Chapitre 8

Choss entra dans le théâtre du don Jarrow sur les talons de six Chacals d’Or, des capitaines dans la hiérarchie du crime. Devant eux se tenaient une dizaine de Chacals d’Argent, une trentaine de Fer-Blanc – des chefs de bande des rues – et une multitude de gens sans grade bien défini. En principe, pendant l’attente, les Chacals d’Or et d’Argent conversaient et s’envoyaient des vannes. Pas ce soir… Restant près de l’entrée de la grande salle circulaire, ils semblaient prêts à tout. Tout le monde savait qu’un orage approchait. Mais comment deviner sur qui s’abattrait la foudre ?

Choss s’appuya au mur et regarda les rangées de sièges, au-dessus de sa tête. D’où il était, il voyait seulement deux balcons, mais il y en avait un de plus tout en haut, près du dôme de verre.

Jadis, la salle était un vrai théâtre où des troupes de comédiens devaient s’égosiller pour être entendues du troisième étage, réservé aux places bon marché. Ce type d’établissement, très semblable à un silo à grain, était bien plus petit que les autres théâtres de la ville. Ce style d’architecture, racontait-on, était tombé en désuétude des décennies plus tôt. Personne n’ayant voulu acheter le « silo », il avait fini par tomber en ruine.

Quand la Famille Jarrow avait investi le coin, le don avait choisi l’ancien théâtre comme quartier général. Restaurant les lambris des murs et les sièges, il avait engagé les meilleurs artisans pour réparer le dôme fissuré. La scène n’existait plus, mais une plate-forme en bois surélevée occupait la moitié de son ancienne surface. Dessus, deux grands fauteuils étaient disposés côte à côte comme des trônes. Lors d’une audience, presque tout le monde devait lever la tête – sauf Choss et un ou deux autres types. Être grand avait ses avantages.

Le silence se fit lorsque quatre personnes entrèrent par la porte du fond. Le don, la dońa, sa femme, et leurs deux gardes du corps, appelés les Naib – des types qui voyaient et entendaient tout et comptaient parmi les membres les plus respectés et fiables de la Famille. Au moment de sa retraite, deux ans plus tôt, Choss s’était vu proposer le poste de Naib de la dońa. Après le temps de réflexion requis pour ne vexer personne, il avait courtoisement refusé cette offre.

Le Naib de droite, mince comme un roseau, arborait la peau dorée d’un natif de Shael. Vêtu de cuir, deux épées croisées dans le dos, il portait en outre deux couteaux à la ceinture. Quand il balaya la salle des yeux, personne ne s’aventura à croiser son regard. Il n’y avait pourtant là que des durs connus pour être impitoyables, mais Pietr Daxx était dix fois pire qu’eux.

Pendant la guerre, alors que les Morriniens et les Vorgas occupaient son pays, il avait combattu dans tous les groupes de résistants. Après la victoire, d’horribles histoires avaient circulé, et toutes n’étaient pas à porter au débit des envahisseurs. En punition des atrocités qu’il avait commises, Daxx avait été banni par son propre peuple.

Le second Naib était un natif de Seveldrom aux yeux bleus et au crâne chauve. La poitrine et les bras couverts de cicatrices, c’était un vétéran, et pas d’une seule guerre. Longtemps avant d’avoir entendu parler des Familles, Choss connaissait Vargus. Un guerrier à la réputation terrifiante capable de résoudre très discrètement les divers problèmes des Familles. Parce qu’il ne se montrait plus en public, on avait fini par le tenir pour une légende urbaine. Jusqu’à son retour sur le devant de la scène, un an plus tôt.

Alors que Daxx vous glaçait les sangs, Vargus avait la bonhomie chaleureuse d’un grand-oncle ou d’un frère aîné. Mais son épée et son couteau avaient bu plus de sang que toutes les armes des Chacals d’Or réunis.

— Ne soyez pas timides ! dit le don en faisant signe à ses visiteurs d’approcher.

Pour s’asseoir, il attendit que sa femme l’ait précédé.

Selon certains, Jarrow avait obtenu sa position grâce à sa corpulence. Lutteur dans sa jeunesse, il avait en effet des bras et des épaules imposants. Et sans nul doute, ses mains puissantes pouvaient aisément briser des os. Mais il ne se les salissait plus, désormais. S’il régnait sur cette partie de la ville, ce n’était pas à cause de ses muscles ni du nombre de types qui travaillaient pour lui. Le pouvoir, il le devait à son intelligence et le conservait grâce à elle.

