Un peu avant midi, Katja réussit enfin à s’extraire de son lit. Quand elle eut démêlé ses longs cheveux et enfilé ses vêtements, elle alla dans la cuisine. Tout étincelait, et on ne voyait plus une seule goutte de sang.
— Tes habits étaient fichus, dit Gankle. J’ai dû les détruire…
Rien ne pouvait plus prouver que Katja avait tué deux hommes la veille, à part ses souvenirs. Troublée, elle se promit de ne pas s’appesantir sur ses victimes. Les deux types ne lui avaient pas laissé le choix, et ils ne valaient pas tripette.
— Tu as faim ? demanda Gankle. Soif ?
En préparant une infusion, il parla des derniers clients et de ce qui s’était passé en ville. Par exemple, l’enquête des Protecteurs dans l’arène. Selon Roza, un étrange événement avait abouti à sa fermeture, mais personne n’avait de détails. Les combats attiraient beaucoup de monde, pourtant, personne ne voulait parler de cette nuit-là. Mais la vérité se saurait tôt ou tard…
— Je dois sortir, annonça Gankle, mal à l’aise. Une visite chez des clients. Ils ont payé d’avance, donc on est bien obligés…
À l’idée de devoir parler à des inconnus dans un endroit peu familier – et sûrement pas bien entretenu – il blêmissait d’avance et regardait ses mains comme si on allait les lui arracher – sans doute parce qu’il imaginait la poussière.
— J’irai, dit Katja.
Après tout, c’était son boulot.
— Ce ne serait pas une bonne idée… Nous savons qu’on nous espionne peut-être.
— Si je n’y allais pas, ce serait encore plus suspect. Je dois faire comme si rien n’avait changé. Et je rends toujours visite aux clients.
Gankle capitula.
— Voici l’adresse… Je surveillerai la boutique, au cas où…
La porte de derrière s’ouvrit pour laisser passer Roza. L’air sombre, elle avait les yeux cernés de quelqu’un qui n’a pas beaucoup dormi.
— Assieds-toi, dit-elle à Katja en se tirant une chaise.
— Des clients m’attendent.
Roza foudroya Katja du regard et attendit qu’elle ait obéi.
— Je sais ce qui est arrivé cette nuit.
— Roza, ce n’était pas ma faute. J’ai voulu fuir, mais ils m’ont rattrapée. J’ai dû me défendre.
— Tu n’es pas prête… Manque de contrôle, prise de risques inutiles… Il faut te renvoyer au pays, pour parfaire ta formation.
— Qu’aurais-je dû faire ? Détaler ? Me plaindre à la Garde Civile ?
Roza ne répondit pas. Attirer l’attention des Gardes ou des Protecteurs aurait été une catastrophe. En Seveldrom, la première chose qu’avait apprise Katja, c’était l’art de passer inaperçue dans une foule.
— Avec un peu de chance, personne ne t’a vue… Si j’étais à la place de Rodann, je te ferais surveiller jour et nuit.
— Je serai plus prudente, dit Katja en se levant.
— Et plus de visites à la Grotte, lâcha Roza. Je sais que tu y es allée l’autre nuit.
— Comment… ?
— Tu fais courir des risques à tout le monde, pas qu’à toi-même. Si tu ne t’en aperçois pas, tu devrais changer de métier.
Katja enfila sa tunique grise et sortit par la porte de devant. Penser à autre chose lui ferait du bien. Les propos de Roza, elle entendait les oublier.
Selon Gankle, les nouveaux clients venaient de perdre un enfant. L’adresse indiquait qu’ils étaient riches, mais rien de plus. Et ils n’avaient pas précisé quel rituel ils désiraient. Selon toute vraisemblance, ils allaient avoir des exigences extravagantes.
Malgré la chaleur, les rues étaient bondées. Pour se protéger, la plupart des gens portaient un chapeau ou avaient relevé la capuche de leur tunique. Katja laissa la sienne baissée. À force de rester à l’intérieur, sa peau perdait toute couleur. De la sueur perla sur son front, séchant avant d’avoir pu dégouliner sur ses joues.
