Campée devant la fenêtre de son bureau, Talandra regardait dehors. Une distraction, histoire de ne plus penser pendant un moment aux décisions cruciales qu’elle devait prendre.
Un an depuis qu’elle était montée sur le trône de Seveldrom… Pourtant, elle aurait juré que c’était hier. Combien d’heures avait-elle passées dans cette pièce, à lire ou à signer des documents ? Mais la paperasserie n’était rien comparée à ce qui lui restait à faire aujourd’hui.
Ensuite, elle devrait encore examiner plusieurs requêtes de ses sujets puis rencontrer le nouvel ambassadeur de Shael. Libéré des envahisseurs, ce pays restait un tas de ruines fumantes, et il faudrait encore du temps pour que la loi et l’ordre y règnent de nouveau.
Grâce à des guerriers de Seveldrom alliés à des soldats locaux – encore en formation –, la capitale et ses environs étaient sécurisés. Dans les provinces, c’était une autre affaire, et ça ne s’arrangerait pas de sitôt. En Shael, on manquait de tout, et la famine faisait rage. Talandra essayait de soulager les souffrances en envoyant des vivres et en aidant les gens à redevenir autonomes, mais ça prendrait du temps, comme tout le reste.
Unissant ses forces aux nations de l’Ouest, Talandra avait réussi à libérer Shael, conformément à la promesse faite par son père. Mais rien n’était résolu pour autant dans un très grand pays aux ressources limitées. Même si elle faisait de son mieux, la reine ne pouvait s’empêcher de penser qu’elle avait trahi Sandan Thule, le Mage de Guerre de Shael venu se battre et mourir pour protéger Seveldrom.
— De là où je suis, je t’entends te lamenter sur Shael, dit une voix à l’autre bout de la pièce. Tu fais de ton mieux, mais il n’y aura pas de miracle.
Talandra ne se retourna pas. Hyram, son frère, ne la quittait pratiquement plus. Après la première tentative d’assassinat – lamentablement ratée – elle avait catégoriquement refusé de prendre un garde du corps. Deux mois plus tard, après la deuxième tentative (cette fois, le tueur était entré dans les jardins du palais), elle n’avait plus eu son mot à dire. Hyram s’était proclamé garde du corps de la reine, et rien ne l’en ferait démordre.
La chef de l’espionnage, Shanimel, avait blêmi à l’idée que le tueur se soit approché autant. Deux semaines durant, elle avait enquêté en personne pour découvrir les comploteurs. Des rumeurs et deux rapports faisaient mention d’une brusque augmentation du nombre des morts violentes en ville.
Revenue à son poste, Shanimel avait simplement annoncé que le problème était réglé. Depuis, plus l’ombre d’un attentat à déplorer. Et si certains avaient été déjoués, la reine n’en était pas informée.
Entendant grincer du cuir et cliqueter du métal, Talandra se retourna et vit qu’Hyram avait changé de position. Désormais, le prince portait une cuirasse noire, comme Graegor. Et en un sens, c’était logique…
Très vieil ami de son père, Graegor était devenu son ange gardien après une première tentative d’assassinat. Puis le Nécromancien avait tué le souverain, et le vieux général avait veillé un temps sur sa fille et héritière. Même si Hyram était moins grande gueule et grossier que Graegor, les deux hommes avaient beaucoup de points communs.
Par exemple, contre toute logique, Hyram s’était battu en première ligne pendant le siège de la ville. Par bonheur, il n’avait pas été grièvement blessé, mais une longue plaie, au visage, lui avait laissé une balafre autour de laquelle sa barbe grisonnait.
De nouveau, Talandra avait à ses côtés un grand guerrier couvert de cicatrices qui ne mâchait pas ses mots et surveillait en permanence ses arrières. À force de palabres, elle avait quand même obtenu qu’Hyram ait un remplaçant, histoire qu’il puisse dormir et s’occuper de ses autres devoirs.
Avant le couronnement de Talandra, les femmes n’avaient pas le droit de s’engager dans l’armée. Elle n’en voulait pas à son père d’avoir préservé cette très vieille tradition, mais les temps avaient changé, et il fallait s’y adapter.