Prompt à s’énerver, il se calmait vite et prenait le temps de réfléchir à ce qui l’avait agacé. Son art de voir les choses à long terme le rendait imprévisible et bien plus dangereux qu’un ponte du crime moyen.

La dońa était l’opposé de son mari. N’élevant jamais la voix, elle ne jurait pas non plus et trahissait rarement ses émotions. En un sens, ça la rendait plus redoutable que son époux, parce que nul n’aurait su prévoir ses réactions. Sans raison apparente, on pouvait crouler sous ses attentions ou être débité en tranches et donné à bouffer aux cochons pour incompétence.

Avec le don, on savait toujours où on en était. Et on voyait la fosse aux ours avant d’être jeté dedans.

— Quelqu’un peut me dire ce qui s’est passé la nuit dernière ? demanda le don, inhabituellement calme.

Choss se raidit et les Chacals d’Or et d’Argent se regardèrent, espérant que quelqu’un se déciderait à répondre.

— Bordel ! qu’est-il arrivé ? rugit le don.

Sa voix se répercuta dans toute la salle, dépourvue de tentures qui auraient pu l’étouffer. Ici, il n’y avait même pas de coussins sur les chaises de bois.

Le don passa une main dans sa barbe noire. Puis il sonda la foule du regard.

Choss entendit quelqu’un entrer discrètement et venir se camper près de lui. Vinneck, si on se fiait à la respiration rauque.

— Dois-je préciser ma question ? demanda le don. Vous faire un dessin, peut-être ?

La dońa posa une main sur le bras de son mari et se pencha en avant, offrant à tous une vue plongeante sur son décolleté. Avec sa peau couleur cacao et ses courbes plantureuses, c’était une très jolie femme. Mais même si elle n’avait pas été mariée au don, Choss aurait préféré coucher avec une vipère. Cette garce était encore plus terrifiante que son homme.

— Nous vendons du venthe, une saloperie que je n’aime pas, déclara-t-elle.

Choss aurait parié qu’elle se fichait des ravages de la drogue, mais il le garda pour lui.

— Si nous ne le faisions pas, quelqu’un d’autre s’en chargerait, et nous perdrions de l’argent. Mais si nos clients continuent à crever, nous finirons sur la paille.

Les hommes et les femmes de l’assistance avaient tous gagné leur position à la force du poignet. Alors qu’ils n’étaient pas idiots, cette femme leur parlait comme s’ils étaient des Chacals de Fer-Blanc, tout en bas de l’échelle. Loyaux et conscients que quelqu’un était bel et bien coupable, ils ne se rebellaient pas. Quelqu’un avait bien acheté la came, sans doute pour trois ronds, puis l’avait distribuée aux revendeurs.

— Vous savez combien de clients nous avons perdus ? demanda le don. Trente-trois ! Ça ne m’empêche pas de dormir, mais je ne suis pas assez puissant – oui, même moi ! – pour faire disparaître autant de cadavres en une nuit sans éveiller les soupçons. Tout le monde pose des questions. Les autres Familles, les amis des morts et même ces putains de Protecteurs !

Pour enchaîner, la dońa attendit que l’écho se dissipe :

— Nous avons aussi perdu quatre lutteurs en une soirée, dit-elle avec un bref coup d’œil pour Choss.

Leurs regards se croisèrent et l’ancien champion frémit.

— Des Protecteurs et des Gardes grouillent dans mes rues ! beugla le don. Mes rues, oui !

Choss se demanda si le dôme n’avait pas été fissuré jadis par les cris d’un acteur. Si c’était arrivé une fois, ça pouvait se reproduire.

— Vinneck, demanda la dońa, tu étais au courant ?

— Non. Hier soir, nous avons renvoyé un gars parce qu’il s’était chargé. Les autres ont dû se doper avant de venir chez nous.

— Et Brokk ?

La question s’adressait à Choss et à Vinneck, mais celui-ci répondit :

— Quand on a compris, c’était déjà trop tard.

La dońa dévisagea Choss, qui dut mobiliser toute sa volonté pour ne pas broncher. Comme si son regard lui traversait le crâne, il aurait juré que cette femme lisait ses pensées.

Quand elle détourna la tête, il s’autorisa un petit soupir et remercia Vinneck d’un signe de tête. Si on apprenait qu’ils avaient su la vérité et laissé Brokk combattre, ils risquaient de gros ennuis.

