Fray se réveilla en sursaut. Un moment, il resta allongé dans le noir, l’oreille tendue. Dans deux semaines, quand il recevrait sa solde, comme les autres stagiaires, il pourrait abandonner à tout jamais ce trou à rats. Sans l’ombre d’un regret pour le froid, l’humidité et le risque constant d’attraper une pneumonie. Pas de quoi se fabriquer des souvenirs pour les prochaines années, ça… Mais pour l’instant, c’était encore chez lui et il n’était pas seul.
Fray tourna la tête vers la fenêtre que les rideaux mangés aux mites ne parvenaient pas tout à fait à couvrir. Du coup, de la lumière en filtrait, mais trop chiche pour éclairer vraiment la chambre.
Une silhouette était assise sur la chaise, près de la fenêtre, justement.
Fray tendit la main vers son épée, appuyée contre un montant du lit.
— Si je voulais ta peau, tu serais déjà mort, dit une voix rauque.
Celle d’un homme ou d’une femme ? Impossible à déterminer…
— Couvre-toi les yeux.
Une seconde plus tard, un éclair jaillit dans la chambre. S’étant protégé trop tard, Fray aperçut une silhouette jaune et noir, puis des points lumineux dansèrent devant ses yeux.
Il s’assit dans le lit et tira la couverture trop fine sur son torse. Maintenant qu’il était réveillé, sa température baissait et il frissonnait. En regardant autour de lui, il vit que l’intrus avait allumé toutes les bougies de la chambre – sans faire un geste.
— Tu sais comment j’ai fait, dit le visiteur nocturne d’une voix toujours aussi rauque.
Sa respiration évoquait un soufflet de forge, en peut-être plus bruyant. Était-ce ça qui avait réveillé Fray ?
Observant l’intrus, il ne trouva pas grand-chose d’intéressant. Une longue tunique noire à capuche et un masque en or stylisé – pas de quoi tirer un début de théorie. Par la fente du masque on n’apercevait pas les lèvres de l’inconnu, et bien entendu, impossible de voir s’il avait du poil au menton. Une ligne séparait en deux le masque, du front au menton, et un symbole inconnu figurait sur sa joue droite.
Les mains gantées de noir, l’intrus ne laissait rien paraître de son identité. Pourtant, Fray eut l’intuition qu’il s’agissait d’une femme.
— Que voulez-vous ?
— Tu ne veux pas savoir qui je suis ?
— Si vous étiez disposée à me le dire, vous ne porteriez pas un tel déguisement. Comme vous l’avez souligné, vous auriez pu me tuer dans mon sommeil. Donc, vous attendez quelque chose de moi, ma dame.
La femme toussa sinistrement.
— Je ne suis pas une dame, mais tu peux m’appeler Éloïse.
Son vrai nom ? Sans doute pas, mais quelle importance ?
— Que voulez-vous, Éloïse ?
— J’ai besoin de ton aide.
— Je ne suis qu’un Protecteur stagiaire…
— Rien à voir avec ça, même si ta position pourrait m’être utile dans l’avenir.
Fray ignora les nouvelles questions qui lui traversèrent l’esprit.
— Que voulez-vous ?
— Ton père, m’a-t-on dit, est mort il y a cinq ans en sauvant la vie de tous les citadins. Parmi les rumeurs, une affirme qu’il a combattu un pratiquant de la magie. Cet homme était un héros. Aujourd’hui, les gens, parce que ça les arrange, ont oublié qu’il a utilisé son don pour triompher.
— La faute à la guerre… La peur de voir apparaître un nouveau Nécromancien.
— Pourtant, c’est un Mage de Guerre qui remporté la victoire contre ce sorcier. Et voilà que tu protèges à ton tour les habitants de Perizzi – en recourant à la même magie que ton père. Mais tu dois dissimuler ta véritable nature.
— Je sais que la magie n’est pas maléfique, mais comment changer le passé ? La seule voie, c’est de gagner la confiance des gens, afin qu’ils reviennent sur leurs préjugés.
— Une noble idée… Naïve mais estimable. Ça arrivera peut-être un jour, mais en attendant, des gens souffrent et meurent pour rien. Tous les deux, nous savons que la magie ne peut pas être ignorée et qu’elle ne disparaîtra pas. Un jour, les peuples en auront de nouveau besoin. Nous devons être prêts pour le moment où l’acier ne suffira plus.
— Qui êtes-vous ? ne put s’empêcher de demander Fray.
Le masque bougea. Derrière, devina-t-il, Éloïse souriait.
— La Tour Rouge a rouvert ses portes. Et il y a un nouveau Conseil Gris.
— Vous êtes une Recruteuse !
Naguère, des dizaines de Recruteurs arpentaient le monde pour repérer des enfants nés avec le don et les conduire à la Tour Rouge, en Shael, où on les formait.