Les Seves étaient grands et forts, nul en ce monde ne l’ignorait. Alors, pourquoi une femme n’aurait-elle pas pu se battre comme un homme ? Après tout, les Vorgas et les Morriniens avaient des guerriers des deux sexes… Cet argument, Talandra l’avait gardé pour elle, parce que ces deux peuples restaient très largement détestés à cause des horreurs commises pendant la guerre. Mais Seveldrom avait perdu beaucoup de soldats, et il fallait les remplacer. Se priver d’une moitié de la population semblait absurde.
Depuis la nouvelle loi, beaucoup de femmes s’étaient engagées, et beaucoup d’entre elles étaient déjà de très bonnes escrimeuses. Blonde et assez grande pour regarder Hyram dans les yeux, Alexis était la meilleure de toutes…
La porte du bureau s’ouvrit. Sans se retourner, Talandra sut qui venait d’entrer. À midi, très précisément, Alexis venait relever Hyram.
— Tu as l’air d’une loque humaine, dit-elle au prince. Va donc te reposer.
Hyram grogna et ne se retira pas. Dans un silence pesant, Talandra sentit son regard sur sa nuque.
— Je vais bien, dit-elle en suivant dans le ciel les évolutions d’un oiseau gris qui se laissait porter par les courants d’air chaud.
Très souvent, elle enviait la liberté de ces oiseaux.
La porte se referma et la tension diminua. Alors qu’Hyram était toujours prompt à donner son avis, Alexis s’en abstenait, sauf lorsqu’on le lui demandait. Certains jours, Talandra n’aurait su dire lequel de ses gardes du corps elle préférait.
Profitant d’un court répit, elle pensa à ce qu’elle allait dire puis à ce que l’avenir lui réservait.
La porte se rouvrit, Thias, son frère aîné, entra dans la pièce et avança en brandissant un document.
— Au nom du phallus du Créateur, qu’est-ce que ça signifie ?
Thias ne jurait presque jamais. Prudente, Alexis sortit dans le couloir et referma la porte derrière elle. Faisant les cent pas le long du bureau de sa sœur, Thias continua de tempêter. Très calme de nature, il s’énervait rarement longtemps. En pensant à autre chose, Talandra attendit qu’il soit mieux disposé.
Quelques minutes plus tard, sa fureur consumée, Thias se laissa tomber dans un fauteuil.
— Alors, qu’as-tu à me dire ? demanda-t-il.
— Ce n’est pas une décision hâtive, Thias. Chaque fois que je t’ai demandé ton avis sur Shael, tu as admis qu’il fallait imaginer un dispositif permanent. L’aide que nous fournissons à Shael est anarchique. Il nous faut envoyer là-bas un visionnaire qui saura résoudre les problèmes immédiats et mettre en application un plan pour l’avenir.
— Je suis d’accord ! Mais je n’ai jamais dit qu’il devait s’agir de moi !
Talandra approcha et s’accroupit à côté du fauteuil.
— Quand tu as renoncé au trône, tu te souviens de ce que tu m’as dit ?
Premier sur la liste de succession, Thias aurait dû être couronné, mais il avait passé son tour.
— Que je n’étais pas prêt, oui…, marmonna le prince.
— Depuis, tu as été un conseiller plein de sagesse et de sang-froid. Mais ce rôle ne te convient plus. Tu es prêt, aujourd’hui, et Shael, plus que moi, a besoin de toi. Il reste tant à faire, là-bas. Des années de dur labeur. Sais-tu que je t’envie, mon frère ?
— Pourquoi ? Tu n’es pas heureuse ici ?
Talandra choisit soigneusement ses mots avant de répondre. Doté d’un œil d’aigle, Thias ne ratait jamais rien.
— Si, mais je vis dans l’ombre de notre père… Quand les gens évoquent la guerre, c’est de lui qu’ils parlent. Notre victoire est le plus grand legs qu’il nous ait fait. Avec un peu de chance, le mien, ce sera une longue période de paix et de prospérité.
— Ce n’est pas un défi facile… Mais je ne te savais pas vaniteuse au point de t’inquiéter de ce qu’on écrira sur toi dans les livres d’histoire.
Talandra ne put s’empêcher de sourire.
— Tu as raison, je m’en fiche. Pourtant, là où tu vas, tu auras l’occasion de faire vraiment une différence !
— Talandra, tu t’es acquittée de la dette de sang, dit Thias en prenant une main de sa sœur entre les siennes. Père serait fier de toi.
— J’espère, mais certains jours, je me demande si nous en faisons assez. Ces gens ont tout perdu, Thias. Tout !
Le prince soupira puis se racla nerveusement la gorge.
