Dans une taverne, Byrne emprunta un sac afin d’emporter leur sinistre trouvaille. Les mains tremblantes, en état de choc, Fray avait du mal à tenir sur ses jambes. Impassible et taciturne, Byrne ne semblait pas affecté mais Fray devina qu’il tempêtait que « Bavram » ait réussi à s’échapper.
Le jeune stagiaire acheta à un marchand des rues une miche de pain et deux tranches de poisson fumé qu’il engloutit. En arrivant devant la maison de Bavram, il ne tremblait plus – pour l’angoisse, en revanche, il faudrait attendre encore un peu…
La mère de Bavram, assise à la table de cuisine, regardait fixement devant elle. Quand ils arrivèrent, elle ne broncha pas, et ne réagit pas davantage lorsque deux autres protecteurs et une équipe de la Garde Civile investirent les lieux. Byrne ordonna à un des Gardes d’aller chercher des renforts et affecta les autres à la sécurisation du périmètre, pendant que Fray et lui fouillaient la maison.
— Il y a quelque chose derrière, dit Fray en désignant l’armoire.
Byrne regarda et plissa le nez à cause de l’odeur. Même à deux, ils ne réussirent pas à déplacer assez le meuble et durent demander de l’aide à un duo de Gardes.
Après s’être débarrassé de sa veste et de ses armes, Byrne parvint à se glisser par l’étroite ouverture. Quelques instants plus tard, il lança :
— Fray, tu devrais venir voir !
Après s’être lui aussi allégé, le jeune homme s’engagea dans l’ouverture, descendit une dizaine de marches, passa sous une poutre et retrouva son chef au milieu d’une petite cave.
— Dis-moi ce que tu vois, ordonna Byrne.
Le ton d’un professeur qui propose un exercice.
Les parois de terre, recouvertes de planches, avaient été ensuite grossièrement enduites de plâtre. Au plafond, de grosses poutres se croisaient – avec un peu de chance, ils ne risquaient donc pas d’être ensevelis sous des gravats. Pour creuser l’entrée, les marches et le tunnel, Bavram avait dû avoir besoin de plusieurs mois.
Le sol, les murs et le plafond avaient été blanchis puis couverts d’inscriptions – dans une langue que Fray n’identifia pas. En se concentrant, il crut isoler des mots, mais sans en comprendre le sens.
Au centre de la cave se dressait un socle de pierre de quatre ou cinq pieds de haut doté de plusieurs niches à la base, chacune contenant un vieux rouleau de parchemin. Même sans invoquer son pouvoir, Fray éprouva un tel malaise qu’il resta loin de l’étrange structure. Cette cave lui donnait la chair de poule, et ça n’avait rien à voir avec la claustrophobie.
Sur le socle reposait un grimoire aux pages couvertes des mêmes inscriptions que le mur.
L’odeur épouvantable montait du cadavre desséché qui gisait dans un coin.
— Que vois-tu ? demanda Byrne.
— C’est un autel, et nous nous trouvons peut-être dans un temple. Là-haut, on a tué quelqu’un, et je pense que c’est Bavram. Le vrai… L’assassin a pris sa place pendant un temps. Des mois, peut-on supposer.
— Avec ton père, nous avons déjà connu ça. Deux fois, en fait… La première, c’était il y a une dizaine d’années… Une Zecorrienne… La seconde, ça remonte à cinq ans.
— Et qu’avez-vous conclu ?
— Ton père appelait ces gens des Mages de Chair…
Un nom évocateur, dès qu’on songeait à la peau découverte dans la ruelle.
— Que veulent-ils ? Et que sont-ils ?
Byrne ne répondit pas. S’emparant d’un des parchemins, il le déroula lentement. Du côté recto, Fray remarqua un étrange symbole.
— C’est comme jadis, dit-il en remettant le rouleau à sa place. Ils écrivent sur de la peau humaine.
Fray faillit restituer son poisson fumé. Le « symbole », sur le parchemin, c’était un tatouage…
— Il faut faire enregistrer tout ça… Après, on murera l’entrée.
— Pourquoi ne me parles-tu pas du tueur ?
