Quand la porte de sa boutique s’ouvrit, Fray tenta de cacher sa surprise derrière un sourire.
La femme entra puis balaya du regard les murs nus et sales, la table bancale et les sièges mal assortis. Puis elle dévisagea Fray, dont le sourire se transforma en une expression presque tendre.
— Bonjour, mère, dit-il, puisque l’inconnue semblait assez vieille pour être sa génitrice.
Le chignon grisonnant, le dos voûté et les mains tavelées témoignaient d’une vie de labeur. Des décennies passées à briquer le sol ou vider des poissons, pas à rire, festoyer, boire et jouer. Ses vêtements modestes et usés apprirent à Fray que cette femme ne roulait pas sur l’or – ou qu’elle investissait dans d’autres biens. Le panier qu’elle portait était tout usé, mais elle continuait à l’utiliser.
Fray prit des coussins, sous la table, et les posa sur le siège qui lui faisait face. Tenant sa visiteuse par la main, comme dans le grand monde, il la guida jusqu’au fauteuil, attendit qu’elle soit assise et alla prendre place à son tour.
La femme eut un sourire fugitif. Puis elle soupira. Un son venu du plus profond de son âme et qu’il connaissait pour l’avoir souvent entendu. Avec ça, on ne pouvait pas tricher. À ce simple soupir, il devina la profondeur de son deuil.
— Un peu d’infusion ? proposa-t-il.
— Oui, merci…
Fray alla dans l’arrière-boutique, mit la bouilloire à chauffer et revint bavarder de la pluie et du beau temps avec sa visiteuse. Puis il repartit et réapparut avec deux tasses fatiguées et mal assorties, mais la femme parut s’en ficher. Enfin, il servit l’infusion et proposa à son interlocutrice des tranches de citron et sa dernière pâtisserie, qu’il gardait pourtant pour plus tard. Elle refusa le gâteau, ce dont il lui sut gré, parce qu’il crevait de faim.
— Je suis Fray.
— Sanna…
— Parle-moi de toi, Sanna…
— Il n’y a pas grand-chose à dire… J’étais danseuse… Une vraie danseuse, pas une fille qui s’effeuille en se trémoussant. Le genre d’artiste qu’on voit seulement dans un vrai théâtre. Tout allait bien, mais j’étais jeune et stupide. Je me suis fiée à un type riche, et j’ai fini avec un enfant, pas de mari, et plus un sou. Après, j’ai pris tout le travail qui se présentait, et on s’en est bien tirés, mon petit gars et moi.
Malgré les tristes événements qu’elle décrivait, Sanna ne semblait pas du tout amère. Mais sa lèvre inférieure tremblait. Pour ne pas éclater en sanglots, elle but un peu d’infusion et pesta parce qu’elle était trop chaude. Fray détourna pudiquement le regard.
— Mon garçon, dit-elle d’une voix ferme, Jerrum, est devenu un brave homme. Quand il s’est engagé dans l’armée de la reine, ça m’a remplie de fierté. Puis la guerre a éclaté.
Fray n’eut pas besoin d’entendre la suite. Ce n’était pas la première personne cruellement frappée par la guerre qui venait le voir.
— Tu as un objet qui lui appartenait ?
Sanna sortit de son panier une chemise bleue, un pantalon et même un vieux chapeau. Elle les posa sur la table, pour que Fray puisse passer les mains au-dessus. Il le fit jusqu’à ce que le fourmillement commence, sur son crâne. Puis il saisit la chemise entre deux doigts et Sanna, à contrecœur, le laissa la tirer vers lui.
Fray sortit un bandeau de sous la table. Aussitôt, Sanna se rembrunit, mais ce ne pouvait pas être à cause de ça. Si elle avait su où le trouver, elle devait connaître sa façon de travailler. Les gens croyaient nécessaire de se protéger des esprits, et il ne faisait rien pour les détromper.
— Un problème ?
— Je n’ai pas beaucoup d’argent.
— C’est sans importance.
— On m’a dit que vous acceptiez des paiements en nature…
Sanna voulut plonger une main dans son panier, mais il lui tapota le bras et elle se pétrifia comme s’il venait de lui plaquer un couteau sur la gorge. Dès qu’il retira sa main, elle se détendit mais eut la décence d’avoir l’air coupable.
