Chapitre 24

Les yeux baissés sur sa tasse d’infusion fumante, Katja repensa aux derniers événements. Dans sa tête, les idées tournaient lentement en rond, et elle aurait juré être en équilibre précaire au bord d’un gouffre.

Dès qu’elle fermait les yeux, c’était pour sentir sa victime étroitement serrée contre elle. À la fin, elle l’avait étreinte comme un amant, parce que personne ne méritait de crever seul.

— Qui était-ce ? demanda Roza, assise en face de Katja.

Les deux femmes étaient dans la cuisine, derrière le magasin. Très troublée, Katja avait fini par oublier la présence de Roza. Distraitement, elle remarqua que le soleil s’était levé. L’astre du jour qu’elle avait attendu tout au long d’une nuit d’insomnie.

Une bonne senteur de pain et de miel flottait dans la cuisine en même temps que l’odeur de noisette qui montait du jus de chaussettes que Gankle s’entêtait à boire. Une tasse de ce breuvage aurait peut-être réveillé Katja, même si sa léthargie et sa fatigue étaient profondes, frappant à la fois son corps et son esprit.

— J’ai bien réfléchi, dit-elle, et je ne pense pas que c’était un homme important. Mais il se dressait sur leur chemin…

— Que peux-tu me dire sur lui ?

— De larges épaules, des bras musclés… Un travailleur de force, sûrement. L’absence de cals et de brûlures indique que ce n’était pas un forgeron. Un marin aurait senti l’iode, et… À la fin, il a prié le Créateur et je n’ai jamais rencontré un loup de mer qui ne vénérait pas Nethun.

Quelque chose revint presque en mémoire à Katja. Un petit détail remarqué au moment où elle avait lâché le cadavre. Ce n’était pas loin dans son esprit, mais impossible de mettre le doigt dessus. Pour s’éclaircir les idées, Katja s’enfonça les ongles dans les paumes. La douleur aidant, le voile se déchira.

— C’était un boulanger, dit-elle. Il avait un peu de farine derrière une oreille et sa peau sentait la levure.

— Je vais faire mener une enquête, pour savoir si un boulanger a disparu. Mais pourquoi voulaient-ils tuer ce type ?

Katja ignorait la réponse. De toute façon, Roza pensait simplement à voix haute.

Cette histoire de complot était plus qu’étrange. Rodann était un fier-à-bras, mais derrière ses manières amicales, on devinait un calculateur impitoyable. Quant à Teigan… Elle n’était pas simplement là pour intimider les gens. Il devait y avoir une autre raison à sa présence.

— Quelque chose me frappe, dit Katja. (Roza tendit l’oreille.) Rodann et Teigan ne semblent pas venir d’un milieu fortuné. Donc, quelqu’un les finance.

— Des gens à moi enquêtent sur eux. Bientôt, nous saurons qui ils sont.

— Pour moi, Rodann a un lien avec la reine Morganse. Dès qu’il parle d’elle, on jurerait que c’est une affaire personnelle. Comme s’il lui en voulait. En revanche, pas une seule mention de Talandra. Pouvons-nous être sûres qu’ils la visent aussi ?

— Tu as entendu le type de l’Ordre du Silence, non ? Morganse représentait seulement la moitié du contrat proposé. Sois patiente. Tu as passé la première épreuve, mais ils ne te font sûrement pas déjà confiance. Quand les revois-tu ?

— Cet après-midi, Rodann me donnera ma première mission.

— Tiens-moi au courant… Si nous découvrons quelque chose, je te contacterai.

Roza se leva mais Katja l’arrêta d’un geste.

— Et les deux hommes que j’ai tués, l’autre nuit ?

— Tu as de la chance. Les Protecteurs n’ont pas trouvé d’indice et les rares témoins n’ont rien vu de précis.

— Je m’en fiche, parce que c’était de la légitime défense. Eux ou moi… Mais exécuter un innocent sous les regards de ces gens… La culpabilité est écrasante.