— Découvrez d’où vient cette merde, dit le don, un peu plus calme. Contactez d’abord nos fournisseurs habituels, puis tous les autres. De mon côté, j’en parlerai aux Familles.

Des murmures coururent dans la salle. Les Familles ne collaboraient pas, c’était une fable pour le monde extérieur. La vérité était bien plus complexe que ça…

Depuis le début, les Familles se serraient les coudes, mais uniquement quand leurs intérêts communs étaient en jeu. Face à de nouveaux venus ambitieux, elles s’unissaient volontiers, écrasant la concurrence. À une seule exception près : le Boucher. De lui, personne ne savait que faire…

Le venthe était hautement addictif, mais il ne tuait pas ceux qui le consommaient. Enfin, pas sur le coup. Au fil des ans, les accros pourrissaient de l’intérieur, mais personne n’avait envie de les voir disparaître vite. Sans nul doute, les Familles allaient se mettre d’accord, démasquer les empoisonneurs et faire un exemple.

D’habitude, l’arène était l’endroit idéal pour de telles rencontres, forcément délicates. Un terrain neutre, en somme. La plupart des Familles finançant un lutteur, elles avaient en outre à cœur que l’installation ne soit pas dévastée.

La Famille Jarrow était le « mécène » de Brokk. Les trois autres types morts à cause du venthe pourri appartenaient à d’autres Familles. Avec quatre morts et l’hystérie qui avait gagné la foule, Vinneck s’était vu contraint de fermer l’arène jusqu’à nouvel ordre. Des Protecteurs et des Gardes y étaient encore, acharnés à découvrir la vérité. Si Choss et Vinneck n’avaient pas parlé de leur expérience, les enquêteurs avaient entendu le récit de plusieurs témoins. La soif de sang, la folie meurtrière…

Choss chassa ces pensées et se concentra sur la dońa.

— Ne reculez devant rien, dit-elle avec un sourire glacial. Trouvez d’où venait cette drogue, et surtout, qui nous l’a fournie. Ceux qui résoudront le mystère auront droit à ma reconnaissance. Ne nous décevez pas.

D’un geste, elle congédia l’assistance, qui se retira docilement.

Choss et Vinneck ne suivirent pas le mouvement.

— Crétins ! leur lança le don pendant qu’ils approchaient. Je suis entouré de crétins ! Je devrais ordonner à Vargus de les tuer tous !

Le Naib regarda les portes, comme s’il n’attendait qu’un signal. Un mot du don, et il décapiterait tous ces abrutis !

— Peut-être, concéda la dońa, mais il faudrait un moment pour remplacer tant de gens. De plus, avant de s’améliorer, la situation s’aggravera, et beaucoup d’entre eux crèveront. Quand tout sera fini, nous recruterons du personnel plus compétent.

Un discours qui pouvait passer pour de la clémence déguisée, mais il ne fallait pas s’y tromper. La dońa se fichait comme d’une guigne de ses Chacals, de simples pions dans son jeu.

— Tu as raison, lâcha le don. Vinneck, combien d’argent avons-nous gagné ?

— Beaucoup, répondit l’ami de Choss en brandissant un petit carnet rouge.

La liste des paris de la veille. Propriétaires de l’arène, Choss et Vinneck n’avaient pas le droit de parier, mais ils pouvaient conseiller les autres. Bien entendu, la maison prenait un pourcentage sur les gains. Choss se chargeait des pronostics et Vinneck s’occupait de la finance. Une fine équipe.

Ne pariant jamais contre Gorrax, Choss avait conseillé au don de placer une petite fortune contre son propre lutteur. À contrecœur, Jarrow avait fini par accepter, convaincu par l’expertise de l’ancien champion. Malgré la fin répugnante du combat, le Vorga avait gagné et les paris restaient valides.

Beaucoup de gagnants n’étaient pas venus chercher leur gain. De l’argent souillé de sang, devaient-ils penser. À moins qu’ils veuillent simplement tout oublier de cette soirée.

— Très bien, dit le don, ça couvrira une partie des frais de remise en état.

— Quand pourrons-nous rouvrir ? demanda Choss.

— Ce n’est pas pour tout de suite… Tout ça pue encore trop. Impossible d’étouffer l’affaire. Quatre lutteurs, ce serait passé, mais trente-trois autres victimes… Et je sais ce qui est arrivé aux spectateurs.

Le don ne demanda pas de détails. Une bonne chose, parce que Choss n’aurait pas pu lui en fournir. Mais le sujet reviendrait sur le tapis, ça ne faisait pas de doute.

