Chapitre 25

À travers la voûte vitrée du théâtre, le soleil matinal inondait de lumière quelques rangées de sièges. À cette lueur, Choss vit le grain du bois sous le vernis – des nœuds qui auraient dû être en relief et qui se révélaient pourtant lisses sous ses doigts. Quelqu’un avait passé des heures à poncer les sièges puis à les vernir et à les polir, afin d’obtenir un résultat parfait.

Il se souvint de son enfance, quand il s’asseyait au fond de l’église du Créateur. À l’époque, il écoutait les sermons sans jamais regarder les fidèles ou leur parler. Les yeux baissés, il s’intéressait au bois des chaises, suivant du bout d’un doigt les veines plus claires ou plus sombres qui le faisaient penser à des fleuves, sur une fabuleuse carte au trésor.

Choss ferma les yeux et se laissa submerger par le silence. Rien à voir avec celui de l’église… Ici, même quand on était seul, pas question de se sentir en paix ou réconforté…

Sur le semblant de scène, les deux grands fauteuils attendaient don et dońa Jarrow, qui ne tarderaient plus. Quand on était en face, ces sièges impressionnaient. Vus de haut et de loin, ils paraissaient petits et dérisoires.

Des bruits de pas retentirent sur le balcon. Pendant que le don et sa femme s’asseyaient à ses côtés, Choss ne regarda pas autour de lui, mais les deux ombres qu’il aperçut du coin de l’œil lui apprirent que Vargus et Daxx se tenaient dans son dos. Des ondes de haine émanaient de Daxx, mais l’ancien champion décida de les ignorer.

— Ma femme dit que tu as été très occupé, fit le don en désignant le ballot posé sur les genoux de Choss.

L’ancien champion remit le paquet à son chef, qui le déballa en prenant soin de ne pas toucher le champignon qui se trouvait à l’intérieur. Inoffensif à première vue, mais en réalité mortellement dangereux…

— Dis-nous ce que tu as découvert, ordonna le don.

Choss interrogea la dońa du regard. Devait-il mentionner le rôle qu’elle avait joué dans tout ça ? Hélas, la femme ne lui fournit aucune indication.

L’ancien champion raconta donc que la dońa lui avait demandé de trouver qui tirait les ficelles de l’affaire du venthe mortel. Pour qu’on n’accuse pas Vinneck et l’arène de négligence coupable envers Brokk, il omit de mentionner qu’il soupçonnait déjà don Kalbensham. En revanche, il s’étendit sur son intrusion dans le quartier des abattoirs et la découverte de l’entrepôt qui servait de laboratoire.

— L’albinos, tu l’as reconnu ? demanda don Jarrow.

— Non. C’est le premier que je vois en ville…

— L’autre, tu es sûr que c’était don Kalbensham ? demanda dońa Jarrow.

Après qu’il eut pris tant de coups sur le crâne, elle devait le soupçonner d’être incapable de distinguer un Morrinien d’un autre.

— Certain, oui.

Don Jarrow inclina la tête en arrière pour profiter de la caresse du soleil. Choss remarqua que ses poches sous les yeux étaient plus accentuées, comme les rides de son front. Dans sa barbe, les poils blancs brillaient comme des éclats de verre. Immobile, le souffle régulier, il prenait un véritable bain de soleil. Un moment de détente qu’il pouvait rarement s’offrir…

Après quelques minutes, il ouvrit un œil et se tourna vers sa femme.

— Tu crois que les autres Familles seront d’accord pour une rencontre demain soir ?

— Je pense… C’est une urgence. Je ferai ce qu’il faut pour qu’elles comprennent.

Don Jarrow eut un grognement puis regarda Choss.

— Tu t’en es très bien tiré. Beaucoup mieux que mes Chacals d’Argent et d’Or – une bande d’incompétents ! J’ai envie de te remercier, mais j’ai l’impression que le pire est encore devant nous.

— Au moins, dit la dońa, donne-lui quelque chose pour le dédommager de sa peine.

Choss sentit un frisson glacé courir le long de son échine. Bizarrement, ces mots sonnaient à ses oreilles comme une menace, pas comme une promesse de récompense. Du coin de l’œil, il vit que la dońa et Daxx échangeaient un regard. La femme du don secoua la tête, et son garde du corps parut déçu.

Choss aurait bien voulu croire qu’il avait tout imaginé. Mais il n’était pas du genre à se bercer d’illusions.

— Oui, bien sûr…

Le don tapa sur l’épaule de Choss et lui sourit « amicalement ».