Une brise à la senteur iodée soufflait du fleuve, pas assez fraîche pour soulager les badauds. Du coup, pris d’assaut, les vendeurs de fruits et de bière faisaient des affaires en or. Katja s’acheta deux grosses tranches de pastèque qu’elle dévora en marchant – sans hésiter à cracher par terre les pépins.
Des mouettes téméraires se posaient entre les passants pour récupérer les miettes de leur festin.
Quand elle arriva devant le portail d’un grand manoir, Katja se sentait un peu ragaillardie, mais toujours aussi vide. Pas à cause de la faim, mais de la culpabilité. L’idée d’avoir mis les autres en danger la minait.
Dès qu’elle eut donné son nom au garde, il la laissa entrer puis la guida sur un sentier sinueux, dans un grand jardin arboré délicieusement ombragé. Des parterres de fleurs multicolores flanquaient le chemin et le bourdonnement des insectes s’entendait clairement. Derrière ces murs, on oubliait vite qu’on était toujours en ville. Un quartier vraiment très calme… Encore que… Pour sortir par un temps pareil, il fallait y être forcé. Les riches propriétaires des manoirs environnants n’avaient sûrement pas ce genre d’obligations. Au cas où, ils pouvaient toujours envoyer un serviteur.
En livrée grise avec une crête rouge et violet sur le cœur, un domestique la prit en charge à la porte. Après des présentations sommaires, il conduisit Katja dans un salon dominé par une imposante cheminée de marbre. Plutôt ignare en art, elle reconnut pourtant le style des tableaux accrochés aux murs. Partout, des meubles de luxe, des figurines de jade et des objets en cristal témoignaient de l’opulence des propriétaires. Dans un coin, une armoire vitrée pleine à craquer exposait une collection de bibelots, parfois assez étranges, probablement réunie sur des dizaines d’années.
Parmi les paysages, le seul portrait représentait deux adultes et deux jeunes enfants. La famille qui vivait en ces lieux ? Ces gens devaient avoir changé, alors, parce que la peinture se craquelait par endroits.
Très riches, les propriétaires semblaient ne pas trop savoir que faire de leur argent, sinon acheter des bizarreries au gré de leurs voyages.
En principe, Katja aurait dû adorer le silence qui régnait dans cette maison. Dans son état, c’était plutôt une incitation à évoquer des choses désagréables. Pour se rafraîchir un peu, elle posa les coudes puis le front sur le manteau de marbre de la cheminée.
Des bruits de pas, dans son dos, la ramenèrent au présent. Ouvrant les yeux, elle découvrit un couple d’une cinquantaine d’années suivi par un serviteur aux bras lestés d’un plateau où trônaient une carafe et des gobelets.
— Laisse ça là, dit l’homme au domestique, je ferai le service.
La barbe et les cheveux gris, le propriétaire à la peau tannée par le soleil était un natif du coin. Un peu plus jeune, sa femme, aussi hâlée que lui, devait également passer beaucoup de temps à travailler dehors.
Katja reconnut le couple du tableau – qui remontait effectivement à pas mal de temps.
Le serviteur fronça les sourcils, surpris par l’ordre de son maître, mais il ne posa pas de questions, se retira et ferma la porte derrière lui.
— Je vous en prie, asseyez-vous, dit l’homme en désignant des fauteuils rouge et or disposés autour d’une table basse en métal et au plateau de verre.
Katja prit place et attendit que l’homme, les mains tremblantes, ait rempli un gobelet.
— Merci, dit-elle en acceptant la boisson.
Les cals, sur les mains du propriétaire, faisaient penser à un marin. Sans doute un riche armateur à la tête d’une grande flotte.
— Je m’appelle Sim, et voici Belle, mon épouse.
L’absence de protocole ne fit rien pour calmer Katja. Dans les moments de désespoir, les gens avaient tendance à s’accrocher aux titres, aux noms à rallonge et à tout ce qui témoignait de leur réussite. Battus à plate couture par la mort, ils n’avaient pas pu arrêter le temps, mais ils n’en restaient pas moins des gens importants.
Ces deux-là se comportaient comme s’ils étaient des clients ordinaires entrés dans la boutique avec très peu d’argent en poche.
— Que puis-je faire pour vous ?
Sim s’humecta nerveusement les lèvres.
— Saurez-vous être discrète ?