— D’abord, allons interroger la vieille dame, dit Byrne, l’air sinistre et mauvais à la fois. Ce n’est pas l’endroit où discuter de tout ça.
Il désigna le cadavre et les rouleaux de peau.
Frustré, Fray décida cependant d’en rester là pour le moment. Mais ça n’était que partie remise.
Même quand il fut loin de l’autel, il continua à se sentir souillé, sa peau le démangeant comme si elle était couverte de crasse. Toujours de marbre, Byrne ne semblait pas touché.
Une fois assis à la table de la cuisine, en face de la vieille dame, Fray ne se sentit pas mieux. La magie n’en était pas la seule cause, comprit-il. Toute la maison exsudait la tristesse et la peur.
— Je savais que ce n’était plus lui…, soupira la vieille dame. Au début, il y avait juste des détails… Des phrases que mon Bavram n’aurait jamais dites. Par exemple, il répétait qu’il se fichait des gens – comme s’ils étaient pour lui des objets. Un jour, au début, je lui ai demandé ce qui n’allait pas, et il m’a traité de « gâteuse ».
— Quand avez-vous remarqué des différences ? demanda Byrne.
— Il y a quelque chose comme six mois, je crois, mais ça a dû commencer avant. Au fil du temps, c’est devenu plus net, comme s’il oubliait qui était mon Bavram. À croire qu’il l’avait usé jusqu’à la corde, comme une chemise…
— Vous avez vu quelque chose ? demanda Byrne.
Sans la moindre compassion pour la pauvre femme dévastée par la peur, le remords et le deuil.
— Un jour, je suis rentrée tôt et je l’ai trouvé dans sa chambre. Avant, il y restait juste pour dormir… Je l’ai entendu déplacer des meubles et creuser… Quand je suis entrée, je l’ai vu soulever l’armoire, comme si elle ne pesait rien. Après l’avoir posée devant le trou, il a remarqué ma présence.
La vieille dame se tut, rongée par la culpabilité.
— J’ai compris, avoua-t-elle soudain, mais j’avais tellement peur…
Fray voulut prendre la main de la pauvre femme, mais elle sursauta et Byrne foudroya son stagiaire du regard.
— Il a menacé de m’écorcher vive et d’utiliser mes os pour sa magie noire.
— A-t-il dit pourquoi il faisait tout ça ? demanda Byrne.
— Non. Après ce jour, nous n’avons presque plus parlé… Pourtant, il continuait à m’appeler « maman ».
Quatre nouveaux Protecteurs entrèrent dans la maison. Pendant que Fray leur montrait ce qu’ils avaient découvert, Byrne continua l’interrogatoire. En vain, parce que la pauvre femme ne savait rien de plus.
Pendant la fouille de la maison, elle resta où elle était, et personne ne la dérangea. Après avoir été prisonnière chez elle, voilà qu’elle devenait un fantôme.
Byrne marchait si vite que Fray dut se concentrer pour ne bousculer personne sur son chemin.
— Nous devons informer le Khevassar, Fray… Il sait peut-être quelque chose. Avec ton père, il parlait sans cesse des enquêtes. Je consulterai mes vieux carnets au Hall de l’Unité. Ensuite, nous lirons les journaux de ton père.
— Je les connais tous, et il n’y a rien sur un cas semblable. S’il parlait de quelqu’un qui mue comme un serpent, ça m’aurait frappé.
— Et sa dernière enquête ?
— Je n’ai trouvé aucune référence… Les dernières pages manquent.
Jusque-là, Fray pensait que Byrne les avait arrachées pour le protéger. Traumatisé par la mort de son père, lire un compte-rendu de son ultime enquête, avec des notations intimes sur ses espoirs et ses angoisses, aurait été insupportable, surtout en connaissant la fin de l’histoire. Mais ces lignes auraient pu contenir des informations sur les Mages de Chair.
Avec son pouvoir, Fray semblait être le mieux placé pour affronter la menace. Sans véritable formation, il était en réalité impuissant. Écrasé par ce poids, il se rembrunit, son humeur reflétant celle de Byrne.