— Ai-je bien entendu ? s’enquit Roza.

— Tu dois avoir raison : cette vie n’est pas faite pour moi.

Roza resta un moment pensive.

— Si je pouvais prendre ta place, je n’hésiterais pas, mais c’est toi qu’ils veulent. Quand ce sera fini, si tu veux toujours entrer chez nous, je ne m’y opposerai pas. Tu peux tenir encore quelques jours ?

Katja aurait voulu répondre par la négative. Pouvoir oublier Teigan et ses yeux de glace, Rodann et sa tête d’andouille ! Se glisser dans son lit et attendre que tout soit fini, voilà ce qu’elle aspirait à faire. Mais c’était impossible. Sa reine avait besoin d’elle, et pas question de la laisser tomber !

À cause des dégâts que sa mort ferait dans l’Ouest ? Oui, mais il n’y avait pas que ça. Toujours traumatisé par la perte du père de Talandra, son peuple n’était pas encore remis. En façade, tout était redevenu normal, mais comme à Perizzi, c’était un masque trop fin pour dissimuler une terrible réalité. Pour blesser ces gens, il suffirait de pas grand-chose. Ayant juré de protéger la reine, Katja ferait tout pour la garder en vie.

— Je ne m’en irai pas avant la fin de la pièce, Roza.

 

Katja tenta de se reposer, mais elle se réveilla toutes les cinq minutes, harcelée par un cauchemar. Dès qu’elle fermait les yeux, elle le revoyait. Parfois, il était indemne et l’implorait de l’épargner. Souvent, déjà en train de se décomposer, il tendait des mains squelettiques vers elle, ses bras jaillissant d’une tombe anonyme où il essayait de l’attirer.

De guerre lasse, Katja renonça à dormir. Après une bonne toilette, elle enfila une tenue propre puis gagna la cuisine et mangea un fruit, une tranche de pain et du fromage de chèvre frais.

L’air anxieux, Gankle la rejoignit.

— Une femme demande à te voir, annonça-t-il.

À la façon dont il prononçait ce mot, on aurait pu croire que c’était la première qu’il voyait. Intriguée, Katja le suivit.

La visiteuse était une prêtresse de la Mère Bénie. Vêtue d’une robe blanche immaculée, elle tournait le dos à Katja. Quand elle fit volte-face, la jeune femme comprit pourquoi Gankle s’était montré si nerveux.

Le culte de la Mère Bénie reposait sur la pureté de l’âme, impossible à obtenir si on ne maintenait pas son corps et son esprit en grande forme. Ça impliquait de fuir les fantaisies alimentaires et de résister aux alcools – avec en plus l’obligation de prier du matin au soir et de faire montre de générosité.

Les prêtresses devaient donner l’exemple. Le sacrifice que ça impliquait leur paraissant excessif, elles avaient obtenu plusieurs aménagements dans certains pays. En Morrinow, elles s’autoflagellaient pour chasser les pensées impies et préserver leur pureté. En Yerskania, la discipline était moins rude, mais on restait quand même loin de la femme qui faisait face à Katja.

Pas transparente mais presque, sa robe ne laissait guère de place à l’imagination quand on en venait à ses somptueuses courbes. Dès le premier coup d’œil, Katja identifia cette fausse prêtresse. La courtisane du groupe de Rodann.

— Bon après-midi, ma sœur. Je crois que nous avons un rendez-vous.

Entrant dans le jeu, Katja enfila sa tunique grise.

Au fond du magasin, Gankle lorgnait la visiteuse, ses yeux passant de ses hanches voluptueuses à ses seins épanouis. Quand la courtisane respira, le pauvre homme manqua défaillir.

La voyant sourire, Katja eut envie de lui flanquer une gifle. Furieuse, elle sortit et choisit une direction au hasard. La courtisane sur les talons, elle finit par consentir à ralentir le pas.

— Ton prénom ? demanda Katja.

Enfin, un de tes multiples alias

— Espérance…

— C’est une blague ?

