Talandra regarda autour d’elle et sourit devant tant de simplicité. Les deux fauteuils, la table, l’armoire et le lit étaient l’œuvre d’un artisan – très peu doué, s’il fallait être honnête. Certaines pièces tenaient mal ensemble et des têtes de clou dépassaient des accoudoirs d’un fauteuil.
La reine adorait ça ! Chaque élément avait été fabriqué par la même main. La moindre planche sciée, rabotée, vernie et clouée en pensant à un seul et unique être…
La fille d’Ursel avait disparu en mer à vingt et un ans. Depuis, plus personne n’était entré dans le petit appartement situé au-dessus de la boutique de tailleur. Depuis dix ans, Ursel aurait pu le vendre, ou au moins le louer, mais cette idée lui répugnait.
Talandra se sentit honorée d’être assise dans le fauteuil de Munlala. L’amour qu’Ursel portait toujours à sa fille lui rappelait son propre père. Des années plus tôt, le tailleur avait espionné pour le défunt roi. Après avoir entendu son histoire, Talandra n’avait pas pu refuser son offre d’hébergement.
Alexis entra en trombe avec une nouvelle cargaison de coussins. Sans attendre qu’elle le lui demande, Talandra se leva pour que sa garde du corps puisse les déposer sur les deux sièges. La voir sans uniforme était étrange, mais elle portait encore son épée. Une autre garde royale entra avec sur les bras un plateau lesté d’une assiette de soupe et d’un gros morceau de pain.
— Alexis, pourrais-tu… ?
— Après la soupe ! coupa la grande blonde. Quoi que ce soit, ça attendra que vous ayez mangé.
Les deux femmes sortirent pour laisser la souveraine se restaurer. Alors qu’Alexis se postait devant la porte, l’autre garde alla se camper au pied de l’escalier.
Le plus difficile, lors du voyage secret vers Perizzi, n’avait pas été les longues heures de cheval mais les palabres requises pour convaincre les gens… de la laisser partir. Après avoir écouté Shanimel et lu les derniers rapports, Talandra avait accepté d’emmener un sosie et de se montrer très prudente.
Pour une visite officielle, on mobilisait un petit régiment de gardes et toute une caravane de chariots de vivres et autres éléments de confort. Il fallait aussi des gens pour s’occuper des chevaux d’attelage, des cuisiniers, des éclaireurs… En un clin d’œil, une telle délégation comptait plus de cinquante membres.
Quand on ajoutait le temps de monter et de démonter le camp, chaque jour, une telle expédition se déplaçait à la vitesse d’un escargot. Après un débat houleux avec Hyram, son cher frère, Talandra avait obtenu le droit de voyager devant la caravane, avec six de ses gardes. Hyram aurait préféré douze, mais un tel groupe aurait eu du mal à passer inaperçu. Toutes les portes de Perizzi étant surveillées, on n’aurait pas manqué de remarquer pareil afflux de visiteurs.
Pendant que la délégation se traînait, son sosie se faisant brillamment passer pour elle, la reine avait taillé la route. Pendant quelques jours, elle allait du coup pouvoir aller et venir en ville sans qu’on épie ses moindres mouvements. Pour la première fois depuis un an, elle ne se sentait pas écrasée par ses responsabilités.
Tout en massant son ventre déjà arrondi, elle lut le dernier rapport de Roza. Une chance qu’elle soit partie avant qu’il arrive ! Le complot confirmé, Shanimel ne l’aurait jamais laissée partir. Jusque-là, la menace visait seulement Morganse, mais ça ne durerait pas.
Deux coups frappés à la porte annoncèrent l’arrivée de son premier visiteur. Talandra prit un moment pour se remettre dans son rôle et afficher une neutralité de bon aloi.
Alexis entra, suivie par un petit Zecorrien filiforme aux cheveux gris et à l’expression hautaine. Ministre d’État de son pays, Valkrish était le genre d’homme que Talandra, d’habitude, n’avait pas la pénible obligation de rencontrer. Quant à négocier avec lui… Le voyant regarder la pièce avec mépris, elle eut envie de le congédier sans plus de cérémonie.
— Majesté…, dit-il sans esquisser une révérence.
Alexis plissa le front mais sortit sans faire d’esclandre. Sans se lever ni saluer le rustre, Talandra lui désigna le fauteuil, en face d’elle. Valkrish s’assit lentement, comme s’il redoutait que le siège ne résiste pas à son poids.
— Très… rustique…
— C’est charmant, non ? fit Talandra, subtilement moqueuse. Ministre, merci d’avoir accepté de me rencontrer.
Valkrish croisa enfin le regard de son interlocutrice.
— C’est très… informel…, mais le message parlait d’une urgence.
— C’est bien le cas.
— J’espère que c’est assez important pour bouleverser mon emploi du temps. J’ai d’autres rendez-vous.
Voyant que cet homme se fichait comme d’une guigne qu’elle tente de se montrer aimable, Talandra entra dans le vif du sujet :
— Il s’agit des Élus et de leur récent gain de popularité en Zecorria.
Valkrish parvint à masquer sa surprise.
