Après une interminable journée, Fray se serait volontiers jeté sur son lit dès qu’il arriva chez lui. Les pages retrouvées du journal paternel pourraient bien attendre. Après une bonne nuit de sommeil, il les lirait dès le matin. Quelques heures ne pouvaient rien changer.
Au lieu de se coucher, il alluma toutes les bougies dont il disposait. À leur lueur, il entreprit de défroisser les feuilles puis de les classer par ordre chronologique. Au premier coup d’œil, il reconnut l’écriture de son père. Nette et précise, comme le texte, toujours respectueux de l’ordre et de la logique. L’esprit de cet homme devait être organisé ainsi. Et le désordre qui régnait dans le monde l’avait toujours déstabilisé. Pour se protéger, il avait tenté de séparer son travail de sa vie privée, mais ça n’avait pas fonctionné. Si Fray connaissait Byrne, c’était pour l’avoir vu des dizaines de fois à la maison, où il venait parler des enquêtes en cours avec son partenaire. Inversement, le désir de protéger sa femme et son fils avait dû pousser le défunt à travailler plus dur encore, afin de leur offrir un monde moins barbare.
Fray revint au présent et baissa les yeux sur les pages arrachées au dernier journal de son père. Il y en avait plus qu’il aurait cru. Après cinq ans sans savoir, la vérité était à portée de sa main – qui tremblait, constata-t-il.
Les premières pages décrivaient la rencontre avec ce qui porterait bientôt le nom de Mages de Chair. Un retour en arrière évoquait une affaire vieille de douze ans – une série de disparitions apparemment sans lien les unes avec les autres. À un détail près : dans chaque cas, avant de disparaître la personne s’était comportée très bizarrement. Au début, les Protecteurs penchaient pour des enlèvements ou des meurtres. En l’absence de témoins, de demande de rançon ou de découverte de cadavre, ils avaient abandonné cette piste.
Ayant enfin trouvé un fil rouge, ils s’étaient lancés à la recherche d’un témoin-clé. La traque du Mage de Chair avait enfin pu commencer. Grâce à la magie de son père, la tueuse – car il s’agissait d’une femme – avait été arrêtée avant de pouvoir se transformer.
Après son arrestation, elle n’avait pas dit un mot. Tout avait changé quand le père de Fray l’avait examinée avec son pouvoir.
« Son expression a changé, passant de la neutralité à la stupéfaction. Alors que je m’étonnais de son incroyable pouvoir, elle m’avoua, ravie, que ma magie était une nouveauté pour elle. Du coup, elle consentit à répondre à mes questions, à condition de pouvoir m’en poser en retour. Donnant donnant, une question contre une question… Pourquoi aurais-je refusé, puisqu’elle avait un rendez-vous imminent avec le bourreau ? Tout ce qu’elle apprendrait sur moi resterait secret.
Elle déclara être une Mage de Chair et admit qu’elle avait acquis ce don – sans accepter de nommer son maître. “Quelqu’un de la Tour Rouge ?” ne pus-je m’empêcher de demander.
Elle ne cacha pas son mépris…
À l’entendre parler de son don et de l’ivresse qu’elle en tirait, on aurait cru être en face d’une accro au cristal noir. Pour elle, c’était la plus belle expérience possible, et elle n’aurait pas pu s’en passer.
En l’examinant avec ma magie, je découvris une totale absence de lumière. Tout le monde est empli d’un arc-en-ciel de couleurs – à part elle. Quand je lui demandai pourquoi, elle fut incapable de répondre, comme si elle venait de s’en apercevoir en même temps que moi. Aujourd’hui encore, je n’ai pas l’ombre d’une explication.
Ça me rappela une vieille histoire tirée du livre du Créateur. Un récit sur des démons qui volaient l’âme des gens et la dévoraient, comme s’ils n’en avaient pas eu eux-mêmes.
Après le premier interrogatoire, je me sentis troublé. Cette femme était un tel paradoxe ! Pleine de vie, elle ne semblait pas du genre à manger des âmes. Pourtant, elle avait tué de sang-froid.
Le lendemain, je lui posai plus de questions sur sa magie et les raisons de son séjour à Perizzi. Ses métamorphoses, m’expliqua-t-elle, exigeaient qu’elle vide une victime de son énergie et de ses fluides vitaux – jusqu’à la dernière goutte. Après les crimes, elle brûlait les dépouilles – des restes pitoyables. Voilà pourquoi nous n’avions jamais découvert de cadavres.
Pour elle, les meurtres étaient un moyen, pas une fin. La violence s’imposait à elle, certes, mais elle ne la cherchait pas. Même si je comprenais les mots qu’elle disait, sa magie me dépassait et il en est encore ainsi aujourd’hui.