— Tout ce que vous me direz sera répété uniquement aux gens qui devront le savoir. En clair, le religieux que nous solliciterons et mon associé. Personne d’autre. Si votre…
Katja s’interrompit, soudain consciente d’ignorer l’identité du défunt. Était-ce le garçon ou la fille qu’on voyait sur le portrait ?
— Notre fils…, précisa Belle d’une voix tremblante – et sans croiser le regard de Katja.
— Si votre fils est mort dans des circonstances que vous ne souhaitez pas divulguer, il y a des moyens de… dissimuler la vérité.
Katja éluda la suite d’un geste. Ses clients n’avaient sûrement pas envie de connaître les artifices – maquillage et rembourrage – qu’on utilisait pour redonner un aspect présentable à un cadavre.
Interloqués, les deux époux se regardèrent, mais Katja vit qu’ils n’étaient pas rassurés par ses propos. Pour gagner du temps, elle but une gorgée d’un cocktail de vin et de jus de fruit.
Belle se força à sourire.
— Vous êtes vraiment la seule à proposer ce genre de services ?
— Oui, mais ça changera bientôt, j’en suis sûre.
— N’empêche, vous resterez un chef de file ! lança Sim.
Comme s’il parlait d’expérience…
— Êtes-vous pratiquante d’une religion ? demanda Belle.
La question inévitable. Pour savoir si elle était vraiment indépendante ou travaillait pour une « crémerie ».
— Je traite avec toutes les confessions, et je les respecte les unes comme les autres. Sans adhérer à aucune…
Sim tenta de poser une question, mais les mots refusèrent de sortir. Du regard, il chercha le soutien de sa femme, mais elle baissa les yeux sur son gobelet.
— Êtes-vous versée dans les anciens cultes ? demanda enfin Sim.
— Non, mais j’ai des contacts à même de célébrer tous les rituels, y compris les plus vieux.
— Tous ? insista Sim.
Un soupçon naquit dans l’esprit de Katja.
— Pas très loin de la ville, un de mes amis a une ferme, dit-elle comme si elle sautait du coq à l’âne. Il possède une centaine de bovins et une quarantaine de cochons. Toujours affamés, ils mangent n’importe quoi.
Sim soupira et Belle blêmit, mais ils parurent soulagés. Des Dévoreurs… Fidèles de Khaï’yegha, le Dévoreur d’Âmes. Un très ancien culte qu’on avait supposé éradiqué pendant la guerre, après que Taïkon eut fait raser tous ses temples et abattre tous ses prêtres. Mais il restait des irréductibles…
Même si cette religion n’était pas illégale, les gens la trouvaient répugnante et se tenaient loin de ses pratiquants. Depuis que le Roi Fou avait tenté de créer son propre culte, dont il était à la fois le dieu et le prophète, la tolérance était encore moins de mise. Désormais, tous ceux qui s’écartaient des principales religions passaient pour des hérétiques et des pervers.
Les Dévoreurs n’avaient pas honte de leurs croyances. Instruits par l’expérience, ils avaient désormais tendance à les garder pour eux. Sim et Belle, à l’évidence, étaient des citoyens importants et prospères de Perizzi. Si on découvrait leur secret, leurs affaires risquaient d’en souffrir, sans parler de leur vie sociale.
Sim décrocha de sa ceinture une bourse pansue et la posa sur la table.
— Vous pouvez passer le prendre quand vous voulez. Nous lui avons déjà dit adieu.
L’argent déjà versé à Gankle suffirait à couvrir cinq fois les dépenses de Katja, ce qui ne l’empêcha pas d’empocher la bourse. Ce n’était pas pour ses efforts, mais pour son silence…
Les deux époux raccompagnèrent Katja jusqu’à la porte et lui serrèrent la main. Pressée d’oublier tout ça, Belle ne s’attarda pas. Plus stoïque, Sim n’évita pas le regard de la jeune femme puis la suivit des yeux tandis qu’elle s’éloignait dans le jardin.
Aussitôt dehors, Katja suffoqua. Tentée d’aller se réfugier à l’ombre d’un arbre, elle hésita puis y renonça. L’heure de son rendez-vous avec Rodann approchait, et elle devait se préparer.