Dans les couloirs du Hall de l’Unité, les deux hommes se dirigèrent à grands pas vers le bureau du Khevassar. À leur expression, Rummpoe vit qu’il s’agissait d’une urgence. Il leur demanda pourtant d’attendre et alla annoncer leur arrivée à son chef. Une minute plus tard, il revint et fit signe aux deux visiteurs d’entrer.
Comme d’habitude, le Vieux était assis derrière des piles de documents. Sur un guéridon, une montagne de courrier attendait d’être ouvert.
— Fermez la porte, dit le vieil homme en apposant sa signature au bas d’un parchemin. Qu’avez-vous découvert ?
Byrne résuma l’enquête en omettant de mentionner ce que Fray avait vécu dans l’arène. Une saine précaution, dans ce contexte…
— Des Mages de Chair, soupira le Khevassar. Oui, je me souviens de la première affaire… Cette femme montait à toute vitesse les barreaux de l’échelle sociale. En tuant les gens et en prenant leur place, jusqu’à ce qu’ils ne lui servent plus à rien. Elle s’est enrichie, mais ce n’était pas son objectif. Je crois qu’elle voulait abattre la reine et la remplacer.
— Que savez-vous du pouvoir des Mages de Chair ? demanda Fray. Comment mon père les a-t-il vaincus ?
— Je peux te parler des affaires, pas du pouvoir… Ton père ne m’a jamais expliqué… Ne sois pas si déçu. Nous récupérerons ses vieux journaux et ceux de Byrne dans les archives. Tu devrais y trouver des réponses.
— En attendant, demanda Byrne, que devons-nous faire ?
— Les fois précédentes, les meurtres étaient en somme secondaires. Un moyen pour les Mages de Chair d’obtenir une position influente.
— Mais comment font-ils ?
— Fray, c’est toi le mage. Réponds à cette question, et je te dirai ce que je sais.
— À première vue, un Mage de Chair ressemble à un moustique ou à une éponge. (Byrne acquiesça.) Il vide les gens de leur substance.
— C’est plus compliqué que ça, modéra Byrne. Tu te souviens de l’arène ? Ces mages se nourrissent aussi des émotions des gens, en les amplifiant et les pervertissant.
C’était cohérent, considérant ce que Fray avait subi dans l’arène.
— Le patron de l’arène, dit-il, a parlé de quelque chose qui flottait dans l’air et d’une « soif de sang ».
— Le mage tente d’accumuler du pouvoir, comme la dernière fois, souffla Byrne. Mais dans l’arène, quelque chose a mal tourné.
Le Mage de Chair avait dû perdre le contrôle du phénomène – ou essayer d’absorber trop de pouvoir. Sans en savoir plus long, impossible d’être plus précis…
— Depuis que les combats n’ont plus lieu, dit le Vieux, il doit lui falloir une autre source d’énergie. Concentrez-vous là-dessus et vous le débusquerez.
Plus que jamais, Fray aurait voulu que son père soit encore de ce monde. Très souvent, il avait tenté de le contacter via son pouvoir, mais sans résultat. Savoir qu’il n’avait pas dû rester en arrière était un soulagement – sauf aux moments où il avait besoin de lui.
— Nous ferons tout notre possible, dit Byrne.
Il se leva et Fray voulut l’imiter, mais le Vieux l’en empêcha d’un geste.
— Laisse-nous une demi-heure, dit-il en faisant signe à Byrne de sortir.
Le Protecteur fronça les sourcils mais sortit en silence.
— Parle-moi de lui, dit le Khevassar sans préambule.
Fray prit le temps de choisir ses mots.
— Il est plus dur que dans mon souvenir… Cette affaire l’obsède, mais il se fiche du reste. Je l’ai entendu rabrouer un autre Protecteur au sujet de personnes disparues. Il se fichait des éventuelles victimes. En fait, il se fiche de tout le monde !
— Même de toi ?
Fray regretta d’avoir tenté de cacher la vérité. Le Vieux avait un œil d’aigle.
— Il s’est passé quelque chose, pas vrai ?
Se sentant coupable, Fray ne dit rien, mais le regard du Khevassar eut raison de sa détermination. À contrecœur, il raconta ce qui était arrivé dans l’arène.
