Chapitre 21

Les indications données par Rodann conduisirent Katja dans un quartier pouilleux de la ville. Ici, les habitants avaient fait naufrage et n’étaient jamais parvenus à revenir à la surface…

Comme leurs occupants, les bâtiments n’étaient plus que des ruines qui gardaient encore le souvenir mélancolique de leur splendeur passée : sculptures richement détaillées, clôtures en fer forgé autour des jardins dévastés, fontaines décoratives, arbres d’agrément…

Des colonies de mouettes ayant élu domicile sur les toits et les rebords des fenêtres, les façades étaient souillées de fientes d’oiseaux. Au fil du temps, on avait volé les trois quarts des clôtures puis pavé les jardins et coupé les arbres.

Sauf absolue obligation, personne ne s’aventurait par ici. Une excellente raison pour y tenir des réunions subversives. Perdus et rejetés, les gens, en ces lieux, crevaient d’envie que tout change. Les harangues révolutionnaires de Rodann devaient leur donner du cœur au ventre – au moins pour un temps. Si les résultats ne venaient pas vite, ils finiraient par l’égorger et jeter son corps dans le fleuve.

Katja frappa à la porte de bois miteuse puis regarda autour d’elle. Il n’y avait personne dans la rue, mais son instinct lui souffla qu’on l’épiait.

Elle avait pris des précautions pour ne pas être suivie et ferait de même en partant. Si elle repartait… Rodann lui avait assuré qu’ils se sépareraient « bons amis » si elle n’adhérait pas à sa cause, mais ça risquait d’être plus compliqué que ça. En cas de complication imprévue, Teigan risquait bien de vouloir la décapiter…

Katja s’assura que la lame était bien fixée à sa cuisse. Un couteau à la ceinture, un autre caché dans sa botte gauche, elle ne se laisserait pas égorger sans faire de dégâts.

La porte s’entrebâilla et quelqu’un étudia la jeune femme. Puis le battant s’ouvrit et Teigan, épée au clair, lui fit signe d’entrer.

— Des problèmes en vue ? demanda Katja tandis que l’escrimeuse refermait et verrouillait la porte.

De dehors, elle semblait miteuse, mais c’était un solide morceau de bois.

Sans répondre, Teigan rengaina son épée et s’éloigna dans le couloir poussiéreux. Tentée de poignarder la femme dans le dos, puis de tuer tout le monde et de filer, Katja la suivit. Son plan, un rien radical, aurait eu le mérite d’étouffer dans l’œuf le complot…

Des deux côtés du corridor, des portes ouvertes laissaient apercevoir des tas de vieux meubles, des débris de vaisselle, quelques statues religieuses en piteux état et même une fontaine. Au centre, la queue d’un poisson géant tutoyait la voûte et des statues de femmes et d’hommes se dressaient tout autour.

— Par là, dit Teigan, déjà arrivée au bout du couloir.

Katja s’aperçut qu’elle s’était immobilisée. Après avoir pris une profonde inspiration, elle se concentra sur ce qui l’attendait. Une petite voix lui criait toujours de frapper et de fuir, mais elle l’ignora.

S’éloignant des salles couvertes de poussière et débordant de mélancolie, Katja suivit Teigan dans une pièce tout à fait différente. Ici, des bougies brûlaient, un feu dans la cheminée réchauffait l’atmosphère et des fauteuils confortables attendaient les visiteurs. Il y avait des coussins sur le sol, et des gens étaient étendus dessus.

Sous des regards fascinés, Rodann tenait un discours enflammé. Bien qu’arrivant à la fin, Katja devina qu’il stimulait la ferveur de sa demi-douzaine d’auditeurs en évoquant le changement, la justice et le bonheur pour tous.

— Nous avons une invitée, annonça Rodann.

Il fit signe à Katja d’approcher. Tous les regards la suivant, elle vint se camper près du barbu roux, le dos tourné à la cheminée.

Teigan ferma la porte et s’y adossa. En l’absence d’autres issues, si elle voulait sortir, Katja devrait passer sur le corps de l’escrimeuse.

— Je vous présente Katja, les amis. Elle n’est pas sûre de vouloir nous rejoindre, alors, je l’ai invitée. Avec un peu de chance, nous la convaincrons.

Le ton confiant de Rodann indiquait qu’il n’envisageait pas d’échouer. Se joindre à eux ou « danser » avec Teigan, il n’y avait pas d’autre choix.

