Vargus dégaina son épée. Les yeux écarquillés, le garçon regarda autour de lui, en quête de secours. Mais le tavernier et le vieil homme n’étaient plus là.
— Pitié, Tisserand ! s’écria le Seigneur de la Lumière en tentant en vain de se dégager.
Vargus se leva, contraignant son interlocuteur à l’imiter.
— Et mes fidèles ? Que deviendront-ils sans moi pour les guider ?
— Ils se tourneront vers la Dame de la Lumière. En ton absence, je suis sûr qu’elle saura leur montrer le bon chemin.
Malgré sa terreur, le Seigneur de la Lumière ricana.
— Cette idiote ? Mes adorateurs ont besoin d’une main de fer.
— Pour se mêler de leur vie, tu veux dire ?
— Attends ! Attends ! Baisse ton épée… Sans moi, mon culte se délitera.
Vargus baissa un instant son arme et sourit.
— Le Créateur est absent depuis mille ans, et il n’y a jamais eu autant d’églises à sa gloire. Si la foi de tes fidèles est solide, elle résistera… et toi aussi.
— Tu n’as pas le droit de faire ça !
— Assez palabré !
Vargus leva son épée et frappa. Le garçon se protégea avec une main, mais la lame lui trancha les doigts puis s’enfonça dans son cou. En même temps que sa tête, les quatre doigts coupés s’abattirent sur le sol, juste devant la cheminée éteinte.
Les yeux roulant dans leurs orbites, la tête sectionnée continua à crier.
Le corps du Seigneur de la Lumière resta debout. Quand Vargus enfonça les doigts dans sa poitrine, le garçon eut un spasme, mais le vétéran trouva vite son essence, l’arracha sans pitié et regarda une coquille vide s’écrouler comme une vulgaire carcasse.
La tête se tut et mourut. Dans son crâne, Vargus entendait pourtant toujours les cris du garçon. À présent, ils montaient de l’orbe écarlate et noir qu’il venait de poser sur la table.
Vargus frappa avec sa lame. Explosant, l’orbe souffla les murs et le toit de la taverne et réduisit tous les meubles en poussière.
Le Pouvoir continua à s’en échapper, bientôt emporté par les quatre vents, qui se chargeraient de disperser le Seigneur de la Lumière un peu partout dans le monde.
Dans le silence revenu, Vargus balaya du regard l’auberge dévastée. Autour de lui, il ne restait plus que des ruines.
Au terme d’une courte marche, Vargus s’arrêta à côté d’un cheval et d’une charrette chargée de bagages. Après avoir donné au tavernier une bourse d’or, pour l’aider à reconstruire son établissement, il le regarda s’éloigner.
— Tu as tout entendu ?
— Oui, répondit la Dame de la Lumière en sortant du couvert des arbres. Il reviendra ?
— Peut-être, si les gens continuent à croire en lui. (Vargus dévisagea la jeune fille.) J’espère que tu seras plus maligne que lui.
— Je n’ai rien à voir avec tout ça.
— Je sais, sinon, tu aurais partagé son sort. Mais n’oublie pas : je t’observe.
Dans la salle de banquet vide, le bruit de la respiration de Vargus se répercuta contre les murs tandis qu’il avançait vers le bout de la table. Étant le premier arrivé, il prit le temps d’étudier le grand meuble en bois noir et passa les doigts dessus, frôlant un paysage miniature fait de montagnes, de vallées et de cours d’eau minuscules. Si loin qu’il se souvienne, cette table avait toujours été là. Pourtant, durant toutes ces années, il n’en avait jamais vu une semblable dans le monde. Même si ça semblait impossible, elle était taillée dans un seul morceau de bois. Quand le monde était encore jeune, des arbres géants couvraient-ils sa surface ?
D’autres éléments apparurent autour de Vargus. D’abord des cheminées de marbre assez grandes pour qu’on puisse y entrer, puis des tapisseries rappelant des nations depuis longtemps mortes et oubliées. Rien de bien intéressant… Ici, tout n’était qu’une illusion puisée dans son esprit. Un monde à l’intérieur du monde, conçu pour correspondre à ses souvenirs. À part la table et les sièges, rien n’existait, et tous ceux qui entreraient bientôt verraient un agencement différent – familier et réconfortant, bien entendu.