— Que dirais-tu d’un moment passé avec une – non, disons deux filles du Lotus Bleu ?

Un des plus chics lupanars de la ville. Sa clientèle triée sur le volet, il proposait les plus belles femmes venues des quatre coins du monde. Choss avait entendu des tonnes d’histoires sur ce haut lieu, mais il ne connaissait pas un seul type qui y ait mis les pieds.

— C’est très généreux, mais ça ne me dit rien…

Une demi-vérité, à vrai dire… Mais la question de sa gratification était secondaire.

Don Jarrow plissa le front et les chaises grincèrent derrière Choss. Vargus et Daxx devaient s’être tendus… La dońa ne broncha pas, mais il sentit qu’elle aussi se tendait – comme une chatte prête à griffer.

— L’arène, dit Choss avant que le don lui ait proposé autre chose. C’est tout ce qui me tient à cœur. J’aimerais que cette affaire de venthe soit réglée, pour pouvoir me remettre au travail. Si je peux faire autre chose pour vous aider, n’hésitez pas à demander.

— Tu es un drôle de type, Choss… Peu d’hommes dédaigneraient un bon moment au Lotus Bleu. (Don Jarrow eut un petit rire.) Mais je note ta proposition, parce que tu as démontré ta valeur.

 

Malgré l’argent gagné au fil des ans, Choss ne possédait pas grand-chose – et ses rares biens avaient une valeur plus sentimentale que monétaire. Ça venait sans doute de son enfance misérable, puis de la nécessité de gagner sa vie alors qu’il était encore très jeune. La seule exception à cette règle, c’était l’achat de sa maison…

Après chaque combat gagné, il s’imposait la discipline de mettre de côté une partie de sa prime. Quelques années plus tard, ça lui avait permis de s’offrir un chez-lui sans prendre le risque d’emprunter à des créanciers douteux. Quoi qu’il arrive, il aurait un toit sur la tête, et même si le temps des vaches maigres revenait, il n’aurait pas besoin de négocier de délais de paiement avec un propriétaire irascible.

Dans son enfance, il avait vu tellement de familles expulsées de chez elles par des requins assez impitoyables pour leur prendre le peu qu’il leur restait.

En gravissant les marches de son perron, l’ancien champion secoua la tête pour chasser la mélancolie qui s’était emparée de lui. La rencontre avec les Jarrow s’était bien passée. Pourtant, il se sentait mal.

Gorrax était toujours dans une des chambres, à l’étage. De prime abord, l’idée de dormir dans un lit tout mou l’avait perturbé, mais il semblait s’y être fait très vite.

Dès qu’il entendit Choss, le Vorga frémit, mais il garda les yeux fermés.

— Mon ami, dit-il, je ne comprendrai jamais certaines choses au sujet de ta ville et de tes semblables. Pourquoi cette manie de bâtir avec des pierres ? Pourquoi manger des porcs et des vaches ? Et pourquoi vivez-vous si loin de la mer ?

Gorrax ouvrit les yeux.

— Mais vos draps et vos couvertures, quelle idée géniale ! J’adore ça.

— J’en suis ravi. Vous n’avez rien de comparable, chez toi ?

Gorrax s’assit et eut un claquement de langue.

— Si, mais en moins bien. La laine supporte mal d’être mouillée. Nous, c’est le coton, comme ma veste… Plus fonctionnel, presque inusable et moins cher.

Gorrax parlait rarement de son pays. Malgré une amitié de longue date, Choss ne savait presque rien de sa famille.

— Pourquoi es-tu venu ici ? demanda-t-il.

Une question qui brûlait les lèvres de bien des gens, pas assez courageux pour la poser.

Les Vorgas bleus n’étaient pas rares dans les cités humaines. Bien meilleurs commerçants que leurs compatriotes, ils étaient aussi beaucoup moins impulsifs. Alors que les Vorgas marron ne s’aventuraient presque jamais hors de leurs marécages, les verts étaient réputés pour leur férocité et leur méfiance innée envers les humains. Un jour, Gorrax avait fait remarquer qu’ils étaient aussi les meilleurs guerriers du monde, respectés et craints de tous. Choss ne partageait pas cette opinion, mais il n’avait pas polémiqué.

Les Vorgas bleus paraissaient les plus intelligents. Ça aussi, l’ancien champion le gardait pour lui.

Gorrax resta un long moment pensif. Ses blessures et ses bleus guéris, il avait de nouveau la peau d’un vert limpide.