Fray ravala son amertume. Les choses étaient ainsi, en ce moment…
— Nous verrons après, dit-il pour briser le silence oppressant.
La chemise entre les mains, il attendit que Sanna ait mis le bandeau. Puis il baissa les yeux sur le vêtement et se concentra, se tendant vers le bruit de la mer, à la lisière de ses perceptions. Ce son était là en permanence, presque hors de portée. Tout ce qu’il devait faire, c’était focaliser sa conscience dessus.
Autour de lui, le monde changea, comme si l’air devenait de l’eau, et une vague déferla sur lui.
Les couleurs se firent plus brillantes et les odeurs plus fortes. Fixant la chemise, il vit la trame du tissage, capta un léger parfum de cuir et sentit sous ses doigts le tissu râpeux.
Le vêtement oublié, il chercha autour de lui, en quête d’un minuscule fil. Quelque chose pour le relier à la connexion qu’il venait d’établir.
Très vite, il repéra ce qu’il cherchait. Un filament rouge brillant comme un collier de perles trempé dans du sang. Partant de la chemise, il traversait la pièce puis disparaissait dans le mur. Même s’il n’avait aucune substance réelle, Fray imagina qu’il tirait sur ce fil, et ses mains firent le geste équivalent. À sa grande surprise, le spectre répondit très vite à son appel.
— Je le vois…, dit Fray.
Un colosse doté des yeux et du sourire de sa mère. Toujours dans son uniforme, Jerrum voulait sans doute témoigner de sa loyauté pour l’armée yerskanienne. Sur lui, on ne voyait pas trace des blessures qui avaient dû l’emporter – une très bonne chose. Savoir comment un être était mort suffisait, inutile de le voir. Le plus souvent, les spectres ne portaient pas de plaies, mais certains, terriblement traumatisés par le moment de leur mort, les arboraient encore.
— Comment est-il ? demanda Sanna.
— Il porte son uniforme, et il paraît… heureux.
Si étrange que ça puisse paraître, c’était la stricte vérité. Jerrum s’attristait d’être séparé de sa mère, mais il débordait de fierté. Puis il parla et Fray entendit les mots dans sa tête.
— Il me dit de mentionner la broche rouge qu’il t’a offerte pour ton anniversaire, quand il était gosse. Celle qu’il a volée au gros bijoutier à la jambe de bois.
— Mère Bénie…, murmura Sanna, un sanglot dans la voix.
Même si elle ne le voyait pas, Fray lui sourit.
— C’est pour te prouver que je ne suis pas un charlatan.
— Que dit-il d’autre ?
Fray tourna la tête et regarda Jerrum tracer des arabesques dans l’air.
— Tu lui manques et il regrette de t’avoir abandonnée. Mais il espère que tu lui as pardonné.
Sanna rit et pleura en même temps.
— Dis-lui qu’il n’y a rien à pardonner.
L’air grave, Jerrum chercha le regard de Fray. Puis ses lèvres bougèrent, et le mage en sursauta de surprise.
— Il est encore là ? voulut savoir Sanna. Que dit-il ?
— Un instant, je t’en prie…, souffla Fray, concentré sur le spectre. Tu peux me faire confiance, je le jure sur le Créateur.
— Je le sais, dit Sanna, pensant qu’il lui parlait.
Jerrum hocha la tête, fit de nouveaux gestes et désigna plusieurs fois sa mère.
— Il va continuer à s’occuper de toi, et il veut que tu le saches.
Sanna s’agita sur son siège, comme si elle y était mal en dépit des coussins. Elle ne s’attendait pas à ça. Quelques anecdotes intimes, un message d’amour et de quoi lui redonner un peu d’espoir, voilà ce qu’elle était venue chercher.
Ce qu’ils venaient tous chercher…
— Pendant qu’il était à l’armée, il a économisé une partie de sa solde pour ouvrir une brasserie à son retour. Il veut que cet argent te revienne.
Même si elle connaissait les règles, Sanna fit mine de retirer son bandeau. Elle voulait voir son fils, pour s’assurer que Fray ne lui mentait pas.