— Il y a un autre problème. La princesse…
— C’est la dernière survivante de la famille royale de Shael… Une femme jeune et têtue. Les nobles vont essayer de la manipuler en tirant parti de son inexpérience. Il faut que tu sois à ses côtés dès qu’elle portera la couronne. Elle aura besoin de ton soutien.
— C’est une gamine, marmonna Thias en lâchant la main de sa sœur.
Dix-huit ans, c’était bien jeune pour diriger un pays, mais dans l’histoire, il y avait des précédents.
— On dit qu’elle est très jolie…
Thias se rembrunit.
— Tu me connais mieux que ça, j’espère…
Le portrait craché de leur père, chaque jour un peu plus… Même les expressions et les gestes se ressemblaient. Si douloureux qu’il fût d’envoyer son frère au loin, Talandra ne regretterait pas sa décision. Parfois, elle avait le sentiment de vivre avec un fantôme.
— Navrée, c’était maladroit…
Thias contempla mornement le plafond, puis soupira :
— Je ne sais rien d’elle.
— Nous devons tous consentir des sacrifices…
Elle détestait se montrer si froide. Même s’il ne dit rien, Thias se rembrunit davantage.
— Les sentiments viendront peut-être avec le temps… C’est tout ce que tu peux espérer. Et nous en sommes tous là.
Même si Talandra n’en parlait pas, y compris à ses frères, tout le monde savait que sa relation avec son époux avait fort mal commencé. Aujourd’hui, ça allait mieux qu’un an plus tôt, après une première rencontre catastrophique. Le jugeant ignorant et vulgaire, la reine avait spontanément honni son prétendant – qui le lui avait bien rendu. Mais ça s’améliorait lentement.
— D’accord, dit Thias après un long silence, je le ferai.
— S’il y avait eu une autre solution, je l’aurais choisie. Mais je ne peux pas envoyer Hyram.
Thias éclata d’un rire un peu honteux, mais tout à fait sincère. Émue, Talandra se demanda quand elle l’entendrait de nouveau s’esclaffer à côté d’elle.
Elle le prit par les mains, le força à se relever et l’enlaça, les yeux fermés pour graver son odeur dans sa mémoire.
— Tu me manqueras beaucoup…
— Toi aussi, souffla Thias, la voix rauque.
— Avant ton départ, j’aimerais que tu fasses quelque chose pour moi.
Thias s’écarta et esquissa une révérence.
— Je suis à tes ordres, ma reine.
— Charge-toi d’annoncer la mauvaise nouvelle à Hyram.
Thias se rembrunit et Talandra ne put s’empêcher de sourire devant sa déconfiture. Après lui avoir posé un baiser sur la joue, elle le raccompagna à la porte et le regarda s’éloigner dans le couloir. Alexis aussi le suivit des yeux, remarqua-t-elle.
— Peux-tu aller dire aux cuisines que j’attends mon repas ?
— Même chose que d’habitude ?
— Oui, mais une plus grosse portion.
Alexis ne posa pas de questions, et Talandra lui en fut reconnaissante. N’était-il pas juste que son mari soit le premier à apprendre qu’elle mangeait désormais pour deux ?
Alors qu’elle venait de finir son repas, Alexis tournant autour d’elle comme une mère poule, on frappa vigoureusement à la porte. Dès qu’elle se fut essuyé les lèvres, Talandra fit signe à sa garde du corps d’aller ouvrir.
Se demandant sans doute pourquoi elle avait tant tardé à lui répondre, Shanimel jeta un coup d’œil en coin à Alexis, qui ne broncha pas plus qu’une statue.
— Votre Grâce…, dit la chef de l’espionnage avant d’avancer vers le bureau.
Comme Talandra le disait depuis toujours, le noir et le rouge allaient à merveille à Shanimel. Son pantalon et son gilet de cuir, le dernier cri de la mode, mettaient en valeur son chemisier rouge juste assez ouvert pour laisser apercevoir la lisière de ses seins. Histoire de ne pas s’attarder sur ce troublant décolleté, la reine baissa les yeux sur son bureau en quête du dernier rapport arrivé d’Yerskania.
— J’ai lu ce texte, dit-elle, coupant l’herbe sous le pied à Shanimel, et je n’ai pas changé d’avis. J’irai en visite officielle à Perizzi.
— Je peux m’asseoir ? demanda Shanimel.
Talandra fit signe que oui et se prépara à subir un sermon.
