La sueur ruisselait sur le visage de Fray, lui valant d’agaçantes démangeaisons, mais il n’essaya pas de l’essuyer. Rouge comme une pivoine, Drauk, son adversaire, souffrait autant que lui de la chaleur. Même avant midi, le soleil tapait dur et il n’y avait pas un souffle de vent.
Malgré leur inconfort, les deux hommes ne se laissaient pas distraire, chacun ignorant son environnement pour se concentrer sur l’autre. Et Fray avait un mal de chien à ne pas se focaliser sur la façon dont la chemise trempée de Drauk se collait à sa poitrine et à ses bras…
Les autres stagiaires se moquaient souvent de Drauk, qu’ils jugeaient trop attaché au règlement. Mais quand on descendait de trois générations de Protecteurs, on portait un grand poids sur les épaules. Drauk ne voulait pas souiller l’honneur de sa famille, et Fray le comprenait parfaitement. Tous les deux, ils devaient se montrer à la hauteur d’un héritage.
Drauk serait un excellent Protecteur. Très intelligent et décidé à réussir, c’était en outre un beau garçon, ce qui ne gâtait rien.
Fray eut un petit sourire. Pensant que ça présageait une attaque, Drauk recula d’un pas. L’assaut ne venant pas, il chargea et visa l’épaule de son adversaire.
Fray esquiva et frappa Drauk au visage pour le forcer à reculer de nouveau. le duel se poursuivit, les épées de bois s’entrechoquant d’abondance. Drauk était un véritable styliste. Fray, en revanche, n’avait rien d’un cygne et tout d’un méchant petit canard. Mais il se débrouillait quand même pas mal.
À un moment, Drauk baissa sa garde. Peut-être à cause de la fatigue, ou parce qu’il était moins bon qu’il le semblait. D’une flexion du poignet, Fray écarta l’épée adverse, se fendit et glissa sa propre lame sous l’aisselle de son adversaire.
— Touche ! cria Kenzo, leur instructeur. Drauk, tu es mort !
La voix de Kenzo arracha Fray de sa transe. De nouveau conscient de son environnement, il regarda autour de lui. Les autres stagiaires continuaient à se battre sans grande conviction, parce que la plupart avaient suivi son duel contre Drauk.
Le vaincu s’essuya le front, salua le vainqueur avec son arme et partit boire un grand coup d’eau.
Les autres le suivirent du regard, jetèrent un coup d’œil à Fray puis se remirent au travail. Tous avaient entendu parler de son entretien avec le Khevassar. De source sûre, le Vieux n’avait plus été si furieux depuis des années…
Son plan marchait, puisque les camarades de Fray lui témoignaient de plus en plus de sympathie. Quelques-uns le soupçonnaient toujours d’avoir été pistonné, mais ça s’arrangerait avec le temps.
— Tu te bats comme un cheval à trois jambes ! dit Kenzo.
Petit et dégarni, ce Drassien grisonnant avait des épaules de gladiateur. Les jambes un peu raides, couvert de cicatrices, il avait porté pendant des décennies le masque des mercenaires. Épée en main, il restait redoutable et passait toujours d’une figure à l’autre avec une incroyable fluidité.
— Peut-être, mais j’ai gagné !
— C’était moche, sans grâce et… efficace… Je vais te faire oublier toutes tes mauvaises habitudes. Dès demain, tu t’entraîneras sans épée. Quand tu sauras bouger et esquiver, tu auras de nouveau une arme.
Conscient que polémiquer ne servirait à rien, Fray sourit et acquiesça. Croyant qu’il se payait sa tête, Kenzo le foudroya du regard. Même s’ils parlaient leur langue, les Drassiens avaient parfois du mal à comprendre leurs voisins.
Fray alla à l’ombre et accepta le gobelet d’eau que lui tendit Drauk – sans dire un mot, mais c’était sa façon d’être. Lui, quand il parlait, il avait quelque chose à dire. En silence, donc, les deux jeunes gens regardèrent leurs camarades finir de s’entraîner.
— Je pourrais me coucher et dormir jusqu’à demain, marmonna Fray, plus pour lui-même que pour son compagnon.
Drauk le regarda et hocha la tête. Savoir que les autres aussi étaient épuisés avait quelque chose de rassurant.
— Arrêtez ! Arrêtez ! cria Kenzo.
Les duellistes obéirent.
— C’est tout pour aujourd’hui… Filez vous reposer un peu. Mais avant, il reste une formalité…
— Le Pont des Larmes…, souffla Drauk.
Fray grogna de dépit.