Levant les yeux vers Choss, il hésita, l’air incertain. Lui, dubitatif ?

— Explique-moi ce qu’est un ou une prostituée.

Surpris, Choss pesa ses mots avant de répondre. Depuis qu’il vivait à Perizzi, Gorrax avait eu largement le temps de comprendre le fonctionnement des sociétés humaines, commerce du sexe inclus. Mais comme toujours avec les Vorgas, sa question avait de multiples résonances.

— Quelqu’un qui vend son corps pour vivre…

— Chez moi, personne ne paie pour du sexe. Tout se passe dans le cadre du mariage.

— Tu es allé voir une prostituée ?

— Comment choisissez-vous un époux ? une femme ?

— On passe du temps ensemble, on parle pour se découvrir, puis on décide de se marier.

— Personne ne choisit à la place des autres ?

— Certaines religions arrangeaient les mariages, mais c’est du passé. Aujourd’hui, la plupart des gens sont libres.

— Chez moi, la force prime. Une femme peut choisir un homme et le défier. Si elle remporte le combat, ils se marient et la femme subvient aux besoins de la famille. Si elle perd, c’est qu’elle ne valait rien. Un homme peut faire la même chose… Il y a toujours un dominant. Nethun veut que seuls les forts survivent et se reproduisent.

— C’est pour ça que tu es parti ? Une femme t’a vaincu et tu n’as pas voulu l’épouser ?

— Non… Avant toi, personne ne m’a battu.

Gorrax siffla de frustration. S’asseyant près de lui, Choss lui tapota l’épaule.

— Tu n’as pas besoin de me répondre, vieux frère…

Le Vorga eut un très long soupir.

— Non, tu dois savoir, mais c’est difficile à expliquer. Un jour, j’ai trouvé une personne qui me plaisait. Au combat, j’ai gagné, mais ma famille n’a pas pu accepter mon choix.

— Cette personne venait d’une autre tribu ?

— Quelque chose comme ça… Mes proches l’ont tuée parce qu’elle était différente. Comme je ne partageais pas leur honte, j’ai dû fuir avant qu’on me tue aussi.

Un amour interdit ? Voilà une raison à l’exil de Gorrax que Choss n’aurait pas soupçonnée. Jusque-là, il pensait à une vengeance, à une dette de sang ou à une de ces interminables vendettas entre tribus. Pour la plupart des humains, les Vorgas étaient des barbares qui dévoraient leurs rejetons et passaient leur temps à se battre. Grâce à Gorrax, Choss en savait un peu plus long, mais la dernière révélation de son ami le stupéfiait.

— Je dois y aller, dit Gorrax.

Il se leva et fonça vers la porte. D’un humain, Choss aurait dit qu’il était embarrassé. Mais d’un Vorga…

— Attends ! lança l’ancien champion.

Il dévala les marches et rattrapa son ami devant la porte d’entrée.

— Je suis enfermé depuis trop longtemps… Il faut que je nage un peu. Mais je serai de retour dans quelques heures.

— Merci de ta confidence. Je suis très honoré.

La stricte vérité, car Gorrax avait vraiment souffert. Il essaya de dire quelque chose, puis se ravisa et sortit.

Choss tenta d’imaginer tout ce que le Vorga avait traversé. En vain, il s’efforça de trouver l’équivalent dans sa vie.

De Seveldrom, il gardait fort peu de souvenirs, parce qu’il avait trois ans quand son père avait décidé de migrer en Yerskania. Très longtemps, les rues sinueuses de Perizzi étaient restées son seul horizon. Quand il avait enfin fait un pèlerinage en Seveldrom, son pays natal lui avait paru froid et inamical. Sans famille et sans amis sur place, comment pouvait-on parler de racines ? Las d’explorer ce désert, il était vite reparti pour Perizzi.

Être obligé de quitter son pays pour ne pas être tué par ses proches était une expérience autrement plus forte…

Entendant des coups à sa porte, Choss revint au présent. Quand il ouvrit, il reconnut aussitôt la dońa et ne put s’empêcher de sursauter – d’autant qu’il n’y avait pas trace de Daxx alentour.

— Je suis seule… Puis-je entrer ?

Choss ignorait qu’elle connaissait son adresse, mais ça ne l’étonna pas outre mesure. La dońa pouvait tout savoir, si elle le décidait.