Par deux ou en groupe, les autres commencèrent à arriver. Kaï, le Dévoreur d’Âmes, approcha de Vargus. Il semblait en bonne santé, et d’un coup d’œil, le vétéran constata que ce n’était pas de la frime. Contrairement à l’année précédente, en pleine guerre, Kaï se portait comme un charme, et c’était un sacré changement.
Avant même de le voir, Vargus entendit Nethun s’esclaffer pendant qu’il saluait les autres. Toujours aussi tonitruant, il demeurait infatigable et immuable, comme les mers et les océans.
Avec un grand sourire, Vargus lui serra la main. Puis ils échangèrent quelques mots en attendant les retardataires.
Il y avait des absents, mais personne ne fit la moindre remarque à leur sujet. Le fauteuil du Seigneur de la Lumière resta vide, mais là aussi, nul ne jugea bon de gloser.
À une extrémité de la table, Vargus remarqua un nouveau venu. Un jeune rouquin qui resta où il était et ne se présenta pas. Au fil des ans, bien des gens apparaissaient puis disparaissaient. Si ce petit gars survivait et prospérait, ils finiraient par se connaître, que ce soit ici ou quelque part dans le monde.
D’habitude, Vargus était fasciné par la Mère Bénie, mais aujourd’hui Été attirait tous les regards. Au zénith de son pouvoir, la séduisante créature charriait avec elle un parfum musqué qui faisait penser à la terre fraîchement retournée, à de fabuleuses agapes et à l’amour. Devant des courbes si parfaites, Vargus eut soudain la bouche sèche et son imagination vagabonda vers des territoires libidineux. Se concentrant, il parvint à chasser de son esprit des images plus que troublantes.
La Dame de la Lumière entra si discrètement que quasiment personne ne la remarqua.
Quand l’assistance fut au complet, Nethun, un des doyens, prit place sur son siège et les autres l’imitèrent.
— Beaucoup d’entre vous ont demandé qu’on se réunisse, et s’ils ne l’avaient pas fait, je m’en serais chargé.
Nethun tel qu’en lui-même : franc et direct.
— Les « rumeurs » sont à présent confirmées. À Perizzi, quelqu’un recourt à la magie pour tuer des gens. Ce n’est pas la première fois, et la méthode est connue. Les victimes sont vidées de toute leur énergie. La dernière fois que ça s’est produit, il y a cinq ans, nous savons tous ce qui a failli arriver.
Des murmures coururent le long de la table. Nethun les supporta un court moment, puis il tapa du poing.
— Notre principale loi, héritée du Créateur, stipule que nous ne devons pas nous mêler des affaires du monde. Les mortels doivent disposer de leur libre arbitre. Mais ce qui s’est passé il y a cinq ans n’était pas naturel, et le monde aurait pu être détruit. Au prix de terribles sacrifices, les mortels s’en sont tirés sans notre aide. Mais nous étions tous d’accord pour intervenir, si ça s’imposait. Aujourd’hui, je demande de nouveau un vote. Il faut nous préparer.
Vargus balaya la tablée du regard et vit que ses compagnons s’inquiétaient pour leurs fidèles… et pour eux-mêmes. Ceux qui existaient derrière le Voile ne leur ressemblaient pas, mais ils prétendaient parfois le contraire. Confrontés à des révélations, à de sombres connaissances et à des promesses de récompense, certains mortels ne pouvaient pas résister…
Une seule véritable loi, laissée par le Créateur, et voilà que Nethun leur demandait de nouveau de la violer.
— Ceux qui sont pour, levez la main !
Certains le firent aussitôt et d’autres conversèrent un moment avant de s’y résoudre. Quelques-uns croisèrent les bras, indiquant sans ambiguïté leur refus d’envisager une nouvelle transgression.
La Dame de la Lumière hésita longuement, puis elle vota pour. Assis en milieu de table, Kaï, le bras en l’air, chercha le regard de Vargus et fit la grimace.
Nethun compta puis recompta les votes. Une majorité de « oui » pour une demi-douzaine de « non »…
— La décision est prise. L’un de nous ira à Perizzi et restera dans l’ombre jusqu’à ce qu’il doive éventuellement intervenir. Je choisis Vargus. On vote là-dessus ?
Quatre bras se levèrent. Des gens bien connus de Vargus. Deux d’entre eux avaient une dent contre lui et les deux autres, des nouveaux, essayaient de se faire remarquer en s’opposant à lui. Comme à son habitude, Nethun laissa le temps de la réflexion au groupe, mais personne d’autre ne leva la main.