— Vous allez courir jusqu’au pont le plus proche, à la lisière du secteur, et revenir jusqu’ici. Le dernier écopera d’une corvée spéciale.
Pendant que les autres se précipitaient pour ranger leurs armes factices sur les râteliers – oublier ce rituel leur aurait valu une corvée pas piquée des vers –, Fray et Drauk partirent au pas de course.
Les stagiaires avaient surnommé ce circuit « Pont des Larmes » parce qu’il n’était pas rare que certains aient envie de pleurer longtemps avoir d’avoir franchi la ligne d’arrivée.
S’il ne prenait pas une bonne avance, Fray était certain de finir régulièrement parmi les derniers. Avant de suivre la formation de Protecteur, tous ses camarades avaient servi dans la Garde pendant des années. Au fil du temps, certains s’étaient un peu relâchés, mais ils gardaient le sens de la discipline et un fond de forme physique bien meilleur que le sien.
Fray ne s’était jamais entraîné et en matière d’exercice, se promener en ville ne comptait pas. Peu à peu, il rattraperait les autres, mais il lui restait du travail.
Drauk ne l’attendit pas et Fray le perdit vite de vue. Quand il atteignit le pont, son camarade était sur le chemin du retour depuis un bon moment. D’autres stagiaires avaient dépassé Fray malgré leur retard.
Il arriva au pont avec six autres traînards et ils firent demi-tour avec un bel ensemble.
Après le solstice d’été, dans un mois, on glisserait lentement dans l’automne. Adieu le cagnard et la sueur ! Une perspective agréable…
Coup de chance, Fray n’arriva pas dernier. Les jambes en coton, il faillit s’étaler mais resta debout par miracle. Avant de lâcher ses recrues, Kenzo les força à boire deux gobelets d’eau.
Après s’être lavé en compagnie de ses camarades des deux sexes, Fray enfila un uniforme propre. Si la mixité ne le dérangeait pas, d’autres stagiaires, visiblement gênés, faisaient leurs ablutions à toute vitesse.
Son père et Byrne avaient parlé de tout ça au jeune homme. Mais faire sa propre expérience était bien différent.
Au fil des ans, son père lui en avait appris long sur les Protecteurs, sans doute avec l’espoir d’éveiller en lui une vocation. Il lui avait aussi parlé de sa magie et de la façon de l’utiliser – mais Fray l’avait rarement vu y recourir. Comme pour le reste, les journaux paternels étaient une précieuse source d’information, mais rien ne valait le terrain.
Ces dernières années, pour gagner sa vie en contactant les morts, Fray s’était souvent servi de son pouvoir. Mais toujours avec le même objectif en tête. Son père, au contraire, faisait beaucoup de choses avec son don. Hélas, il n’était plus là pour lui donner des leçons. À l’escrime, en s’entraînant dur, Fray progresserait, ça ne faisait aucun doute. Mais qui lui apprendrait à manipuler le pouvoir ?
Fidèle à la devise de son père – prendre les choses une par une –, il décida d’oublier ça et de se concentrer sur le présent. La priorité, c’était de coincer le tueur, et il n’y parviendrait pas tout seul. Avec sa longue expérience, Byrne était le mieux placé pour lui apprendre à devenir un bon Protecteur, et il avait l’intention de profiter de l’aubaine.
Comme d’habitude, Byrne déboula pile au moment où il avalait la dernière bouchée de son déjeuner. Fray suivit son aîné hors du réfectoire, puis ils marchèrent quelques minutes en silence. Voyant que Byrne réfléchissait, il décida de lui ficher la paix.
Alors que les cris des mouettes retentissaient dans le lointain, ils remontèrent une longue rue où des colporteurs proposaient toutes sortes de boissons et d’objets censés lutter contre la chaleur. Des tranches de fruit conservées dans de la glace, des éventails, des parasols et des chapeaux à larges bords tissés avec les roseaux du fleuve. Pour faciliter la ventilation, certains hommes avaient même opté pour un pantalon à la mode drassienne – très ample et en coton, pour être plus léger.
L’uniforme de Fray l’irritait un peu, mais ce n’était rien comparé aux muscles douloureux de ses membres.
Dans le brouhaha des conversations, il capta une volonté affirmée de nier l’angoisse et le malheur. Malgré tout, les gens voulaient espérer en des temps meilleurs. Tout ce qui touchait à la magie les affolait, mais pour l’heure, l’affaire du tueur en série ne s’était pas encore ébruitée. Le calme semblant fait pour durer, les citadins voulaient croire qu’on revenait peu à peu à la normale. Fray espéra qu’il n’aurait pas à les décevoir…
Byrne sortit enfin de sa méditation.