Il saisit au vol la main de sa cliente, avant qu’elle ait commis une regrettable erreur. Conscient que tout ça avait déjà duré trop longtemps, il écrivit sur un morceau de parchemin l’adresse que Jerrum lui avait donnée.
— Tu veux lui demander autre chose ?
— Pourquoi s’attarde-t-il ? Que fait-il encore ici ?
Fray sourit. S’il avait reçu une pièce d’or chaque fois qu’il entendait cette question, il aurait été déjà plus riche que la Duchesse, première cousine de la reine.
— C’est pour toi… Il veut savoir que tout va bien.
Sous le regard attendri de son fils, Sanna éclata en sanglots. Fray lâcha le fil rouge et laissa se dissiper sa connexion avec le spectre. Autour de lui, le monde redevint banal et terne.
Fray passa dans l’arrière-boutique et emporta son gâteau. Sanna avait besoin d’un peu de solitude…
Quand il revint, quelques minutes plus tard, elle ne pleurait plus. Bien sûr, elle recommencerait, mais ces larmes-là finiraient par guérir son âme meurtrie.
Sanna posa son panier sur la table et en sortit trois miches de pain, six pommes, deux pantalons noirs, une paire de bottes et une ceinture un peu usée.
— J’allais te demander ce que tu voulais, mais tu mérites le tout. La taille doit correspondre… C’est le moins que je puisse faire…
Elle remit ses trésors dans le panier et le poussa vers Fray, qui lui donna le parchemin avec l’adresse puis lui serra la main – sans qu’elle tressaille, cette fois.
Alors qu’elle allait sortir, un homme familier entra dans la boutique. Les cheveux bruns et la moustache grisonnante, il tint la porte pour Sanna et évita le regard de Fray, qui sentit son estomac se retourner.
Quand les pas de Sanna ne furent plus audibles, Fray désigna le siège réservé aux visiteurs. Alors qu’il s’asseyait, l’homme resta un moment sur le seuil, gravant dans sa mémoire tous les détails de la pièce.
— Ça fait combien de temps, Byrne ?
— Environ cinq ans…, répondit le Protecteur de la Paix, daignant enfin croiser le regard de Fray.
Byrne avait vieilli. Des poches sous les yeux, des rides aux coins de la bouche, la moustache déplumée… Dix ans seulement les séparaient, mais il semblait bien plus vieux que ça.
— C’était juste après les funérailles…
— Tu n’es pas là pour des raisons personnelles…
— Exact… J’ai besoin de ton aide…
— Tu entres dans le vif du sujet ? Pas le moindre intérêt pour ce que j’ai fait depuis sa mort ?
Byrne ne répondit pas tout de suite. Mais il soupira, et son regard brilla moins fort. Une vraie surprise ! Les années l’avaient-elles ramolli ?
— J’ai fait une promesse à ton père… Plusieurs promesses, en réalité.
Une habitude agaçante du Protecteur de la Paix. Par amour de la précision, corriger les gens sans cesse, y compris lui-même.
— L’une d’entre elles te concernait. Juste avant de mourir, il m’a demandé de veiller sur toi.
Fray n’en crut pas ses oreilles.
— Pourquoi me le dis-tu maintenant ?
Byrne lissa sa moustache. Une astuce pour gagner du temps…
— Tu as clamé ne rien vouloir avoir à faire avec la Garde Civile et les Protecteurs. Après la mort de ton père, certain que tu ne voudrais pas me voir, je suis resté à l’écart.
— Byrne, tu es un crétin !
Le Protecteur cilla, mais il ne dit rien. Ça devait faire un bail qu’on ne lui avait plus parlé ainsi.
— Après sa mort, j’ai souffert… (Fray posa une main sur son cœur, où résidait encore le spectre de sa douleur.) Tu étais le seul à qui j’aurais pu parler, le seul apte à me comprendre, et tu n’étais pas là.
Ébranlé, Byrne s’assit en face de Fray, qui tentait de lutter contre de vieux sentiments enfouis.
— Je regrette, mais que faire pour changer les choses ? Je ne voulais pas te blesser, et je ne t’ai pas abandonné…
— Aucune importance, mentit Fray. Que viens-tu faire ici ?
