Après une autre journée éprouvante, Katja décida de se réconforter avec un bon steak de Seveldrom. En ville on trouvait du bœuf élevé dans l’Ouest, mais elle avait besoin de soigner son mal du pays.
Il lui restait assez de temps pour manger avant d’aller rejoindre Roza pour une autre nuit de surveillance du groupe de suspects. La grande escrimeuse était un cas intéressant. Il faudrait garder un œil sur elle et sur le rouquin qui semblait être le chef.
L’Oie Dorée n’était pas la taverne la plus luxueuse en ville, mais pour la cuisine, elle se révélait sans égale.
Le cuisinier, un type d’une cinquantaine d’années, avait sillonné le continent pendant longtemps. Partout, il avait retenu des leçons de la gastronomie locale. Cette longue expérience en faisait un cuisinier d’exception.
Il vint en personne apporter son assiette à Katja. Un petit steak, mais épais de quatre bons doigts, sur un lit de riz jaune aux baies rouges. Une sauce brune formait une couronne autour du plat et une virgule d’épice verte, sur le bord de l’assiette, tenait lieu de signature.
— Bon appétit, dit l’homme avant de s’éloigner.
Alors que Katja finissait la sauce avec du pain, une ombre tomba sur son assiette. Elle ne réagit pas, avec l’espoir que l’importun ficherait le camp et la laisserait digérer en paix.
Deux personnes s’assirent en face d’elle. Pour ne pas sursauter, il lui fallut faire un effort.
— Je me nomme Rodann, dit le barbu roux. (Il désigna sa compagne – la grande escrimeuse.) Et voici Teigan.
Katja but une gorgée de vin, s’essuya la bouche et s’adossa à un siège, la main sur la lame fixée à sa cuisse. Puisqu’il ne pouvait pas s’agir d’une coïncidence, que savait ce Rodann ? Avait-il vu que Roza et elle les suivaient, Teigan et lui ?
— Que voulez-vous ?
Rodann eut un sourire qui lui rappela celui d’un généreux marchand qui distribuait des amandes à des gosses des rues. Les fruits secs empoisonnés avaient tué dix-sept gosses, avant qu’on l’interpelle.
— C’est la question que j’allais vous poser, dit Rodann. Parce que vous ne trouverez pas là où vous cherchez.
Katja regarda Teigan, qui ne broncha pas. Une véritable statue, n’était son regard brillant. Alors que Rodann semblait plutôt bonhomme, sa compagne vêtue de cuir avait de quoi glacer les sangs.
— Que voulez-vous dire ?
— Nous savons tout sur vous…
Katja sourit.
— Sans blague ? Racontez-moi, j’adore les histoires !
Rodann faillit parler, mais il se pétrifia, fronça les sourcils et désigna le comptoir.
— Un autre verre de vin ?
Katja déclina l’offre d’un geste.
Teigan et elle se toisèrent en silence pendant que Rodann se dirigeait vers le comptoir.
— Si c’est lui qui parle, dit enfin l’espionne, à quoi vous servez ?
Teigan balaya la pièce du regard.
— Aux négociations, dit-elle en tapotant la poignée de son épée.
Rodann revint avec deux chopes de bière et un verre de vin. Katja et Teigan ne burent pas, contrairement à lui.
— Je sais que vous êtes venue ici avec un projet, dit-il en sondant les profondeurs de sa chope. Et vous avez remarquablement bien réussi. On vous imitera, mais vous resterez la première. Mais malgré cette immersion dans toutes les religions, je sens que vous restez insatisfaite, comme s’il y avait un grand vide en vous.
Katja mobilisa toute sa volonté pour rester de marbre. Elle ne s’était pas trompée, quelqu’un l’avait suivie. Sinon, Rodann n’aurait pas su tout ça. Cela dit, il ne semblait pas informé qu’elle les avait filés, Teigan et lui.
— Que voulez-vous dire ? demanda-t-elle, très calme en apparence.
Rodann la regarda avec une sincère compassion.
— Si vous alliez bien, fréquenteriez-vous des endroits comme La Grotte ? Boiriez-vous à longueur de nuit dans des bars miteux avec votre amie ? Au fait, quel est son nom ?
— Roza, dit Teigan.