— Ce n’est plus l’homme que j’ai connu… Le bon vieux Byrne ne perdait jamais son calme et il se souciait des autres. Aujourd’hui, c’est un homme aigri et furieux. Et il semble… pressé, comme si le temps lui était compté.
Le Khevassar soupira, pas vraiment surpris.
— Je crois que Byrne a besoin d’aide… et de repos. Il ne s’est pas arrêté un jour depuis une éternité.
— Il veut résoudre cette affaire, rappela Fray.
— Nous avons d’autres Protecteurs efficaces et expérimentés, mon garçon.
— Je sais, messire…
— Mais ta loyauté est admirable, surtout dans ces circonstances.
— Quand lui parlerez-vous ?
— Aujourd’hui… Je vais affecter un autre Protecteur à ta formation.
Le Khevassar congédia Fray d’un geste et se replongea dans sa montagne de paperasse. Honteux mais conscient qu’il ne pouvait pas aggraver la situation, le jeune homme ne bougea pas de son siège.
— Quoi d’autre, Fray ?
— Comment mon père est-il mort ? En réalité, je veux dire.
La question flotta longtemps au-dessus d’eux, tel un nuage d’orage. Fray ne partirait pas avant d’avoir une réponse, et le vieil homme en avait conscience. Depuis longtemps, il soupçonnait que le Khevassar et Byrne en savaient plus long qu’ils le disaient, mais là, la solution d’une enquête en dépendait peut-être.
Le Khevassar reposa la plume qu’il allait tremper dans un encrier et soupira.
— Il y a cinq ans, un homme est arrivé en ville. Assez vite, nous avons su que c’était un Mage de Chair, selon le nom trouvé par ton père. Puis il y eut une succession d’événements violents de plus en plus importants. Le Mage de Chair accumulait du pouvoir avec une sale idée dans l’esprit. À l’époque, ton père m’a expliqué tout ça, et même si j’ai toujours du mal à y croire, je lui ai fait confiance.
Fray fut étonné par cet aveu et par l’air accablé du vieil homme, même après tant d’années.
— Et que vous a-t-il dit ?
En guise de réponse, le Khevassar prit la clé pendue à une chaîne autour de son cou et ouvrit un tiroir de son bureau. Il en sortit plusieurs pages arrachées à un carnet et les tendit à Fray.
— Ces feuilles viennent du journal privé de ton père, mon garçon. Je lui ai demandé de ne pas écrire ça dans son rapport, et il a accepté. Ces informations sont trop dangereuses. J’ai pensé à les détruire, mais tu as le droit de savoir.
— Et Byrne, que sait-il ?
— Pas grand-chose… Sa mémoire est brouillée. Ce qu’il a vu à la fin, au moment de la mort de ton père, a fait de lui ce qu’il est aujourd’hui. Tout est dans ces pages, mais n’en parle à personne, et surtout pas à Byrne. Lis ce texte puis brûle-le !
Fray glissa les feuilles dans sa poche sans promettre de les détruire. Il changerait peut-être d’avis, mais pour l’instant, pas question de brûler ce lien précieux avec son père.
Byrne se mit en mouvement dès qu’il vit sortir son stagiaire.
— Que voulait-il ? demanda-t-il dans la rue.
— Savoir comment je m’en sors, mentit Fray.
Byrne parut s’en ficher comme d’une guigne. En silence, ils traversèrent la ville jusqu’à ce que des échos de voix attirent leur attention.
Byrne désigna la droite et ils partirent au pas de course.
Au détour d’une rue, Fray découvrit une foule en furie qui tentait d’attaquer un type recroquevillé sur le sol. Près du malheureux, une Protectrice menaçait de dégainer son épée.
La populace criait de colère. Quelques hommes tentèrent d’écarter la Protectrice, mais elle en mit quatre hors de combat à coups de poing, ce qui doucha un peu l’ardeur des autres. Mais pas pour longtemps…
Byrne fonça, flanqua un coup de coude dans le visage d’un type, frappa un autre au ventre et se fraya un chemin jusqu’à sa collègue. Fray le suivit en frappant avec son épée, mais toujours au fourreau, les gens qui tentaient d’attaquer Byrne dans le dos.
Voyant que la situation s’améliorait, la Protectrice – Tammy Baker – se redressa de toute sa hauteur.