Il s’écarta pour laisser passer sa visiteuse. Après un bref examen visuel du salon, la dońa s’assit au bord d’un fauteuil rembourré, près de la cheminée. Choss prit place en face d’elle et s’efforça de paraître détendu. Comme ça s’avéra impossible, il se réfugia dans le cocon de vide si utile pendant les combats. Un lieu où il s’isolait de ses émotions, en particulier la colère.

— Nous avons la réponse des autres Familles, annonça la dońa. La rencontre aura lieu demain soir à l’arène, un terrain neutre.

Choss sentit un muscle de sa joue se contracter.

— Que puis-je faire ?

La dońa eut un sourire de prédatrice.

— Don Kalbensham va tenter de nous enfumer. Il prétendra que ce laboratoire ne lui appartenait pas. Ou que ses hommes agissaient dans son dos. Il oublie qui nous sommes vraiment.

— À savoir ?

— Pas des diplomates qui jacassent sans cesse ni des rois qui signent des pactes. Ma position, je la dois au sang versé et aux sacrifices consentis, comme tous les autres chefs des Familles. Il faudra le rappeler à don Kalbensham.

— Pourquoi cette visite ?

La dońa eut un sourire crispé, comme si elle venait de mordre dans un citron.

— Parce que je ne peux pas me fier à nos hommes. Quelqu’un vend des informations aux autres Familles. Les traîtres seront bientôt punis, mais aujourd’hui, j’ai besoin d’un homme de confiance.

Choss nota que la dońa avait soigneusement pesé ses mots. Un contraste frappant avec leur conversation au Dragon d’Émeraude. Jusque-là, elle n’avait pas fait allusion à l’exigence qu’il quitte l’arène pour travailler avec elle. S’il lui rendait un nouveau service, ils seraient peut-être quittes. Peut-être seulement…

— Que dois-je faire ?

— Don Kalbensham n’est pas idiot. Le laboratoire que tu as détruit n’était pas le seul. Le venthe met des semaines à pousser, et il faut plusieurs « fermes » pour éviter les ruptures de stock. Je veux que tu localises les autres unités de production et que tu les détruises demain soir, pendant que se tiendra la réunion.

— C’est beaucoup me demander… Après l’incendie de l’entrepôt, ils seront sur leurs gardes.

— Pour un homme comme toi, rien n’est impossible !

Un compliment ? Non, pas vraiment… Pour la dońa, Choss n’était qu’un pion.

— Et pourquoi devrais-je faire ça ? ne put-il s’empêcher de demander.

— Ça ne te paraît pas évident ?

Choss se pencha en avant sur son siège et se força au calme.

— Si, mais je veux vous l’entendre dire.

— Si une guerre éclate entre les Familles, la ville sera dévastée. Nous devons détruire tout ce venthe empoisonné. Après, tout rentrera dans l’ordre – y compris les combats, dans l’arène.

On y était ! La dońa venait de poser le morceau de fromage, certaine que sa proie ne verrait pas les mâchoires du piège.

— Vous me prenez donc pour un idiot ?

Dońa Jarrow pianota sur l’accoudoir de son fauteuil mais ne réagit pas.

— Ce n’est pas pour préserver la paix que vous agissez. Je connais le dessous des cartes.

— Vraiment ?

— Vous voulez que don Kalbensham se retire du marché du venthe. Pour que ses accros aient recours à vos revendeurs. C’est ça, la vérité.

Dońa Jarrow sourit puis acquiesça.

— Tu as raison… Son imprudence nous a coûté beaucoup trop d’argent. Je veux miner la position de sa Famille, puis la chasser de la ville. Mais d’abord, lui prendre sa part du marché de la drogue.

Choss se radossa à son siège. Au moins, la dońa ne lui avait pas menti. Alors qu’il réfléchissait, elle reprit la parole :

— Tout ce qu’on désire a un prix. Je veux affaiblir un adversaire. Toi, tu tiens à l’arène.

— Quel prix ? s’enquit Choss.

Il connaissait déjà la réponse. Ce prix, il l’avait payé plus d’une fois dans sa vie.

— Pour les gens comme nous, c’est le sang, en général. Rien de bien n’est possible sans souffrir et se sacrifier. Alors, tu pourras le faire ?

Choss connaissait le prix. Qu’il puisse ou non le faire n’était pas la question. Mais était-il prêt à payer ce maudit prix ?

Il réfléchit et arriva à la conclusion qu’une seule réponse s’imposait. Une fois encore… La dernière, espéra-t-il.

— Oui, je le ferai.

Dońa Jarrow sourit de nouveau. De quoi glacer les sangs à n’importe qui.