Katja la regarda, stupéfaite, mais l’escrimeuse ne parut pas s’en apercevoir. Pour l’instant, elle observait deux marchands, au fond de la salle, qui négociaient à voix basse.
— Roza, oui… Une bien triste histoire. Contrainte d’abandonner sa vie et de reprendre la boutique d’épices, après la mort de son oncle. Elle est aussi perdue que vous.
Katja dégaina sa lame mais la garda sous la table. Même s’il se croyait très malin, Rodann ignorait à qui il avait vraiment affaire. Ou se fichait-il d’elle ?
— Tu cherches quelque chose, dit Rodann, passant au tutoiement. Mais t’enivrer de débauche ne t’aidera pas.
— Mais toi, bien sûr, tu détiens les réponses, railla Katja.
— Non, pas du tout… Cela dit, je pense que tu veux davantage qu’un succès professionnel. Tu n’es pas la seule à te sentir perdue. Beaucoup d’entre nous ont le sentiment d’être coupés de tout et d’avoir été trahis.
Rodann semblait très concerné par cette « trahison ».
— Trahis par qui ?
— Tout le monde, répondit Rodann avant de boire une longue gorgée de bière.
Teigan n’avait toujours pas touché la sienne.
— Le monde a changé, et nous devons changer avec lui. Pense à la reine Morganse. Elle a renoncé au trône, puis l’a récupéré en claquant des doigts. Et la lignée de succession ? Et les lois du royaume ? Cette femme est au service de ses sujets, et elle ne les a pas consultés. Nous ne comptons pas.
— Tu veux te débarrasser de la reine ?
Rodann haussa les épaules. Sans doute était-ce trop tôt pour qu’il abatte son jeu.
— Prenons un autre exemple… La plupart des gens obéissent à des Écritures vieilles de milliers d’années. Quand les livres saints ont été écrits, leurs auteurs n’avaient aucun moyen de savoir ce que seraient nos vies. Alors, pourquoi cette foi aveugle ?
— Seuls les idiots s’attachent à la lettre de ces textes, dit Katja. L’important, c’est l’esprit.
Teigan fronça les sourcils.
— Peut-être, mais pour l’essentiel, nous obéissons, reprit Rodann. Les prêtres se livrent à des interprétations pour nous guider, mais ils sont aussi perdus que nous – sans parler des corrompus et des pervers. Jadis, ils obtenaient leur position grâce à des sacrifices. Le sang, le célibat, le Défi de Fer de la Longue Marche. Aujourd’hui, ce sont des gens en tunique de soie qui jacassent à longueur de temps.
— Tu n’es pas là pour un débat théologique. Que veux-tu ?
Les phalanges blanches sur la poignée de son arme, Katja commençait à perdre patience. Avant que Teigan dégaine son épée, elle pouvait égorger Rodann. Et qui sait ? parvenir à tuer l’escrimeuse avant qu’elle ait pu frapper ?
— Mon but, c’est favoriser le changement, et tu veux la même chose. Je voudrais que tu viennes à des réunions, pour découvrir nos idées. Après, si tu n’es pas conquise, nous nous séparerons bons amis et tu ne me reverras plus.
Katja serra moins fort sa lame et réfléchit. Rodann et son groupe semblaient impliqués dans une opération plus complexe qu’un banal assassinat. Des révolutionnaires ? Au premier abord, sa cause semblait perdue d’avance, mais il ne pouvait pas être si naïf que ça. Sinon, pourquoi tous ces efforts pour garder le secret ?
Jusque-là, il n’avait pas mentionné Talandra. Ses griefs visaient Morganse, mais il paraissait douteux qu’il en veuille à une seule personne.
À part ça, une question s’imposait. Pourquoi avait-il contacté Katja ? Il y avait d’autres cœurs à la dérive en ville.
Fallait-il tuer ces deux personnes et s’en aller ? Mais leurs complices ne risquaient-ils pas de disparaître dans la nature ?
Katja remit son arme en place. Puis elle posa les deux mains sur la table, étudia son verre de vin et s’en empara. Si ces gens avaient voulu la tuer, il y aurait eu d’autres moyens…
— J’écouterai, mais je ne promets rien d’autre…
— Nous avons une réunion demain soir. Viens avec une grande ouverture d’esprit, c’est tout ce que je te demande.
Rodann eut un grand sourire, comme s’ils étaient de vieux amis. Katja frissonna de la tête aux pieds.