— Mes parents m’ont baptisée ainsi. Mon prénom professionnel, c’est Violette, si tu préfères.

Sans savoir si Espérance se fichait ou non d’elle, Katja décida de rester de marbre.

— Où allons-nous ?

Espérance eut un rictus.

— Récompenser de vrais croyants. Mais d’abord, il nous faut rassembler quelques fidèles de plus.

Espérance guida Katja jusqu’à un des pires quartiers de la ville, très loin des rues principales sillonnées par les patrouilles de la Garde Civile. Ici, dans les ombres, les gens proposaient toutes sortes de services et les roses peintes sur une multitude de portes indiquaient qu’on pouvait acheter un moment de plaisir à l’intérieur.

Espérance s’arrêta devant un bâtiment en meilleur état que les autres. Des vitres propres, une façade récemment peinte, des fleurs en pot accrochées aux fenêtres…

Espérance frappa à la porte. Une minute plus tard, le battant s’écarta pour dévoiler une superbe blonde armée de deux coutelas glissés à sa ceinture. Les mains couvertes de cicatrices, une balafre sur le menton, cette femme n’arborait pas des lames décoratives.

— Tu as tout ce qu’il y avait sur la liste, Laure ?

La blonde acquiesça, puis elle fit signe à Katja de prendre un siège pour les attendre, Espérance et elle.

Du regard, Katja balaya le riche ameublement de la pièce, avec une profusion de coussins colorés pour égayer le tout. Sur un guéridon, des bouteilles de vin et d’alcools forts attendaient à côté de verres en cristal.

Tentée par une corbeille de fruits – des pommes, du raisin et surtout des poires au goût délicieusement piquant –, Katja se retint de justesse. De bien jolis trésors, pour les laisser ainsi prendre la poussière. Très probablement, la clientèle de ce lieu avait les poches bien pleines.

Laure revint avec Espérance et quatre inconnus – deux hommes et deux femmes – qui devaient être des prostitués. Quatre très beaux spécimens. Dans un cadre pareil, le contraire aurait été décevant.

— Laure vous a expliqué ce que vous devrez faire ? demanda Espérance.

Les quatre jeunes gens acquiescèrent.

Laure leur tendit des robes blanches comme celle d’Espérance et ils se déshabillèrent sans la moindre honte d’être devant des inconnues. Quatre corps parfaits, musclés et bronzés.

Une fois nus, ils se délestèrent de leurs bijoux pour imiter le dénuement volontaire des fidèles de la Mère Bénie. Les bagues, les boucles d’oreilles, les colliers et les divers anneaux furent rangés dans un sac où ils attendraient leur retour. Les femmes se démaquillèrent, ce qui leur donna tout de suite l’air plus vulnérables.

Espérance, remarqua Katja, ne se nettoya pas le visage.

Comme les autres, l’espionne dut enfiler une robe blanche, mais elle garda ses sous-vêtements.

Espérance confia deux gros sacs aux hommes, puis elle fit signe à Katja de la suivre.

Sortant par la porte de derrière, les six jeunes gens firent de grands détours avant de rejoindre la rue principale. Capuche relevée, ils passeraient sans peine pour des fidèles de la Mère Bénie dévoués à son service.

— Que faisons-nous ? murmura Katja. Et quel est mon rôle dans cette histoire ?

Espérance eut un petit sourire.

— Ne t’inquiète pas, ce n’est pas ce que tu crois. Nous allons chez le seigneur et la dame Venarra, des gens riches qui s’ennuient facilement. En quête de divertissement, ils se sont récemment piqués de religion. Depuis des années, certaines rumeurs évoquent un « cercle intérieur » au sein de l’église de la Mère Bénie. Un lieu où sont révélés de grands mystères spirituels, pour ceux qui ont le courage de s’y frotter.

En bonne espionne, Katja connaissait cette rumeur. Après des années de clandestinité, elle la savait totalement fausse. Aucun texte sacré ni aucun rituel n’apportait de « révélation ultime ». Ceux qui prétendaient le contraire étaient des charlatans ou des gens désespérés.