— Il y a eu une série de meurtres inhabituels en ville. Le Khevassar veut trouver le coupable avant que ça fasse trop de bruit.
— Inhabituels en quoi ?
— La magie… Je ne peux pas en dire plus.
— Pourquoi venir me chercher ?
Fray connaissait la réponse, mais il voulait l’entendre.
— Parce que je te fais confiance, comme le Vieux. Lui, c’est déjà plus étonnant, parce qu’il se méfie de tout le monde… De plus, tu es né ici et tu connais cette ville mieux que personne. Enfin, ton père était le meilleur Protecteur de la Paix que j’ai connu.
— Ça ne veut pas dire que je sois aussi bon que lui…
— Ne me prends pas pour un idiot ! Nous l’avons tous deux vu travailler. Pendant dix ans, j’étais son partenaire, mais toi, tu l’as fréquenté chaque jour de ta vie. Je sais que tu as récupéré ses journaux intimes, et je doute que tu les aies jetés au feu. Combien de fois les as-tu lus ?
Fray ne répondit pas afin de ne pas reconnaître que Byrne disait vrai. Ces journaux étaient précieux. Pas parce que son père y décrivait toutes ses enquêtes, résolues ou non, mais parce que ça lui faisait un lien avec lui. À chaque lecture, il le comprenait mieux, entendait sa voix dans sa tête et sentait son parfum sur les pages.
Byrne se racla la gorge pour attirer l’attention de son ami.
— Nous pourrions chercher quelqu’un d’autre, mais ça ne sera pas facile. Et tu as besoin de ta boutique…
D’un geste, Byrne fit le tour des lieux.
Avant la guerre, Fray officiait dans les beaux quartiers, auprès d’une clientèle huppée. De bonnes affaires, d’excellents revenus et toutes les raisons d’être heureux. Obligé de se cacher, il s’était rabattu sur ce coin miteux et recevait en guise de paiement un repas chaud ou de vieux vêtements.
Par les temps qui couraient, mieux valait ne pas se vanter de son don pour la magie. Ceux qui avaient gagné leur vie avec s’étaient recyclés ou recevaient leurs clients dans les bas-fonds. Si les gens voulaient toujours entrer en contact avec leurs morts, ils n’osaient plus venir le voir.
Mais dans l’enquête en cours, on avait besoin d’un expert en magie.
— Je ne veux pas de ta charité, dit Fray, hautain.
— Tu peux aider des gens… Sauver des vies.
— En cachant ma véritable nature.
Byrne se rembrunit.
— Si tu acceptes, nous commencerons demain. Tu seras un Protecteur stagiaire sous ma direction, et tu apprendras en enquêtant. Il n’y a pas de temps à perdre. Le Khevassar se chargera de toutes les formalités. Vu ton passé et ton nom, personne ne posera de questions sur cette promotion express.
En principe, il fallait avoir servi cinq ans dans la Garde Civile avant de pouvoir envisager d’intégrer le corps des Protecteurs. S’il n’avait pas été d’abord stagiaire, des gens se seraient étonnés…
Fray s’adossa à son siège et parcourut sa boutique du regard. Depuis quand n’avait-il plus pris trois repas par jour et dormi bien au chaud ? Pour que ça change, il devait simplement violer une promesse qu’il s’était faite. Ne jamais suivre les traces de son père… Mais c’était la réaction colérique d’un jeune homme naïf. Aujourd’hui, ce garçon était devenu un homme réaliste confronté à toutes sortes d’épreuves et de déceptions. Devenir enfin l’héritier de son père n’était pas le pire destin qu’il pouvait connaître.
Silencieux, Byrne le laissait réfléchir. La patience était depuis toujours son point fort. Comme quand il passait des nuits entières à parler des enquêtes avec son père – sans jamais élever la voix ni perdre son calme.
— D’accord, je marche !
— Inutile de te précipiter. S’il te faut plus de temps…
— Non, c’est décidé…
Byrne dévisagea Fray, puis il eut un grand sourire.
— Je croyais avoir plus de mal que ça à te convaincre.
— Je suis le fils de mon père, c’est vrai, mais j’ai aussi hérité du bon sens de ma mère.
— Et je m’en réjouis, conclut Byrne.