Sans guide, ces gamins pouvaient mourir ou provoquer des accidents qui tuaient des dizaines d’innocents. Après que les membres du Conseil Gris eurent abandonné leur poste, seize ans plus tôt, la Tour Rouge avait connu l’anarchie et les Recruteurs s’étaient faits de plus en plus rares.
Depuis la fin de la guerre, on n’avait plus vu l’ombre d’un Recruteur en Yerskania – et pas davantage dans les autres pays. Se voilant la face, les gens faisaient mine de croire que le problème n’existait pas – avec l’espoir qu’il se volatiliserait.
— Tu as entendu des récits, continua Éloïse. Des morts étranges d’enfants… Des parents qui bannissent ou même tuent leurs petits, dès qu’ils se révèlent doués pour la magie. Certains parviendront à survivre jusqu’à l’âge adulte, mais à quoi bon ? Ils deviendront des parias, contraints à vivre dans des taudis comme le tien.
Des propos un peu rudes, mais vrais. Fray avait bien vécu, à une époque, mais c’était terminé, et il avait dû s’adapter. Une vie à crier famine et à crever de peur qu’il ne souhaitait à personne. Mais à présent, il avait un avenir.
— J’aimerais vous aider, mais je ne vois pas comment.
Éloïse sortit de sa poche un petit pot de peinture rouge.
— Quand tu trouveras un détenteur du don, fais une croix sur ta fenêtre. Un Recruteur te contactera, et nous prendrons soin de l’enfant.
— Je ne sais pas détecter le don chez les autres.
Éloïse se leva, rapprocha sa chaise du lit et se rassit.
— C’est facile… Je vais te montrer. Ouvre-toi à moi.
Pour la première fois depuis des années, Fray ne craignit pas d’effrayer son interlocutrice en utilisant son pouvoir. Derrière son masque, il sentit qu’Éloïse l’encourageait d’un sourire.
Quand il invoqua son pouvoir, le monde ondula autour de lui. En un éclair, la pièce devint beaucoup plus lumineuse et des couleurs remplacèrent le gris et le noir. Lorsqu’il regarda Éloïse, il en resta bouche bée. Lentement, il prit conscience de ce qu’il voyait.
La femme brillait de la tête aux pieds. Des filaments d’énergie orange et jaune crépitaient dans l’air et une pulsation retentit dans la tête de Fray.
Peu à peu, la lueur diminua et seuls les contours de la silhouette d’Éloïse continuèrent à briller. Mais une connexion nouvelle s’était établie entre eux.
— C’est notre lien avec la Source, Fray… Il y a plusieurs façons de la sentir chez les autres.
Grâce à une série d’exercices très simples, Fray apprit à sentir le potentiel magique de sa visiteuse sans même devoir invoquer son pouvoir. Plusieurs heures passèrent en un éclair, puis la fatigue le rattrapa.
— Avec de l’entraînement, ça deviendra un jeu d’enfant, dit Éloïse en se dirigeant vers la fenêtre.
— Si je demande qui vous êtes sous ce masque, me répondrez-vous ?
La visiteuse s’immobilisa, le dos tourné à Fray.
— Comme tu l’as dit, rien ne peut changer le passé. La femme que j’étais est morte dans des flammes.
Sur ces mots, Éloïse sortit par la fenêtre tandis que toutes les bougies s’éteignaient dans la chambre. Dehors, il n’y eut aucun bruit, mais Fray sentit que sa visiteuse s’éloignait.
Dans la pénombre, il baissa les yeux sur le pot de peinture.
Qu’aurait été sa vie si son père n’avait pas fait en sorte que les Recruteurs ne le trouvent jamais ?
Après une épuisante matinée d’entraînement, Byrne passa prendre Fray après le déjeuner. En silence, ils se mirent en route pour la maison de Bavram. Le regard dans le vide, Byrne semblait avoir oublié sa tirade de la veille. Ou la juger trop insignifiante pour y revenir… Cette attitude glaciale ne correspondait pas à l’homme que Fray avait connu. Celui qu’il croyait avoir retrouvé quelques jours plus tôt.
Histoire d’oublier ses problèmes, Fray s’efforça d’étudier les passants. Les paroles d’Éloïse résonnant encore dans son esprit, il remarqua l’angoisse qu’exprimaient la plupart des visages. Derrière une joie de façade, on lisait une détresse sans fond. Non contente d’avoir brisé des familles, la guerre avait aussi laissé chez ses victimes des marques presque indélébiles.
Comme Éloïse venait de le lui apprendre, Fray étendit ses perceptions sans invoquer son pouvoir. Envoyant une sonde chez chaque personne qu’il croisait, il ne découvrit rien du tout. Aucun écho… Après une vingtaine d’échecs, il se demanda s’il ne s’y prenait pas mal.