— Pendant que tu t’amusais avec le Pont des Larmes, j’ai interrogé les familles des deux premières victimes. Je suis aussi allé voir Bavram, le docker malade. Une fois de plus, il n’était pas chez lui.
La veille, ils avaient également fait chou blanc. Interroger les voisins n’ayant rien donné, ils étaient repartis les mains vides.
— On y retournera ce soir.
Alors que l’absence de Bavram plaidait en faveur de son implication dans les meurtres, Byrne semblait insatisfait. Pourtant, c’était sa théorie.
— Où allons-nous ? demanda Fray, avec l’espoir que son ami daigne enfin s’intéresser à lui.
Byrne tourna la tête mais refusa de croiser son regard.
— J’ai trouvé un point commun entre les deux premières victimes et les deux dockers. Tous fréquentaient régulièrement l’arène.
— C’est prometteur.
— La preuve que tu es un idiot…
— Quoi ?
Fray s’immobilisa et Byrne fit encore une dizaine de pas avant de s’en apercevoir. À contrecœur, il rebroussa chemin et parla à voix basse, s’arrêtant chaque fois que quelqu’un passait.
— C’est ta première affaire. La lecture des journaux de ton père ne fait pas de toi un grand enquêteur. N’oublie jamais ça !
— De quoi parles-tu ?
— Tu dois te préparer à échouer. Les affaires sont toujours tordues. Comme dans un labyrinthe, il faut se perdre beaucoup avant de trouver le bon chemin. Cette histoire d’arène peut être une coïncidence. C’est compris ?
Byrne n’attendit même pas que Fray réponde. Lui tournant le dos, il repartit au pas de charge. Dès qu’il fut revenu de sa surprise, son « protégé » le rattrapa.
Le Vieux ne se trompait pas. Que ce soit à cause de la mort de son partenaire ou de la guerre, Byrne avait changé. Désormais, il n’était plus bienveillant avec les autres. Ça ne correspondait pas au souvenir que Fray avait de lui, mais il fallait se rendre à l’évidence : le « nouveau » Byrne était un inconnu pour lui.
Quelques minutes plus tard, devant un pont, ils avisèrent une Protectrice en train de parler à un jeune couple.
— Baker, lança Byrne à la grande blonde, tout va bien ?
— C’est ton stagiaire ? demanda la géante en tendant la main à Fray. J’ai eu le plaisir de travailler avec ton père. Un type bien.
— Merci, souffla Fray, surpris par cet accueil chaleureux.
Son père était universellement respecté, il le savait. Mais après tout ce temps…
— Tu as perdu quelque chose ? demanda Byrne, les yeux rivés sur les eaux agitées du fleuve.
— Presque… On m’a confié une affaire de disparition. Celle que tu as évitée.
— Une perte de temps, maugréa Byrne.
Baker ne cacha pas sa surprise.
— Les parents des deux garçons sont très inquiets. Trois jours d’absence…
— Ils sont morts, c’est tout. Si les parents de ces types n’étaient pas riches, on aurait confié l’enquête à la Garde Civile.
— Le Khevassar…
— Est un homme puissant, coupa Byrne, mais il a lui aussi des maîtres. Les nobles se plaignent à d’autres nobles, qui en parlent à leurs relations, et bientôt, un type influent au palais en touche un mot à la reine. Elle lui ordonne de « stimuler » le Vieux, et lui, il nous repasse la patate chaude.
Byrne, si amer et nerveux ? Incroyable…
— Alors, où sont mes disparus ? insista Baker.
— Noyés… La dernière fois qu’on les a vus, ils rentraient chez eux en titubant. Ces idiots ont fait la fête, ils ont trop bu et ils sont tombés à l’eau. À ta place, je chercherais en aval du fleuve. Après trois jours, compte un tiers de lieue environ. Si les corps ne sont pas coincés au fond, ils devraient remonter à la surface.
Baker sembla vouloir émettre une objection, mais Byrne s’éloigna d’un pas rageur. Fray arqua un sourcil, la Protectrice se contentant de hausser les épaules. À son expression, il semblait évident que beaucoup de gens s’interrogeaient sur Byrne.
Envoyer un message au Vieux semblait urgent.
Fray abandonna Baker et rattrapa Byrne – juste avant que les muscles douloureux de ses jambes implorent grâce.
— Qu’est-ce qui te prend, Byrne ?