— Reculez ! cria Byrne à la foule.
Il dégaina son épée, qui produisit un long sifflement. Entendant le même son une seconde fois, Fray tira sa lame au clair.
Face à trois Protecteurs armés, la foule se sentit moins audacieuse. Byrne fit des arabesques avec son épée, l’incitant à plus de prudence encore.
— Le prochain qui approche verra couler son sang !
— Ils ne nous blesseront pas ! lança une femme.
Elle avança, flanquée de deux hommes.
— Vous voyez, triompha-t-elle, il ne se passe rien !
Elle cria et bascula en arrière après que la lame de Byrne lui eut entaillé un bras. Baker frappa un homme au front et l’autre à la main. Des estafilades, mais qui saignaient beaucoup…
Baker et Byrne étaient des escrimeurs d’élite. Moins doué, Fray n’aurait jamais tenté une chose pareille. Couper l’oreille de quelqu’un ne lui disait rien…
— Quelqu’un veut goûter à ma lame ? lança Byrne.
Il n’y eut pas de volontaire.
— Baker, qu’est-ce qui se passe ?
Fray jeta un coup d’œil à la victime. Un gamin de dix ans, la peau claire et les cheveux roux. Les vêtements souillés de boue, il avait un œil au beurre noir.
— Ils essayaient de le noyer dans un abreuvoir, répondit Baker.
— C’est un damné ! siffla une femme.
Elle fit mine d’avancer, mais Byrne l’en dissuada de la pointe de l’épée.
— Laissez-le-nous et allez faire votre travail, dit un type moustachu. Ça ne vous regarde pas. Affaire de famille…
— Quand vingt adultes tentent de noyer un gosse, ça n’a rien de familial, lâcha Baker.
— Je suis sa mère, dit la femme au bras entaillé. Vous n’avez aucun droit d’intervenir.
Byrne désigna son uniforme.
— J’ai tous les droits !
— Ça n’arrivera plus…, gémit le gamin, à demi sonné. Je serai sage, c’est promis !
Il tendit une main vers sa mère, qui recula, horrifiée, comme si un serpent venimeux la menaçait.
— Tu n’es pas mon fils ! rugit-elle avant de cracher sur le sol.
— Vous ne nous arrêterez pas tous, dit un type ventripotent. Et vous ne pouvez pas rester ici toute la journée. Fichez le camp !
Malgré la démonstration de Baker et Byrne, la foule ne s’était pas dispersée. Même sans recourir à son pouvoir, Fray sentait la tension augmenter. Toujours furieux, ces gens croyaient être dans leur droit.
Sentant également le danger, Baker et Byrne se mirent en garde.
— Inutile de verser le sang, dit la mère du gamin. Laissez-le-nous…
Le garçon éclata en sanglots. Si les Protecteurs s’en allaient, son compte était bon.
— Dernier avertissement, dit Byrne. Circulez ! Je tuerai toute personne qui fera un pas en avant.
Quelques citadins parurent impressionnés, mais la plupart restèrent déterminés. La confiance que confère le nombre…
Fray n’aurait pas parié que la menace de Byrne était de l’esbroufe…
Alors que les poils de sa nuque se hérissaient, il entendit une étrange pulsation. Il pensa d’abord à son cœur affolé, mais s’aperçut que le son venait du gamin. Aussitôt, il sentit qu’un lien l’unissait à ce gosse. Rien de pareil ne lui était arrivé depuis qu’il s’était réveillé pour découvrir une Recruteuse masquée assise dans sa chambre.
— Il n’est pas damné…, dit-il.
Byrne l’interrogea du regard, mais l’heure n’était pas aux explications. Les excités avançaient vers eux, un pas à la fois. Mais c’était incroyable, ça ! Des gens prêts à défier trois Protecteurs armés pour malmener un gosse sans défenses. Si des Gardes n’arrivaient pas très vite…
Comme on venait de le lui apprendre, Fray inspira à fond pour se concentrer et choisit sa première cible.
— Arrêtez ! lança une voix de femme, si forte que les oreilles de Fray bourdonnèrent. Plus un geste !