— Motion adoptée, annonça Nethun en passant une main sur son crâne chauve. Quelque chose à ajouter ?
— Puisque personne n’a posé la question évidente, dit Hiver en pianotant sur le dessus de la table avec ses doigts aux ongles bleus, je vais m’en charger. Balfruss a tué le Nécromancien, la Tour Rouge est au plus mal et on peut supposer qu’on n’y forme plus d’étudiants. D’où vient notre tueur magicien ? Qui lui a enseigné sa sombre science ?
Personne ne semblait avoir la réponse – ni l’envie d’en avancer une. Mais ça ne se pouvait pas. Une affaire pareille ne passait pas inaperçue. Quelqu’un connaissait le coupable.
— Pourquoi pas Balfruss ? demanda un des nouveaux, en bout de table. D’ailleurs, où est-il ?
Les regards se braquèrent sur Vargus. Ici, presque tout le monde savait qu’il avait combattu aux côtés du désormais célèbre Mage de Guerre. Et ceux qui l’ignoraient connaissaient au moins son nom – et tremblaient de peur. Si dangereux qu’il fût, le Nécromancien avait été vaincu. Balfruss, lui, courait toujours.
— Peut-il être le coupable ? demanda la Mère Bénie. Est-il seulement encore vivant ?
Cette fois, les regards se tournèrent vers Elwei, le Seigneur du Premier Peuple et des tribus du Nord. Pendant les réunions, il se faisait si discret qu’on oubliait souvent sa présence. Même s’il était bel et bien là, Vargus aurait juré qu’une part de lui-même vagabondait tandis qu’il observait et écoutait.
Bien qu’Elwei eût le visage à demi caché par une écharpe, Vargus distingua ses traits durs, son nez crochu et un de ses yeux brillants. Très mince, il portait une tunique grise sans manches qui dévoilait ses bras à la peau noire couverts de tatouages d’un bleu passé. Assis, il n’impressionnait pas, mais dès qu’il se redressait, tout le monde devait lever les yeux pour le dévisager.
Sous les regards, il ne broncha pas, comme à son habitude.
— Il dort ? demanda un des nouveaux.
— On m’a posé une question ? demanda Elwei d’une voix sonore.
Probablement la première fois que ses compagnons l’entendaient.
— Oui, frère, dit Nethun. Balfruss a-t-il séjourné parmi le Premier Peuple ?
— Pendant un temps, oui…
— Et où est-il allé ensuite ?
— Il a traversé la Mer Morte, puis a voyagé vers le nord, en direction de la jungle. En ce moment, il est avec mon peuple. Il évolue…
Les propos du vieux pèlerin ne manquèrent pas d’étonner l’assistance. Pas Vargus, qui ne soupçonnait pas Balfruss d’être impliqué dans ces meurtres. Quand il l’avait vu, pendant la guerre, le mage lui avait paru être un homme austère et fiable. En tout cas, Elwei venait de l’innocenter devant tous les autres.
— Il évolue vers quoi ? demanda un des nouveaux – le rouquin qui n’avait pas daigné se présenter.
Lentement, comme s’il avait du mal à bouger, Elwei tourna la tête vers le jeune homme, qui blêmit sous son regard.
— C’est la bonne question, petit…
Nethun dissimula son sourire derrière une main et Vargus l’imita. Le rouquin semblait encore plus perplexe, et il n’était pas le seul. Elwei passait pour un type sinistre, mais Vargus le fréquentait depuis assez longtemps pour connaître son sens de l’humour. Et il n’était pas du genre à lâcher la moindre information, sauf quand il pensait être face à la bonne personne.
— S’il n’y a rien d’autre…, dit Nethun, redevenu sérieux.
Personne ne parlant, il se leva pour signifier que la réunion était close. La Dame de la Lumière s’en alla aussitôt, disparaissant en un clin d’œil. Beaucoup de gens l’imitèrent, mais certains restèrent pour converser un peu.
Nethun fit signe à Vargus de le rejoindre, un peu à distance des autres.
— Combien de temps te faudra-t-il pour gagner Perizzi ?
— J’y suis déjà…
Nethun fronça les sourcils.
— Je suis dans l’Ouest depuis un an, pour voir ce qu’il s’y passe. Certains aimeraient bien semer le trouble, histoire qu’éclate une nouvelle guerre. (Il regarda du coin de l’œil un petit groupe de traînards.) Je ne permettrai pas ça !
— Nous nous y opposerons, dit Nethun. Pas question que ça recommence.