Katja se demanda à quelle catégorie appartenaient les Venarra.

— Tu ne m’as toujours pas décrit mon rôle, Espérance…

— Ces quatre-là occuperont le seigneur et la dame pendant que nous accomplirons une tout autre tâche.

— Laquelle ?

— Tu connais les Écritures. Tu pourrais réciter tous les versets, pas vrai ? Ton rôle, c’est d’appâter les Venarra. Fais les baver sur ce qu’ils pourraient découvrir s’ils en ont le courage. Après, nous verserons quelque chose dans leur vin et ils planeront. J’ai apporté un tas de babioles religieuses pour planter le décor. À leur réveil, ils goberont n’importe quoi.

Espérance ne précisa pas ce qu’elle ferait pendant que Katja et les autres se chargeraient de la mystification. Malgré les déclarations de Rodann, Katja ne faisait toujours pas partie du groupe, et on la gardait dans l’ignorance.

— C’est dans mes cordes, mais quel est le but de tout ça ?

— Concentre-toi sur ton travail, éluda Espérance.

Katja serra les dents pour s’empêcher de gifler cette idiote puis de la secouer comme un prunier pour obtenir des réponses.

Longtemps avant d’arriver à destination, Katja devina que les Venarra étaient le haut du panier de la noblesse. Dans ce quartier ultrachic, les maisons beaucoup plus espacées ressemblaient à des manoirs – avec des fioritures architecturales destinées au simple plaisir des yeux malgré leur coût prohibitif.

La demeure des Venarra, comme presque toutes les autres ici, était défendue par de hautes murailles. En uniforme jaune et noir, des gardes armés accueillirent Espérance avec une sincère révérence. Après la traversée des jardins, les visiteurs furent priés d’attendre dans un grand salon aux meubles de métal noir. Sur les murs, des tapisseries illustraient certains passages des Écritures.

— Bienvenue, bienvenue ! lança un homme chauve d’une cinquantaine d’années vêtu d’un pantalon et d’une chemise jaune et noir hors de prix mais du plus mauvais effet.

Il serra la main de ses hôtes et bavarda avec eux comme s’ils étaient de vieux amis. Quand sa femme entra dans le salon, il y eut comme un froid. Grande et sanglée dans une robe à col montant aux couleurs de la famille, la dame Venarra était bien moins amicale et beaucoup plus soupçonneuse que son mari.

— Bienvenue chez nous, répéta le seigneur. Je vous présente ma femme. Je suis un homme riche, mais mon bien le plus précieux, c’est sa beauté.

— Laquelle de vous quatre est la haute prêtresse ? demanda la dame, insensible aux flatteries de son mari.

— Comme vous le savez, ma dame, répondit Katja, il n’y a qu’un haut prêtre et au-dessous, aucune hiérarchie. Nous sommes tous des fidèles. Cela dit, je suis la plus savante du groupe.

— Dans ce cas, vous reconnaissez sûrement le miracle de la Renaissance, dit dame Venarra en désignant la tapisserie suspendue au-dessus de la cheminée de marbre.

On y voyait une vieille dame en train d’agoniser dans une grotte non loin d’une foule indifférente à son malheur massée autour d’un berceau où vagissait un nouveau-né.

— Deuxième Livre des Moissons, versets soixante-dix-huit à cent onze.

La dame mit Katja à l’épreuve sur une dizaine de passages supplémentaires, certains contenant des paraboles obscures, mais elle ne réussit pas à la prendre en faute. S’il l’avait fallu, l’espionne aurait pu réciter des livres saints en entier.

Satisfaite mais pas impressionnée, dame Venarra se tut enfin.

Espérance fit un signe de la main que Katja comprit sans peine.

— Et si je mettais à mon tour vos connaissances à l’épreuve, dame Venarra ?

La noble se raidit.

— Vous êtes une grande dame, mais moi, je suis une fidèle, et je ne suis pas venue pour passer un examen comme une fillette.