Pendant que Rodann faisait les présentations, Katja grava tous les visages dans sa mémoire et y ajouta des détails significatifs. Lizbeth, une des femmes, avait les mains gercées et les cheveux bizarrement plats. Chez les servantes contraintes de porter un bonnet serré, c’était très fréquent. Donc, elle travaillait au palais ou chez une famille noble d’extraction ancienne – les nouvelles ne se souciaient pas des traditions de ce genre.

Le couple qui se tenait dans un coin, le seigneur et la dame Kallan, s’efforçait d’afficher sa prospérité, mais quelque chose clochait. Ces gens étaient bien habillés, avec des cheveux, des ongles et des dents impeccables, mais ils semblaient très nerveux. En les observant mieux, Katja vit que leurs vêtements, certes chers, étaient totalement démodés. De plus, ils portaient peu de bijoux, et uniquement en argent. Des nobles mineurs frustrés par on ne savait trop quoi, ou un couple de vautours qui en voulait toujours plus…

L’homme aux larges épaules et aux bras musclés avait tout d’un mercenaire ou d’un voyou, mais sa façon de se tenir ne collait pas. S’il semblait mal à l’aise en une telle compagnie, la femme au visage de musaraigne qui l’accompagnait ne cachait ni sa ferveur ni sa hargne. À la grande surprise de Katja, Rodann présenta Marcella et Borren comme un couple marié.

La dernière femme était la plus facile à identifier. Ridiculement coûteux, ses vêtements apparemment audacieux révélaient en fait très peu de peau. Les yeux marron et les cheveux noirs, cette beauté paraissait tout droit sortie du rêve d’un sculpteur. Sans nul doute, la pierre rouge de la taille d’un œuf qui pendait à son cou n’était pas du toc. Une poule de luxe probablement plus riche que le couple Kallan.

Pour une raison inconnue, Rodann ne présenta pas la courtisane par son nom. Peut-être parce qu’elle en changeait souvent dans l’exercice de sa profession.

Un groupe de gens sans points communs, à part Rodann et ses réunions.

Katja se félicita de ne pas avoir fait un massacre. Ces gens n’étaient pas avec Rodann dans la taverne, le premier soir. Il y avait d’autres conspirateurs.

Rodann la guida jusqu’à un siège libre puis reprit place devant la cheminée. Katja l’écouta distraitement, mais se concentra sur son auditoire. À part Borren, le colosse timide, l’assistance buvait les paroles du propagandiste.

— Ce qui nous amène à notre invitée, dit Rodann.

Tous les regards se braquèrent sur Katja.

— Comme nous, elle est déçue par la façon dont va le monde. Quelque chose doit changer ! Tu es d’accord, Katja ?

L’espionne choisit soigneusement ses mots.

— Oui, mais jusque-là, ce que j’ai entendu ne diffère pas de ce qui se dit dans les temples et les églises. En quoi êtes-vous différents ?

Il y eut des murmures agacés, mais Rodann leva une main pour les faire taire.

— Une bonne question… Nous ne sommes pas une secte qui prône l’élimination par le feu des pécheurs. Selon nous, ce n’est pas l’impiété qui explique la décadence de cette ville et du pays.

— C’est quoi, alors ?

— Qui… La reine ! Elle nous a trahis !

Une haine féroce, constata Katja. À l’évidence, Rodann avait un compte personnel à régler avec Morganse.

— Quand Perizzi et le royaume étaient menacés par le Roi Fou, elle a abdiqué ! À cause d’elle, tous les citoyens furent en danger. Alors que la situation s’aggravait, des fanatiques emprisonnant sans raison nos amis, c’est le peuple qui s’est révolté. Tout seul ! Aujourd’hui, nous devons reprendre le pouvoir à une souveraine qui se moque de nous. Sur le trône, il faut que s’assoie une personne digne de gouverner.

Jusque-là, Rodann n’avait jamais évoqué Talandra, mais Katja aurait juré qu’il ne lui disait pas tout. Il l’appâtait, l’incitant à s’engager, puisqu’il n’y aurait plus moyen ensuite de revenir en arrière. Dans ce groupe, quiconque changeait d’avis ou craquait nerveusement finirait au fond du fleuve.

— Je vois ton scepticisme, Katja. Tu crois que je suis fou…

— Je n’en suis pas sûre…, répondit l’espionne.

En réalité, elle le trouvait parfaitement sain d’esprit… et plus dangereux qu’un crotale.

— De tels changements sont possibles… Pas en claquant des doigts, et ce ne sera pas pour demain, mais…

Rodann marqua une pause, brandit un index et le regarda comme si la réponse à toutes les questions essentielles était écrite dessus.