— La maison est surveillée depuis ce matin, dit Byrne. Nous prendrons le relais jusqu’à ce que Bavram se montre.
— Tu crois qu’il viendra ?
— C’est possible…
Le Protecteur ne précisa pas ce qu’ils feraient dans le cas inverse. Comment diantre continuer l’enquête ?
Perturbé, Fray accéléra le pas. Sur la dernière passerelle avant d’arriver à destination, les gens s’écartèrent pour laisser passer deux Protecteurs quasiment lancés au pas de course. Si Byrne ne parut pas s’en apercevoir, Fray remercia d’un sourire ces citoyens bien aimables.
À l’entrée de la rue de Bavram, il sentit quelque chose frémir à la lisière de ses perceptions. L’estomac noué, la peau le picotant, il se massa nerveusement les avant-bras.
— Byrne…
Le Protecteur s’arrêta, alarmé.
— Quoi ?
— C’est la même sensation qu’hier. Le tueur… Il est passé par ici.
— Et merde ! s’exclama Byrne.
Il partit au pas de course, Fray sur les talons. Soudain, deux Protecteurs sortirent de l’ombre d’une porte cochère.
— Quelque chose à signaler ? demanda Byrne.
Les deux hommes secouèrent la tête.
— Qui est-ce ? demanda Fray en désignant la femme âgée qui entrait dans la maison.
— Bavram est censé vivre avec sa mère…, répondit Byrne. Il est temps d’aller à la pêche aux réponses.
Il traversa la rue et frappa à la porte.
— Ouvrez ! Protecteur de la Paix !
Fray sonda la rue en quête d’éventuels problèmes, voire du tueur. Il vit seulement des badauds à l’air surpris. Désormais, il avait le sentiment qu’une colonie de fourmis marchait sur sa peau. La perception du début était maintenant une douleur aiguë qui le dissuadait d’invoquer sa magie. Dans l’arène, il avait failli mourir, et il se sentait encore plus mal que la veille.
La porte s’entrebâilla enfin pour révéler une frêle vieille dame aux cheveux gris et aux yeux chassieux.
— Votre fils est là ? demanda Byrne.
— Non, allez-vous-en !
La femme tenta de refermer la porte.
— Vous êtes sûre qu’il est absent ?
— Je suis vieille, pas gâteuse !
— Si nous entrions pour l’attendre ? proposa Byrne.
La vieille dame secoua la tête et continua à pousser la porte.
Byrne glissa un pied pour la bloquer.
— Nous n’avons pas de temps à perdre ! cria-t-il.
Il poussa de toutes ses forces, propulsant la femme en arrière. Heureusement, elle percuta une chaise et put s’y retenir.
Fray resta sur le seuil mais Byrne entra sans y avoir été invité.
— Où est-il ?
Le picotement devenant intolérable, Fray suivait la scène comme dans un rêve.
— Fray, cria Byrne, fais ton boulot ! Trouve-moi quelque chose !
Prenant la vieille par le bras, Byrne la tira hors de la maison. Horrifié, Fray le regarda se comporter comme une vulgaire brute.
— Allez, vas-y ! beugla Byrne.
La vieille dame foudroya les deux Protecteurs du regard sans dire un mot ni se débattre. De plus en plus nerveux, Fray avança, descendit trois marches et déboula dans une petite cuisine.
Un instant, il se crut revenu chez sa mère, avec les herbes qui séchaient au plafond, une vieille bouilloire sur le feu et une table bancale couverte de farine et de pâte à pain.
Malgré la chaleur, il frissonna, glacé jusqu’à la moelle des os. Se préparant à encaisser un choc terrible, il invoqua son pouvoir.
Malgré ses précautions, il tituba, recula d’un pas et tomba sur un genou. Dans le monde aux couleurs devenues éclatantes, une tempête de pouvoir se déchaînait du sol au plafond. Lentement, il s’harmonisa à ce flux de sensations, les tenant à distance afin qu’elles ne le submergent pas.
Autour de lui, il lui sembla que toutes les surfaces étaient couvertes d’une fine couche de peinture rouge ou noire. Une illusion d’optique – la seule façon de percevoir les diverses strates de magie laissées par le tueur. Comme dans l’arène, c’était en partie un écho du passé – mais certaines couches étaient très fraîches.
— Il était ici il n’y a pas longtemps, dit Fray. Je crois qu’il est parti…
— Vérifie dans toutes les pièces !
Épée au poing, Fray avança dans l’étroit couloir qui conduisait aux chambres. Dans la première, il trouva très peu de signes du passage du tueur. Le lit, la petite armoire et la commode brillaient intensément – les vestiges d’anciens souvenirs et de puissantes émotions – mais la magie n’y était pour rien.