— J’ai peur d’ignorer de quoi vous parlez.
— Jouez les naïfs si ça vous chante, mais nous savons tous les deux qu’il reste des Élus en Zecorria. Dans les autres nations, on les a éliminés, mais chez vous, ils semblent pousser dans les caves, comme des champignons.
Une approche virulente, mais quand on avait affaire à un tel mufle…
— Je ne suis pas sûr que…
— J’ai lu des rapports de première main sur les troubles récents, dans la capitale. Tout ça remonte à quelques semaines, au moment des événements tragiques liés au haut prêtre Filbin.
Talandra ne se soucia pas vraiment de masquer son mépris pour Filbin. Rusé et assoiffé de pouvoir, ce pervers lui répugnait depuis des années, et elle aurait voulu le voir renversé des dizaines de fois. Pour finir, il s’était éliminé lui-même suite à une dépression, semblait-il, qui l’avait poussé à confesser ses fautes dans une cathédrale pleine à craquer. Ajouté à ses déclarations au sujet des ordres reçus directement de son dieu, ce comportement lui avait valu une retraite précoce dans un établissement spécialisé.
— L’Église de la Sainte Lumière s’en remettra, dit le ministre. Mais quel rapport avec la montée en puissance des Élus ?
— Donc, vous admettez qu’ils nous posent un problème ?
Coincé, Valkrish regarda autour de lui, en quête d’une diversion. Peut-être quelque chose à boire… Mais Talandra ne lui proposa rien.
— Les exactions de Filbin, dit-elle, ont souillé l’Église de la Sainte Lumière en Zecorria et partout dans le monde.
— Robella, la nouvelle haute prêtresse, est une sainte exempte de péchés. Les fidèles reviendront…
— Peut-être, concéda Talandra. Mais pour l’instant, ils sont à la recherche d’une foi de substitution, et les Élus ont des arguments. Eux ne se fondent pas sur des anciens textes et des mythes. Leur dieu était un homme bien vivant.
— Et il est mort, rappela Valkrish.
— Toutes les religions parlent de résurrection ou de renaissance. Les Élus sont dans le ton…
— M’avez-vous fait venir pour jubiler devant moi ?
— Pas du tout, ministre…
Talandra sourit, l’utilisation de son titre censée mettre du baume au cœur à Valkrish.
— Au contraire, je suis ici pour vous proposer mon aide.
Valkrish s’humecta les lèvres et regarda de nouveau autour de lui. Mais il n’y avait ni bouteille ni carafe. Prenant une cruche sur la table, Talandra versa un verre d’eau à son invité, qui l’accepta et y trempa les lèvres.
— Quel genre d’aide ?
— Nous avons une certaine expérience quand il s’agit d’éliminer les Élus. Ils sont malins et capables de se cacher… en pleine vue. Et quand on approche trop, ils disparaissent.
— Ce sont des rats ! Chaque fois qu’on en abat un, deux autres le remplacent. Et en cas de danger, ils se terrent dans des trous obscurs.
— Je partage votre frustration… À Charas, il nous a fallu des mois d’enquête pour recenser tous les noms avant d’en finir une bonne fois pour toutes.
— Ils s’étaient infiltrés jusque chez vous ?
— Dans ma capitale, oui. Sur le pas de ma porte…
— Mais vous avez réglé le problème.
— Oui, et ils ne reviendront pas, assura Talandra, feignant la confiance.
Shanimel assurait qu’il en serait ainsi, mais elle ne se sentait pas tranquille.
Le ministre but lentement son eau. Talandra se servit et l’imita. Malgré une monstrueuse portion de soupe et de pain, son estomac grommelait et elle sentait les signes avant-coureurs de la faim. Bientôt, il lui faudrait une robe de grossesse…
— Que proposez-vous ? demanda Valkrish.
— Une liste de noms… Des individus-clés dans le réseau des Élus et des lieux. Les trous dont vous parliez, ministre… Si vous les connaissez, ils ne pourront plus se cacher. Nous connaissons aussi plusieurs recruteurs qui essaient de grossir leurs rangs…
— Et que demandez-vous en échange de votre aide ?
— Rien du tout… Ces gens sont des parasites et leurs croyances me répugnent. Pendant la guerre, ils ont multiplié les exactions. Les voir disparaître sera ma récompense.
Valkrish ne parut pas convaincu par cette tirade. Au contraire, il se referma sur lui-même, soudain très méfiant. Cet homme, lui avait-on dit, était un fervent patriote, et elle avait espéré titiller sa fierté nationale. Un fiasco. Il était plus malin que prévu ou plus… paranoïaque.
— Si je vous demande d’où vous tenez ces noms, me répondrez-vous ?
Talandra ouvrit la bouche, mais il ne la laissa pas parler.
— Que vous fournissent d’autre vos espions ? Les noms des ministres qui ont des secrets ? Ceux qui traînent des dettes ou des erreurs passées qu’ils ne voudraient jamais voir revenir à la surface ?
— Bien sûr que non…, réussit à dire Talandra.
Mais le Zecorrien était lancé.