Le Protecteur sembla ennuyé, mais ça ne dura pas. Comptant sur ses doigts, il commença à énumérer :
— Un tueur en série adepte de la magie rôde en ville, des dizaines de meurtres restent sans solution, on distribue un venthe mortel dans nos rues et une guerre entre Familles risque d’éclater. Et tu me demandes ce qui me prend ?
— Tu ne vas pas devoir résoudre toutes ces affaires…
— C’est vrai… Mais tu me vois les négliger pour retrouver de jeunes poivrots ?
Fray ne sut que répondre. Vingt minutes plus tard, ils arrivèrent devant l’arène – fermée jusqu’à nouvel ordre, ainsi que l’annonçait une affiche de la Garde Civile. Pour cause d’enquête en cours…
— Tu le savais ? demanda Fray.
— J’avais entendu une rumeur, donc j’ai demandé à un collègue… Il y a eu un… problème. Dû à la drogue ou non, l’enquête le dira.
À la simple vue du bâtiment, Fray se sentit mal à l’aise.
— Tu ne me dis pas tout…
— Parce qu’il me faut ta première impression, sans influence extérieure. Avec ton père, on procédait comme ça, puis on en parlait après.
Fray décida d’en rester là pour le moment.
Byrne frappa à une petite porte latérale. Quelques instants plus tard, un colosse chauve ouvrit le battant et parut très légèrement surpris de découvrir deux Protecteurs.
— Je pensais que vous en aviez fini pour l’instant…
— C’est pour une autre affaire. Vinneck, c’est vous ?
— Non, moi, je suis Jakka. Vinneck est dans son bureau.
Le géant s’écarta pour les laisser entrer. Dès qu’il eut franchi le seuil, Fray vacilla comme si quelqu’un venait de le frapper à l’estomac. Sans Byrne, il serait tombé. Sa peau picotait et l’air semblait brûler ses poumons. Ruisselant de sueur, il frémissait de douleur à chaque inspiration.
Une odeur de sang, de peur, de sueur et de décomposition monta à ses narines. En avançant, il s’attendit à découvrir un cadavre, mais il ne vit que des murs de pierre nue.
Tentant de déglutir, il eut l’impression qu’un morceau de viande était coincé dans sa gorge. S’empourprant, il porta les mains à sa gorge tandis que Byrne et Jakka tentaient de l’aider – l’un en lui tapant dans le dos et l’autre en essayant de lui ouvrir la bouche pour l’empêcher d’avaler sa langue.
Quand il tomba à genoux, un torrent de sensations violentes se déversa en lui.
Les bronches de nouveau dégagées, il entendit des centaines de voix, comme si l’arène était pleine à craquer. Au-dessus des cris, il capta une pulsation sourde, à croire que le bâtiment était la poitrine d’un monstre géant dont on entendait battre le cœur.
En réalité, l’arène n’était pas vivante, mais des émotions incroyablement violentes y avaient laissé une trace indélébile. Une cicatrice à jamais à vif…
Mais il y avait pire que ces échos d’un lointain passé. Quelque chose d’affreux était arrivé récemment. Et là, il ne s’agissait plus d’une cicatrice mais d’une plaie béante.
Dans la pierre, Fray vit des lignes de pouvoir courir juste sous la surface, comme de la lave en fusion. Rouge et jaune, elles convergeaient toutes vers le centre de l’arène, là où s’affrontaient les champions. Mais elles se répandaient aussi dans les rangées de sièges, se dirigeant alors vers un point unique.
Accroupi près de Fray, Byrne lui souffla de se concentrer sur sa voix, de chasser toutes les anciennes émotions et de revenir au présent. C’était plus facile à dire qu’à faire, mais en s’accrochant à ce protocole, Fray revint peu à peu à la raison. Le bâtiment, découvrit-il, était vide. Ou plutôt, occupé par quatre personnes seulement.
Peu à peu, le passé s’estompa. Se détachant de son pouvoir, Fray ouvrit les yeux. Quand il inspira, sa gorge le brûla un peu, mais il n’eut pas l’impression d’étouffer. Du coup, il se leva et épousseta son uniforme.
— Où pouvons-nous trouver Vinneck ? demanda Byrne comme s’il ne s’était rien passé.
— Au bout du couloir, bureau de droite…, répondit Jakka avec un regard perplexe sur Fray.
Les deux Protecteurs s’éloignèrent, laissant le géant derrière eux. Dès qu’il eut frappé à la porte, Byrne entra sans qu’on l’y ait invité.
Dans une pièce remplie d’archives, un petit homme chauve se tenait derrière un bureau miteux où il remplissait des colonnes de chiffres – en rapport avec des paris, supposa Fray.