— Ma femme ne voulait pas vous offenser, dit le seigneur.

— Tommo, je peux parler toute seule !

Dame Venarra se campa face à Katja et la défia du regard.

— Veuillez accepter mes excuses. J’ai entendu de sales histoires sur des charlatans qui détroussent des nobles crédules.

— L’argent peut être utile, mais il n’est pas le socle sur lequel repose ma foi, ni la pierre qui soutient mon église.

Un verset du Livre des Tristesses, un des plus anciens textes des Douze. Cette citation éveilla l’intérêt de la noble dame, dont les yeux brillèrent soudain.

— Nous sommes prêts à être guidés par vous, dit-elle.

— Nous verrons plus tard…, dit Katja. (Espérance vint lui souffler quelques mots à l’oreille.) D’abord, vous devrez purifier votre corps et votre esprit.

Espérance servit un verre d’eau à tout le monde pendant que Katja multipliait les promesses d’élévation mystique – à condition que les deux époux veuillent bien se débarrasser des chaînes d’une vie sociale illusoire et trompeuse.

Du coin de l’œil, Katja vit qu’Espérance versait une poudre blanche dans deux verres. Avançant jusqu’à la table, l’espionne ajouta une goutte de vin rouge dans tous les verres. Le seigneur et la dame parurent interloqués, mais ils ne firent pas de commentaires et acceptèrent la boisson.

— L’eau, c’est la vie, mais vous portez en vous la graine de la corruption.

Sous le regard fasciné des deux époux, Katja leva son verre d’eau teintée.

— On peut faire comme si cette graine n’était pas là, mais l’impureté nous concerne tous. Avant de nous purifier, il convient de l’identifier.

Katja « trinqua » de loin avec tous les autres puis vida son verre. Ses compagnons l’imitèrent et la regardèrent comme s’ils auraient dû être instantanément métamorphosés.

Espérance fit signe aux deux prostituées de se tenir aux côtés du seigneur – et aux deux mâles de flanquer la dame.

— D’abord la purification du corps, dit Katja. Ces femmes et ces hommes vous aideront pendant que nous préparerons la pièce pour le rituel de l’Éveil.

Une fois les deux nobles sortis avec leur escorte, Katja et Espérance poussèrent les meubles contre les murs. Des gros sacs, l’espionne sortit tout un bazar de cierges, de bâtons d’encens, de poudre de craie – sans oublier quelques pots de henné, une fiole de boue rouge venant de la côte de Shael et plusieurs rouleaux de cordelette blanche.

L’espionne négligea les icônes et les grimoires que contenaient également les sacs. Pour créer un « antique rituel », il aurait été fort maladroit de coller de trop près aux Écritures.

Une fois qu’un pentagramme fut dessiné sur le sol avec le henné, les cierges et les bâtons d’encens disposés tout autour, le salon commença à avoir vaguement l’allure d’un temple. Les contours du dessin étaient achevés, mais il restait à relier entre eux les différents symboles afin de créer l’illusion d’un réseau connectant les sept péchés capitaux.

— Ce n’est pas encore terminé, dit Katja alors qu’Espérance se dirigeait vers la porte.

— Finis toute seule, j’ai à faire ailleurs…

Katja attendit que sa « complice » soit sortie, puis elle approcha de la porte, l’entrebâilla, jeta un coup d’œil dans le couloir et sortit à son tour.

Dans le lointain, elle entendit des clapotis et l’écho de rires de femme. Espérance n’était plus en vue. Que faire maintenant ? Retourner dans le salon et achever son ouvrage semblait le plus logique. Revenue devant son pentagramme, elle modifia son plan d’origine et laissa deux espaces vides au milieu – pour gagner du temps, tout simplement.

Sa tâche achevée, elle ressortit et avança dans le couloir, prête à toutes les mauvaises rencontres. Mais les Venarra avaient dû donner congé à leur personnel, parce qu’elle ne croisa ni gardes ni serviteurs.