L’homme lui donna une adresse et des indications pour trouver la bonne porte. Durant tout le dialogue, Teigan n’avait presque rien dit et son visage de marbre ne trahissait aucun sentiment. Pour comprendre quel rôle elle jouait dans la conspiration, il faudrait la surveiller de très près.
Rodann vida sa chope puis désigna celle de sa compagne. Teigan but la bière en un clin d’œil, se leva et se dirigea vers la sortie, le barbu roux sur les talons.
Était-ce vraiment lui le chef ? Il fallait éviter toute conclusion hâtive…
Après la réunion du lendemain, Katja en saurait plus.
Quand elle eut payé son repas et demandé qu’on complimente le cuisinier pour elle, elle partit rejoindre Roza. Ensemble, elles s’attablèrent dans une autre taverne, pour converser tranquillement.
— Pourquoi toi ? demanda Roza quand Katja lui eut raconté son histoire.
— Je n’en sais rien.
— À partir de maintenant, suppose que tu es suivie. Fais ton travail normalement, et si tu as besoin de me parler, viens me voir à la boutique. Ils savent que nous sommes amies. Du coup, ça ne les étonnera pas.
— Que me veulent-ils ? demanda Katja.
— Je n’en sais rien… Nous allons enquêter sur ces deux-là. En attendant, ne prends aucun risque.
Roza s’en fut et Katja envisagea de retourner à La Grotte. Oublier tout était tentant, mais c’était aussi dangereux, dans les circonstances présentes, et elle y renonça.
Elle rentra chez elle en faisant de grands détours. Si les gens de Rodann avaient réussi à la filer, c’étaient des champions !
La conversation avec le barbu roux la hantait. Quel était le lien avec les autres personnes vues la veille ? Il y avait trop de possibilités pour qu’on puisse imaginer un plan. Avec davantage d’informations, ça changerait…
Alors qu’elle s’engageait dans une rue latérale afin de revenir sur ses pas, Katja songea qu’elle devrait redoubler de vigilance, le lendemain en allant à son travail.
En traversant un des grands ponts, elle sentit la brise marine lui caresser le visage. L’odeur iodée qui flottait dans l’air lui éclaircit un peu les idées.
Évitant les rues très fréquentées par des ivrognes et des noctambules, elle se dirigea vers le nord. Quelques circonvolutions de plus, puis elle retraverserait le fleuve et serait chez elle en moins d’une demi-heure.
En entrant dans une ruelle, entre deux rangées de maisons, elle aperçut deux hommes à l’autre bout. Dissimulés dans l’ombre, ils sondaient la rue d’en face, lui tournant le dos. Katja les trouva familiers et ne tarda pas à les identifier. C’étaient les deux salopards qu’elle avait détroussés quelques nuits plus tôt. Ceux qui attaquaient un marchand…
Alors qu’elle reculait, un des types se retourna. Un doigt sur les lèvres, Katja lui fit comprendre de la fermer, mais il ne tint pas compte de son avis :
— Salope ! cria-t-il.
Son copain se retourna aussi.
— Ne soyez pas stupides, les gars… La dernière fois, ça s’est mal terminé pour vous. Laissez tomber.
Les deux types dégainèrent un couteau et avancèrent. Katja jeta un coup d’œil derrière elle, puis partit à la course et s’arrêta à une intersection – le genre de terrain dégagé qu’il lui fallait. Un des types avait la main droite bandée. Donc, l’autre était celui à qui elle avait déboîté l’épaule. Tous les deux se ressemblaient – des parents, à l’évidence. Instruits par l’expérience, ils approchaient lentement.
Pour égaliser les chances, Katja dégaina la lame fixée à sa cuisse et le couteau glissé dans sa botte.
Les deux types se regardèrent et hochèrent la tête. Puis ils tentèrent de prendre leur proie en tenaille.
— Dernière chance de vous enfuir…, prévint Katja.
Inspirant à fond pour se calmer, elle suivit la progression de ses adversaires. Puis elle feinta une attaque sur l’un et bondit sur l’autre. Avec ses deux armes, elle le força à reculer en se défendant. Du coup, il ne vit pas partir le coup de pied qui lui explosa le genou déjà maltraité la veille. Alors qu’il s’effondrait, Katja bondit pour passer derrière lui.