— Il me faut un verre, annonça le don. (Vargus sur les talons, il se dirigea vers la porte du fond.) Quand j’aurai des nouvelles, je vous enverrai quelqu’un.

Vinneck s’éloigna, mais il se retourna lorsqu’il s’aperçut que Choss n’avait pas bougé.

— Je te rattraperai ! lança l’ancien champion, les yeux rivés sur la dońa.

Daxx lui accorda un coup d’œil, l’évaluant en une fraction de seconde. Avant un combat, tous les professionnels procédaient ainsi. Un moyen d’accumuler des informations sur un adversaire et de les ajouter à une longue liste gravée dans leur mémoire. Ensuite, ils comparaient leurs forces et leurs faiblesses à celles du type d’en face. Quand le résultat était à leur avantage, le combat ne s’éternisait pas. En cas d’égalité, il fallait se fier au courage – ou à la chance. Mais le plus souvent, l’issue d’un combat était évidente avant l’échange des premiers coups.

Le compte de Daxx ne dut pas lui plaire, car il tendit la main vers une de ses épées. Mais la dońa l’arrêta d’un geste.

— C’est inutile ! Choss est un vieil ami.

Un grossier mensonge. Depuis qu’ils se connaissaient, ils n’avaient jamais échangé plus de trois mots.

— Appelle-moi Sabina, dit-elle.

Non, ça, il ne pourrait jamais.

— On en est où avec les autres Familles ? demanda Choss.

Se montrer si « amical » était dangereux, mais après tout, il aurait pu être à la place de Daxx. Si elle le présentait comme un ami, autant en tirer avantage.

La dońa se tapota les lèvres du bout d’un ongle couleur émeraude – assorti à sa robe, nota Choss.

— Ce n’est pas bon… Même si nous avons perdu un lutteur, on nous accuse de ce sale coup. Et on ne nous croit pas capables de résoudre le problème.

— Ces gens vont envoyer des hommes à eux ?

La dońa acquiesça.

— Je peux faire quelque chose ? demanda Choss d’un ton presque implorant.

— Toi, quand tu as une chose en tête…

Pas dupe, la dońa savait qu’il pensait exclusivement à l’arène.

— Nous sommes si près du succès ! Les combats sont meilleurs que jamais, vous l’avez dit vous-même. Vous pensez aussi que nous sommes prêts à sortir de l’ombre.

— C’est vrai. Des gens très riches s’intéressaient à l’arène, essentiellement à cause du profit potentiel, mais c’était déjà ça. Ç’aurait été rentable pour tout le monde.

— Si j’arrange cette affaire de venthe, vous nous soutiendrez de nouveau ? En contactant les bonnes personnes ?

— Comme je l’ai dit, répondit la dońa d’un ton qui trahissait son impatience croissante, ceux qui résoudront ce problème avant qu’une guerre éclate entre les Familles auront droit à ma reconnaissance.

— J’ai votre parole d’honneur, dońa Jarrow ?

C’était aller un peu loin, et Daxx tressaillit, mais la dońa ignora son Naib et eut l’ombre d’un sourire.

Avec un peu de chance, ça voulait dire qu’elle appréciait la hardiesse de Choss et n’ordonnerait pas à Daxx de le décapiter pour cause de lèse-majesté.

— Ma parole d’honneur ! Si tu réussis, je ferai tout pour rendre sa gloire passée à l’arène.

Choss tendit la main. Après l’avoir regardée un moment, la dońa consentit à la lui serrer. Sa poigne se révéla très délicate… et plus froide qu’un bloc de glace.

Choss dégagea vite sa main et se détourna, mais quelque chose lui revint à l’esprit.

— Qu’est-il arrivé à Gorrax ?

Même si l’expression de la dońa ne changea pas, quelque chose passa dans son regard.

— Je t’aime bien, Choss, et j’apprécie ton courage, mais ne pousse pas ta chance trop loin. Le Vorga est parti et il ne reviendra plus.

Choss aurait voulu plaider pour son ami, obtenir au moins qu’on l’épargne, mais il avait déjà trop tiré sur la corde. Insister ne servirait à rien, sinon à indisposer davantage la dońa. Incapable de savoir quel sort elle réservait à Gorrax – s’il était encore de ce monde –, il se jura d’aller prier Nethun au bénéfice de son ami, puis il se retira, la culpabilité lui brûlant la gorge comme un acide.