L’écho de gémissements l’incita à approcher d’une porte entrouverte. Jetant un coup d’œil, elle vit la dame Venarra immergée dans une baignoire assez grande pour accueillir vingt personnes. Pour l’heure, elle s’y déchaînait avec les deux étalons, qui s’échinaient à lui donner du plaisir. La potion d’Espérance devait avoir des effets dévastateurs sur les inhibitions.

Katja s’éloigna, curieuse de retrouver Espérance et de découvrir la véritable raison de leur visite. D’une autre pièce, elle entendit monter les râles d’extase du seigneur, lui aussi très occupé, mais elle ne s’attarda pas et arriva au pied d’un escalier en colimaçon. En bas, elle découvrit deux couloirs, entendit du bruit dans celui de gauche et s’y engagea.

Elle avança jusqu’au bout de ce corridor et jeta un coup d’œil par une nouvelle porte entrebâillée.

Assise sur le sol, Espérance consultait des documents qu’elle venait de sortir d’un gros coffre de fer. Sur les étagères, l’espionne identifia des objets de valeur venus de tous les coins du monde, mais Espérance s’intéressait exclusivement aux documents, qu’elle triait avec soin.

Katja retourna dans le salon et se servit un verre de vin. Espérance l’y rejoignit quelques minutes plus tard, deux lourdes tuniques aux couleurs de la maison pliées sur les bras.

— Ce ne devrait plus être long, dit-elle.

Tendant l’oreille, Katja acquiesça. Les râles de plaisir approchaient du zénith.

Espérance baissa les yeux sur le pentagramme.

— C’est un mélange de symboles de la Renaissance, expliqua Katja, plus quelques trucs de mon invention. Où étais-tu ?

Espérance parut peu disposée à répondre. Mais elle se décida quand même, sans doute parce que le comportement de Katja l’avait satisfaite :

— Partie chercher du soutien logistique, juste au cas où…

— Tu penses que nous devrons revenir ?

— Peut-être…

Katja allait lancer une pique, mais elle se retint devant l’expression sinistre de sa compagne.

— Tu n’en sais pas plus que moi sur l’objectif de tout ça.

— Non, mais je devine…

— Moi aussi. Du chantage. Mais pourquoi ces gens ?

Espérance ne répondit pas.

— Tu te laisses traiter comme une marionnette par Rodann, lui reprocha Katja.

— N’essaie pas de me retourner contre lui. Je ne suis pas manipulable.

— C’est vrai. Pourtant, sans te payer la passe, il obtient de toi tout ce qu’il veut.

Espérance grimaça mais sortit en silence.

Quelques instants plus tard, les quatre prostitués, de nouveau vêtus, entrèrent en soutenant les époux Venarra, toujours nus comme des vers et à peine conscients de ce qui se passait autour d’eux.

Une fois qu’ils leur eurent fait enfiler une tunique, les prostitués poussèrent leurs victimes au centre du pentagramme. Avec le henné, Katja peignit sur leurs mains des symboles ésotériques. Pendant ce temps, ses complices leur enduisirent les orteils de boue rouge. Puis ils en répandirent un peu sur le sol, allumèrent les bâtons d’encens et sortirent du salon.

Katja et Espérance les suivirent.

 

— Et maintenant, que va-t-il se passer ? demanda Katja quand ils se furent éloignés du manoir.

— La racine-renard va leur donner des hallucinations. Après, ils se réveilleront dans un état d’euphorie. S’ils nous demandent de revenir, tu devras trouver un autre truc pour les arnaquer.

Katja ne demanda pas pourquoi, puisque Espérance n’était pas informée de la totalité du plan. Mais à l’évidence, cette histoire était loin d’être finie.

La pique sur la « passe » avait fait mouche. Désormais, Espérance aussi brûlait d’envie de découvrir le fin mot de l’affaire.

Pour la première fois depuis le début de sa mission d’infiltration, Katja eut le sentiment d’avoir avancé. Pas de beaucoup, mais c’était mieux que rien…