— Vous prenez vraiment la peine de lire tous les rapports, Majesté ?
La reine croisa les bras et ne daigna pas répondre.
— Je vais attendre dehors, annonça Alexis. Mes oreilles bourdonnent encore de votre dernière dispute.
La porte claqua assez fort pour que le bruit se répercute dans toute la pièce.
Talandra et Shanimel se dévisagèrent. La chef de l’espionnage, nota la reine, semblait fatiguée. Par le travail, ou parce que quelqu’un l’empêchait de dormir ? N’ayant plus le droit de poser cette question, Talandra se concentra pour rester de marbre.
— Roza confirme que les rumeurs n’en sont pas… Il y a vraiment un complot contre Morganse et vous.
— J’ai lu ça, oui…
— Alors, vous savez que c’est sérieux. Vos ennemis ont des moyens et ils prennent toutes les précautions pour dissimuler leurs traces. Il faudra longtemps pour les identifier.
— Tu veux que je retarde mon voyage ?
— Officieusement, oui… Informez discrètement Morganse, mais sinon faites comme si rien ne devait changer. Ça incitera nos ennemis à sortir du bois.
— Et de combien de temps dois-je différer mon départ ?
Shanimel ne tomba pas dans le piège.
— J’essaie uniquement de vous protéger…
— J’apprécie… Mais quelle image enverrai-je au monde si je me terre chez moi dès que quelqu’un envisage de m’abattre ?
— Votre réputation compte plus que votre vie ?
Talandra ignora la question.
— Jusque-là, nous avons été très vagues au sujet de la date de ce voyage. Le moment est venu de la fixer.
— Vous prenez un gros risque.
— Pas question de céder face aux menaces, affirma Talandra.
Elle se força à respirer lentement. Quoi qu’elle fasse, elle avait toujours Shanimel dans la peau.
— Si vous persistez malgré mon avis, emmenez au moins votre sosie.
— J’y réfléchirai.
Shanimel leva les bras au ciel.
— Toujours aussi entêtée, pas vrai ? Vous faites ça avec tout le monde, ou ça m’est réservé ?
— Ce n’est pas le premier complot qui me vise, et ce ne sera pas le dernier…
Shanimel inclina la tête sur le côté, fataliste.
— Quand votre époux rentre-t-il de son voyage diplomatique ?
— Dans sa dernière lettre, il dit qu’il ne quittera pas la capitale avant une semaine. Le Roi du Désert, semble-t-il, n’aime pas qu’on lui mette la pression. Pourquoi cette question ?
— Pure curiosité…
— En principe, tu n’aimes pas entendre parler de lui.
— C’est vrai, mais c’est probablement la seule personne que vous écoutiez, quand vous faites une crise d’obstination. Il pourrait vous inciter à la raison…
Talandra inspira à fond – pour se calmer, cette fois.
— Tu ne m’auras pas ! Ma décision est prise, et je partirai demain, comme prévu.
— Tête de mule…, marmonna Shanimel. Tout doit toujours être conforme à votre volonté. C’est pour ça que je venais toujours dans vos appartements et que nous n’avons jamais été chez moi.
— C’est faux, objecta Talandra.
Mais Shanimel était lancée.
— On dînait toujours où vous vouliez, également… Accepter était plus facile que de discutailler sans cesse. Ça rendait la vie plus simple… et plus agréable.
Shanimel se força au silence. Empourprée, elle baissa les yeux pour ne pas croiser le regard de la reine.
Elles restèrent ainsi un moment, plongées dans un silence qui les ramenait à un temps révolu. Une époque où autre chose les liait que le sens du devoir, le protocole et un semblant d’amitié. Alors qu’elles ne pouvaient revenir en arrière, le présent demeurait instable et l’avenir restait menaçant…
Talandra aurait voulu dire quelque chose pour combler l’abîme qui les séparait, mais elle ne trouva pas ses mots.
— Qu’est-ce qui a changé ? Puisque je suis si têtue, pourquoi me contredis-tu en permanence ?
Shanimel leva enfin les yeux.
— Parce que la situation est différente… Il vous arrive d’avoir tort, et j’ai mission de vous protéger, pas de…
Un silence gêné.
— Majesté, votre père n’était pas… arrogant. Il écoutait tous les avis et en tenait compte pour prendre ses décisions.
— Tu as raison… Je réfléchirai à ta façon de voir les choses.
— C’est tout ce que je demande, Majesté.