Byrne ne se présenta pas et Vinneck ne lui demanda rien. Les uniformes suffisaient.
À la lisière de ses perceptions, Fray captait toujours les échos de ce qu’il venait de vivre. Les battements lointains d’un cœur monstrueux…
— Je viens vous interroger sur certains de vos clients réguliers, annonça Byrne.
— Ce n’est pas pour ce qui s’est passé l’autre nuit ?
— Non.
Byrne ouvrit son carnet et lut à voix haute les noms et les descriptions des trois victimes. Puis il interrogea Vinneck du regard.
— Ces noms ne me disent rien, mais nous avons beaucoup de clients…
— Ce qui signifie ?
— Que ceux-là n’ont jamais fait de raffut, qu’ils ne cherchaient pas les ennuis… et qu’ils misaient de petites sommes.
— Ils devaient de l’argent à la maison ? demanda Byrne.
Vinneck se tourna sur son siège et tira d’une étagère un carnet bleu qu’il feuilleta rapidement.
— Non, rien à signaler… Des types réglos.
L’avertissement de Byrne, un peu plus tôt… Oui, les trois victimes aimaient assister à des combats, mais ça pouvait être une banale coïncidence. Entre eux, ça ne tissait pas un lien susceptible d’expliquer le choix du tueur. Et s’il y en avait quand même un, comment savoir lequel ?
— Parlez-moi de cette fameuse nuit, dit Byrne. J’en ai eu des échos, mais pas par un témoin direct.
Vinneck ne répondit pas tout de suite. Un moment, Fray crut qu’il ne dirait rien. Mais Byrne attendait patiemment. Parce que Vinneck était en train de mobiliser son courage, bien entendu…
— Il y avait quelque chose dans l’air… J’ai vu toutes sortes de foules, mais celle-là… Ces gens étaient assoiffés.
— Assoiffés de quoi ? demanda Fray.
Vinneck le regarda, surpris, puis il se replongea dans ses souvenirs.
— De sang… Quand le combat a mal tourné, ça les a excités.
— D’après ce que j’ai entendu dire, intervint Byrne, les lutteurs étaient drogués.
— Non, c’était autre chose. Mes gars se taillaient en pièces et les spectateurs adoraient ça. Le carnage, la cruauté – ils en redemandaient. Les hommes et les femmes, les jeunes et les vieux…
Très mal à l’aise, Fray entendit de nouveau plus fort les cris et les pulsations.
— Vous le sentez encore, pas vrai ? lui demanda Vinneck.
Le jeune homme acquiesça, la gorge serrée.
Impassible en apparence, Byrne lissait sans cesse sa moustache, un signe de nervosité chez lui.
— Nous voudrions interroger quelques-uns de ces spectateurs. Avez-vous une liste de noms ?
— Seulement des parieurs…
— Un certain Bavram a-t-il parié, ce soir-là ? demanda Fray.
Vinneck consulta de nouveau son carnet.
— Oui… Il a misé sur le combat précédent, mais il n’est jamais venu chercher ses gains.
— Merci de votre aide, dit Byrne.
Fray sourit à leur hôte, puis les deux hommes sortirent du bureau et ne traînèrent pas sur le chemin de la porte. Jakka ne leur posa pas de questions sur les malheurs du jeune Protecteur, mais on voyait bien qu’il en mourait d’envie.
Quand il n’entendit plus les monstrueuses pulsations, à quelques rues de l’arène, Fray se détendit enfin.
— C’était le tueur… Présent dans l’arène, il a fait quelque chose d’affreux avec sa magie. Mais tu le savais déjà, je parie ?
— Disons que je m’en doutais…
— Tu savais ce que ça risquait de me faire.
J’espère bien que non !
— Je ne suis pas ta mère, mon gars, répondit Byrne, glacial. Si tu veux devenir un Protecteur, habitue-toi aux désagréments. Dans cette ville, ça ne manque pas ! Des gens meurent tout le temps, et nous servons la justice, point final.
Fray en resta bouche bée. Byrne ne s’en aperçut pas – ou s’en moqua comme d’une guigne.
— Là, nous devons trouver le tueur avant qu’il frappe de nouveau.
— Comment ? réussit à demander Fray.
— D’abord, il faut dénicher Bavram. Il est mouillé dans cette histoire, j’en suis sûr.
— Que fait-on ?
— On va faire surveiller sa piaule et prier pour le trouver avant que le tueur remette ça.
À l’évidence, Byrne doutait qu’ils y arriveraient. Il y aurait une autre victime, et ils ne pourraient rien faire.