Avant même d’entrer dans l’autre chambre, Fray sentit un torrent de pouvoir se déverser sur lui. En poussant la porte, il se prépara à une vision d’horreur, mais il n’en fut rien. Là aussi, un petit lit, une table, une armoire et une commode… Sur le sol, une tache noire émettait des ondes d’angoisse et de douleur.
Fray se pencha, toucha la tache et retira ses doigts comme s’il venait de se brûler. Quelqu’un avait été tué dans cette chambre – très récemment.
Un rapide examen de la pièce ne lui apprit rien de plus, mais il eut le sentiment de rester à la surface des choses. Étendant davantage ses perceptions, il balaya de nouveau les lieux du regard.
L’armoire attira son attention. Dedans, il ne trouva que des vêtements et quelques objets sans intérêt.
De nouveau penché en avant, il remarqua des marques sur le sol. Mais quand il voulut pousser l’armoire de côté, elle se révéla trop lourde. En s’y adossant, les pieds en appui contre un mur, il réussit à la faire bouger légèrement.
Il y avait une ouverture dans le mur, et quelques marches s’enfonçaient dans la terre. À Perizzi, les caves étaient interdites pour bien des raisons, et avant tout pour empêcher les gens de cultiver du venthe, un champignon friand d’obscurité et d’humidité. Mais ce n’était pas une odeur de terre qui montait de l’ouverture. Plutôt une puanteur de vieux ossements et de parchemin pourri.
Il n’y avait pas assez de lumière pour voir à l’intérieur de la cavité et Fray refusait d’y entrer alors qu’il invoquait son pouvoir.
— Fray ! cria Byrne.
Le jeune homme revint au pas de course jusqu’à la porte, où son compagnon désignait quelque chose en haut de la rue.
Quand elle vit les yeux brillants de Fray, la vieille femme cria de terreur.
— C’est Bavram ! dit Byrne, un bras tendu vers une silhouette immobile dans la rue.
Alors que tous les passants étaient auréolés d’un arc-en-ciel de couleurs, Fray vit une sorte de trou noir qui absorbait toute l’énergie émise par les autres personnes. Dans cet abîme d’obscurité, des étincelles rouges crépitaient – rien qui ressemblât de près ou de loin à la vie.
— C’est le tueur ! lança Fray.
Bavram lâcha son sac et s’enfuit à toutes jambes. Byrne et Fray se lancèrent à sa poursuite. Pour ne pas être distrait, le jeune homme se coupa de la magie – un profond soulagement. Les émotions qui tourbillonnaient en ville étaient beaucoup trop pour lui. Et il ne fallait pas que quelqu’un d’autre voie ses yeux.
Corpulent et d’âge mûr, Bavram courait pourtant comme un jeune homme. Alors qu’il prenait irrésistiblement de l’avance, il bouscula plusieurs passants, mais ça ne le ralentit pas.
Obligés d’éviter les gens renversés par le tueur, voire de les enjamber, Byrne et Fray parvinrent pourtant à garder le contact visuel.
Très vite, les poumons de Fray furent en feu et son épée parut peser une tonne. Il réussit à la rengainer sans s’étaler, mais se retrouva plusieurs pas derrière Byrne.
Malgré l’entraînement, il fatiguait, et le Protecteur, devant lui, respirait de plus en plus fort.
Épuisé lui aussi, Bavram s’engouffra soudain dans une taverne pour mettre un terme à la course-poursuite.
Byrne entra quelques secondes plus tard, Fray revenu sur ses talons. Des clients désignant le fond de la salle, les deux Protecteurs foncèrent, renversèrent des chaises et sautèrent par-dessus une pauvre femme maltraitée par le tueur.
Passé la porte du fond, ils déboulèrent dans une cour au portail fermé. Sans hésiter, Byrne bondit, saisit à deux mains le rebord du mur, se hissa à la force des poignets et passa de l’autre côté.
Fray rata sa première tentative et s’étala. Au deuxième essai, il réussit à se hisser péniblement au sommet du mur, puis se laissa tomber dans une étroite allée. À intervalles réguliers, du linge séchait sur des cordes, mais ce ne fut pas ça qui attira son attention.
Non loin devant lui, Byrne, immobile, regardait quelque chose à ses pieds. Fray dégaina son épée et avança, tous les sens aux aguets. Mais il ne repéra rien.
— Où est-il passé ?
Sans répondre, Byrne s’écarta pour dévoiler ce qui gisait à ses pieds.
Fray ne comprit d’abord pas. On eût dit une bouillie de viscères, comme on en voyait parfois dans les abattoirs. Des lambeaux de chair, du sang, des cheveux…
De la pointe de son épée, Byrne souleva l’immonde tas sanglant. C’était une peau humaine ! Complète, avec un visage barbu doté d’épais sourcils.
— Au nom du Créateur !
— Je sais ce qu’il est…, souffla Byrne. J’ai déjà vu ça…