Une lame siffla et l’homme à terre dut baisser la tête pour éviter le coup de son complice. Histoire de le neutraliser définitivement, Katja le frappa trois fois au bras avec son couteau. Des blessures peu profondes mais assez douloureuses pour l’occuper un moment.
L’autre ruffian voulut charger mais elle le tint à distance avec sa lame.
— Tue-la ! cria l’autre crétin.
Katja recula pour se donner du champ. En maugréant des menaces, le type avança, et mal lui en prit. Quelques instants plus tard, il tomba la gueule ouverte, ressemblant à un poisson qui agonise sur la berge d’une rivière.
Katja sourit, amusée par cette image, puis elle esquiva un coup maladroit avant de s’écarter en tenant compte de la position de l’autre type. S’il n’était plus en état de combattre, il pouvait encore lui saisir une jambe.
Le bandit frappa de taille. Sans chercher à parer, Katja esquiva en se déplaçant sur le côté. En force pure, elle n’aurait pas l’avantage, donc il valait mieux guetter une ouverture.
L’homme frappa, perdit l’équilibre et fut obligé d’avancer. Au lieu de s’écarter, Katja avança aussi, passa sous sa garde et lui enfonça son couteau dans les côtes.
— J’aurais pu te tuer. Ramasse ton copain et tirez-vous !
Vexé, le ruffian s’entêta. Il attaqua, et quand Katja esquiva, il lui attrapa l’épaule avec sa main libre. Elle lui entailla le bras, mais il ne lâcha pas prise et la poussa en arrière.
La jeune femme lâcha son couteau et ne se laissa pas déséquilibrer. Ses appuis recouvrés, elle voulut frapper, mais l’homme la percuta de plein fouet. Propulsée en arrière, elle percuta un mur et eut le souffle coupé. Alors qu’une main se refermait sur sa gorge, une autre immobilisa son bras encore armé.
Le type eut un sourire triomphant qu’elle lui fit vite ravaler. Avec son bras libre, elle cogna l’épaule récemment déboîtée, et l’imbécile fut obligé de la lâcher.
Cette fois, elle lui enfonça sa lame dans le ventre. Stupéfié, il regarda son bourreau, les yeux ronds de terreur.
Katja retourna la lame dans la plaie. Du sang jaillit sur ses mains puis aspergea le sol, à ses pieds. Laissant tomber son arme, le ruffian bascula en arrière. Quand Katja l’eut lâché, pour ne pas se faire briser un poignet, il tomba sur le dos.
De son ventre ouvert, des viscères et du sang noir se déversèrent, empoissant ses vêtements avant de former une mare sous lui. Ce fluide s’écoula entre les pavés en rigoles paresseuses.
L’autre homme se releva en hurlant comme un fou. De quoi attirer l’attention de la Garde, si ce n’était pas déjà fait.
Katja ramassa le couteau de l’autre voleur et égorgea le fâcheux. Un geyser de sang jaillit. Les deux mains sur la gorge, le moribond tenta en vain de l’enrayer.
Tandis que les deux idiots rendaient l’âme, Katja se laissa tomber sur le sol. Pour une raison inconnue, sa mâchoire lui faisait un mal de chien, et elle prit enfin conscience des contusions récoltées pendant le combat. Tremblant comme une vieille femme, elle récupéra ses armes puis tenta de nettoyer un peu ses vêtements mais aggrava les choses. En recrachant le sang du type qu’elle avait égorgé, elle rentra chez elle d’une démarche mal assurée.
Plusieurs fois, il lui fallut se cacher pour ne pas être vue par des badauds ou interpellée par une patrouille de la Garde Civile. À un moment, épuisée, elle faillit s’endormir sous un porche, mais l’angoisse d’être surprise la tint réveillée.
Dans sa rue, elle décida de ne pas entrer par-devant à cause de ses habits tachés de sang. Elle fit le tour du pâté de maisons, repéra la porte de derrière de son immeuble, approcha… et entendit du bruit derrière.
Gankle entrebâilla le battant puis l’ouvrit en grand dès qu’il eut reconnu sa patronne. Avant qu’il ait pu dire un mot, Katja entra, percuta la table de la cuisine et s’étala sur le sol.
Vidée de ses forces, elle resta où elle était. Puis des mains puissantes la soulevèrent – juste avant qu’elle perde connaissance.