— Comment me fier à vos informations ? Qui sait si vous n’avez pas fait la même proposition aux Élus ? Pour semer le désespoir dans mon pays et le déstabiliser.
— Ministre, ne soyez pas ridicule !
Valkrish se leva, le regard de nouveau méprisant.
— Je ne me laisserai pas manipuler ! Nous réglerons nos problèmes sans aide extérieure. Pas question de vous devoir quelque chose.
Sur ces mots, il voulut sortir, mais ouvrit la porte et se trouva nez à nez avec Alexis. De surprise, il faillit tomber, mais elle le retint.
— Lâche-moi, femme ! beugla-t-il avant de se dégager et de foncer vers l’escalier.
— Dois-je demander si ça s’est bien passé, Majesté ? Non, bien sûr… Votre visiteur suivant est là. Vous voulez une petite pause ?
— Non, fais-le entrer.
Cette fois, Talandra se leva pour saluer son invité.
Il y avait plus d’un an qu’elle n’avait pas vu l’ambassadeur Mabon. Le Zecorrien bedonnant n’avait pas changé. Pourtant, habituée à le voir nu comme un ver, il fallut à Talandra un moment pour le reconnaître. Lors de leur dernière rencontre, il était attaché à une croix et une gente dame lui fouettait les fesses…
En serrant la main de la reine, Mabon rosit un peu. À l’évidence, il n’avait pas oublié cet incident…
— Ambassadeur, le salua Talandra avec un chaleureux sourire.
— Votre Majesté…
— Comment allez-vous ? Et votre famille ?
Talandra fit signe à l’ambassadeur de s’asseoir. À sa grande satisfaction, il attendit qu’elle ait pris place puis accepta l’invitation.
— Tout le monde se porte bien, merci… Majesté, je sais que des félicitations s’imposent.
Un instant, la reine crut que Mabon parlait de sa grossesse.
— Comment va votre mari ?
— Très bien, merci…
Bien, ça ne se voyait pas encore…
— Je viens de rencontrer le ministre d’État…
— Vraiment ? Un homme imbu de lui-même et ennuyeux – dans ses meilleures heures.
— Il est aussi arrogant et très méfiant. On m’avait parlé d’un fervent patriote.
— J’en déduis que l’entretien s’est mal passé.
— Très mal, oui… Il a refusé mon offre. À présent, je vais vous faire la même.
Talandra répéta son petit discours sur les Élus en Zecorria. Mabon ne la contredit pas, un excellent point, puis il prit le temps de réfléchir avant de répondre :
— Au sujet de Valkrish, vous avez raison. Malgré ses mauvaises manières, c’est un patriote. Il n’acceptera pas d’aide extérieure.
— Et si elle vient d’un de ses ambassadeurs ?
— Il faudra insister, mais c’est possible.
— Ambassadeur, vous vous souvenez de cet « incident » à Charas ? Ce que j’ai fait pour vous ce jour-là…
— Je n’ai pas oublié…
— Il est temps de payer votre dette. Pour ça, vous devrez faire en sorte que le ministre, ou un autre membre influent de votre gouvernement, utilise les informations que je vais vous fournir. Il ne doit plus y avoir d’Élus en Zecorria.
À voir sa surprise, songea la reine, Mabon pensait qu’elle allait lui demander de trahir son pays ou de commettre un crime pour s’acquitter de sa dette.
— Pourquoi ? Quel avantage espérez-vous en tirer ?
— Vous avez oublié comment la guerre a commencé ?
— Non. Tout est parti de Taïkon et de son Nécromancien.
— Faux. Les graines du chaos ont été semées longtemps avant. Les gens complotaient pour se débarrasser du père de Taïkon, le vieux roi, et on ne faisait rien. Une secte d’hérétiques devenait florissante, et on ne faisait rien. Dans votre capitale, des dizaines de personnes disparaissaient puis mouraient, victimes de la magie noire, et on ne faisait rien…
— Qui tuait ces gens ?
— Le Nécromancien, au cours de ses expériences.
Pendant le conflit, obtenir des informations sur Zecorria était difficile. Depuis, Talandra avait lu des dizaines de rapports fiables.
— Ces meurtres et bien d’autres menaces ont été ignorés longtemps avant que Taïkon tue son père et monte sur le trône. Si nous ne faisons rien contre les Élus, la même chose peut recommencer. Vous me demandez ce que je cherche ? Eh bien, c’est d’empêcher une nouvelle guerre ! Ici, en Yerskania, les gens sont nerveux et ont peur de leur ombre. Tôt ou tard, il y aura des troubles. Déjà, la guerre civile fait rage en Morrinow et Shael est livré à l’anarchie.
— Mon pays, lui, est empoisonné de l’intérieur.
— Oui. La guerre est finie, mais nos plaies n’ont pas encore commencé à guérir. L’Ouest peut s’embraser à n’importe quel moment, ambassadeur. Chez vous, on vous tient pour un modéré. Les gens vous écouteront. Vous agirez pour moi ?
— Oui, Majesté. Je ferai ce que vous me demandez.
Sans se lever, Mabon s’inclina humblement.