Les émeutiers se retournèrent, stupéfiés.
De noir vêtue, sa capuche relevée et les mains gantées, une femme approchait. Fray reconnut immédiatement le masque d’or, mais il fut le seul dans ce cas.
Inutile d’entendre la voix rauque pour identifier Éloïse.
Dans la foule, un homme décida d’ignorer l’intruse, mais celle-ci ne le laissa pas agir. D’un simple geste, elle lui cassa le bras – à distance, et pas qu’un peu, puisque des os pointèrent de la chair.
Le type s’écroula en beuglant de douleur. Du coup, ses compagnons reculèrent prudemment. Debout entre le groupe de Protecteurs et les émeutiers, Éloïse resta d’un calme souverain.
— Partez ! lança-t-elle, un index pointé sur deux personnes.
Ses cibles s’éloignèrent en zigzaguant, histoire de ne pas être dans sa ligne de mire.
— Et le garçon ? demanda la mère indigne.
— Il ne t’appartient plus…, siffla Éloïse.
Malgré le masque, Fray vit que son regard brillait de haine.
Baker et Byrne se regardèrent, perplexes, mais ils prirent garde à ne pas intervenir. Une initiative de leur part, même si elle allait dans le sens de la Recruteuse, pouvait mettre le feu aux poudres. Ils restèrent donc sur leurs gardes, mais immobiles comme des statues.
— Bon débarras, murmura la mère du gamin.
Elle esquissa un rictus, mais Éloïse tendit un bras dans sa direction. Affolée, elle détala en couinant et ses compagnons lui emboîtèrent le pas.
— Qui êtes-vous ? demanda Byrne.
Sans répondre, la Recruteuse regarda Fray comme si elle attendait quelque chose de lui.
S’il découvrait un enfant ayant le don, lui avait-elle dit, quelqu’un viendrait le voir. À cette vitesse ?
— C’est une Recruteuse de la Tour Rouge, dit-il. Le petit devrait partir avec elle.
— Nous n’allons pas le livrer à une inconnue masquée, fit Baker.
Fray se tourna vers Byrne.
— Quel choix avons-nous ? Se charger de lui est impossible, il est trop vieux pour un orphelinat et nous ne pouvons pas le laisser ici. Si les autres salopards ne reviennent pas finir leur sale travail, il deviendra un vagabond. Ou une Famille l’adoptera, et ce sera encore pire…
— Je m’assurerai qu’on développe son don pour la magie, promit Éloïse. Il ne manquera de rien et nous le formerons. Ensuite, il choisira sa voie…
Baker et Byrne, remarqua Fray, n’avaient toujours pas rengainé leur lame. Contrairement à leur jeune stagiaire, ils se méfiaient de la Recruteuse.
Lui, sentir le pouvoir de cette femme suffisait à le rassurer.
— Emmenez le gamin, dit Byrne en rengainant sa lame.
Baker ne capitula pas.
— C’est injuste !
— Que faire d’autre ? Ainsi, au moins, il aura une chance.
Baker et la Recruteuse se défièrent du regard. Un long moment, aucune ne broncha.
— Nous veillerons sur lui, c’est juré.
À contrecœur, Baker rengaina elle aussi son épée.
Éloïse s’agenouilla près du garçon et l’examina. Quand elle toucha son épaule, il gémit.
Fray sentit sa peau picoter.
— Mon épaule est guérie ! s’écria le gosse.
— Je t’ai soigné, oui, dit Éloïse en l’aidant à se relever.
L’œil au beurre noir avait disparu aussi.
— Comment tu as fait ça ?
— Si tu viens avec moi, tu apprendras ce sort et beaucoup d’autres.
— Tu n’es pas obligé de la suivre, dit Baker, têtue. Si tu veux rester à Perizzi, nous te trouverons un foyer.
Le gamin réfléchit puis secoua la tête.
— Je veux partir… Cette ville n’est plus rien pour moi.
Alors que le gamin et la Recruteuse s’éloignaient, Baker et Byrne interrogèrent Fray du regard, mais il ne leur dit rien.
Apparemment, il était condamné à garder des secrets jusqu’à la fin de ses jours. Alors, un de plus ou de moins, quelle importance ?