— Pour allumer un feu, il suffit d’une étincelle. Nous pouvons être cette lueur dans les ténèbres et éclairer le chemin des gens. Je ne demande pas que tu croies en moi aveuglément, Katja. Mais engage-toi en faveur du changement.

De belles paroles tenues par un homme courageux. Mais qui organisait une réunion clandestine dans un bâtiment en ruine…

— C’est tout ce que j’ai à te dire, conclut Rodann. Prends tout le temps qu’il te faudra pour réfléchir.

— Non, c’est décidé, dit Katja en balayant l’assistance du regard. (Seul Borren refusa de soutenir son regard.) Je veux vous aider.

— Fantastique ! s’écria Rodann.

Il fit un signe à Teigan, qui sortit de la salle et revint très vite avec un homme bâillonné aux yeux couverts par un bandeau. Elle le poussa et il tomba à genoux en gémissant de douleur sous son bâillon. Les mains liées dans le dos, il portait une chemise tachée de sang.

— Qui est-ce ? demanda Katja.

— Son identité n’a aucune importance. Contente-toi de savoir que c’est un obstacle, et qu’il doit être éliminé. Le chemin qui nous attend sera difficile, et le sang coulera. Le moins possible, j’espère, mais c’est inévitable. Ce type est incorruptible et il refuse de se joindre à nous. Bref, il ne nous laisse pas le choix.

— Dans ce cas, tuez-le.

— Vraiment ? fit Rodann en levant de nouveau l’index.

Katja eut envie de le lui couper, pour qu’il arrête ça. De toute façon, inutile qu’il pontifie, puisqu’elle avait compris. Le piège, c’était ça…

— En témoignage de loyauté, nous te demandons de le faire.

— À quelques exceptions près, dit Katja, aucune personne présente ici n’a jamais pris une vie.

Teigan avait l’air d’une tueuse et Rodann, à l’évidence, n’hésitait pas à éventrer ses opposants. La poule de luxe, paria Katja, avait aussi plusieurs meurtres sur la conscience. Derrière son maquillage, ses fringues chics et ses bijoux se cachait une vipère.

— Les autres ont prouvé différemment leur loyauté. C’est ton épreuve. Et ça me montrera que tu peux obéir à un ordre même quand tu ne le comprends pas.

— Je peux tuer un de tes compagnons, dit Katja, ou même toi…

Rodann ne broncha pas et Teigan resta où elle était.

— Qu’est-ce que ça prouverait ? continua Katja. Cet homme ne m’a rien fait. J’ignore tout de lui et de ses crimes.

— Qu’importe ! s’impatienta Rodann. Tu dois le tuer si tu veux te joindre à nous.

Katja nota que l’option de se « séparer bons amis » n’existait plus. Près de la porte, Teigan se tendit. Embrasser la carrière d’espionne impliquait de devoir tuer un jour ou l’autre, elle le savait. Mais là, c’était différent…

Elle étudia l’homme, en quête d’un indice sur sa personnalité et ce qui le rendait si dangereux. Entravé et bâillonné, il ne semblait pas du tout menaçant.

Si elle n’obéissait pas, ces gens la tueraient. Avec beaucoup de chance, elle réussirait à fuir, et après ? Ce groupe complotait contre Morganse et, en l’infiltrant, elle aurait une chance d’en savoir plus sur la conspiration visant Talandra.

Quelles que soient les justifications, exécuter cet inconnu était un lâche assassinat. Un meurtre de sang-froid. Par cet acte, Katja se damnerait.

Dans la salle silencieuse, elle n’entendit plus les sons familiers, mais seulement la prière que le condamné récitait sous son bâillon. Quand elle dégaina son couteau, le bruit le fit sursauter, mais il continua de prier.

Katja vint se camper derrière lui et lui murmura une prière à l’oreille en signe de compassion. Quand elle eut fini, il soupira.

L’enlaçant par-derrière, Katja lui enfonça son couteau dans le cœur. Une petite blessure, qui saigna peu, mais un coup mortel. D’abord haletant, l’homme cessa de respirer. Dès qu’elle le lâcha, il s’écroula, mort sur le coup.

Katja regarda autour d’elle et vit sur les visages toute une palette d’émotions – de la peur, du respect voire de l’admiration – mais Rodann seul eut le cran de sourire.

— Bienvenue, ma sœur ! dit-il.

Il avança pour enlacer Katja mais changea d’avis quand il s’aperçut qu’elle brandissait toujours son couteau.

— Ensemble, nous allons changer le monde !