Jadis, mon père a pris pour moi une décision capitale : me cacher lorsque des Recruteurs passèrent dans le village. Pour qu’ils ne m’emmènent pas, bien sûr…
Mes parents n’auraient pas supporté une séparation d’au moins dix ans qui les aurait privés d’une partie de mon enfance. Je n’ai jamais regretté ce choix, jusqu’à ce que je sois confronté à l’inconnu et à l’incompréhensible. Si j’avais étudié à la Tour Rouge, nul doute que j’aurais été mieux préparé. Mais dans ce cas, serais-je devenu un Protecteur ? On peut même douter que j’aurais vécu à Perizzi…
Pour Fray, j’ai pris la même décision. Après la mort de ma femme, ne plus voir mon fils était hors de question. J’espère qu’il ne sera jamais décontenancé devant une magie peu familière, mais si ça devait être le cas, je lui demande de me pardonner. »
Fray posa les feuilles et regarda le ciel par la fenêtre. Puis il s’essuya les joues et revint à sa lecture.
« La Mage de Chair était à l’origine d’une série de rixes. Pour ça, elle poussait quelqu’un, renversait une chope, éructait des injures ou portait même le premier coup. Après, il ne lui restait plus qu’à se rasseoir et attendre, puisque la violence se répandait comme une traînée de poudre. À un moment, elle se nourrissait des émotions brutes des gens, s’en gorgeant avant de les renvoyer vers la foule. Ainsi alimentée, la violence montait encore d’un cran, et la tueuse festoyait de plus belle.
Capable d’aller chercher le pire chez un être, si profondément enfoui soit-il, elle avait l’art de l’utiliser à ses fins. Sur ce point, elle insista beaucoup : sans jamais rien créer, elle se servait de pulsions existantes.
Depuis des années, j’affrontais des hommes et des femmes violents. Mais j’avais aussi rencontré des esprits élevés incapables de nuire à leur prochain. Dans ma tête, une sinistre petite voix soufflait que la Mage de Chair avait raison. Au plus profond de nous-mêmes, nous sommes tous semblables et susceptibles de commettre des horreurs, dans certaines circonstances.
Une autre voix, optimiste celle-là, me disait que cette femme se trompait. Les bons jours, il est facile d’ignorer son propre cynisme. Mais parfois, la cruauté du monde étouffe l’optimisme. Les gens sont capables de faire tant de mal à leurs semblables…
Il est tard, je suis fatigué et je divague…
L’objectif de la Mage de Chair était d’absorber un grand volume d’énergie brute puis de la canaliser afin de créer une faille dans le monde. Une brèche donnant accès à l’autre côté du Voile… Elle en parlait comme d’un banal portail, mais n’a jamais pu m’expliquer où était ce lieu ni ce qu’il était.
Pareillement, elle ignorait combien de vies coûterait l’ouverture d’un tel passage. Avant d’être arrêtée, me confia-t-elle, elle était passée très près de réussir. Quatre-vingt-sept personnes étaient mortes et des centaines avaient été livrées à la partie la plus sombre de leur âme. Parmi ces dernières, beaucoup avaient commis sur des amis ou des inconnus des atrocités avec lesquelles elles devraient apprendre à vivre et qu’il leur faudrait bien justifier.
De tels événements ne peuvent pas être occultés. La reine et le Vieux finirent par se mettre d’accord sur une version adoucie de la vérité. Une maladie contagieuse donnant des hallucinations était responsable de tout… Un mensonge convaincant pour certains bourreaux, certes, mais pas pour tous les esprits. Que se passera-t-il quand la vérité éclatera au grand jour ?
Plusieurs fois, je demandai à la prisonnière pourquoi elle voulait ouvrir un portail. À chaque occasion, sa réponse m’emplit de crainte. Après s’être enquise de mes croyances – je vénère le Créateur et ne lui en fis pas mystère – elle m’assura de son profond mépris pour tous les dieux.
Selon elle, ils sont morts et nous prions des fantômes qui se sont détournés de nous il y a des lustres. Face à mon incrédulité, elle me demanda de lui montrer une preuve de l’existence des dieux. Par exemple en citant un miracle ou une intervention divine incontestable.
Bien entendu, j’en fus incapable. Et quand j’affirmai que la foi n’avait pas besoin de preuves, elle me rit au nez.
La Mage de Chair prétendait prier régulièrement son dieu. Plus bizarrement – encore que ça n’ait rien eu d’extraordinaire –, elle affirmait qu’il lui répondait.
Bien que je lui aie posé plusieurs fois la question, elle ne me révéla jamais son nom, mais me confia qu’il était banni depuis des lustres. Grâce au portail, il pourrait revenir dans notre monde après une absence de plus de dix mille ans.
Je fouillai les archives, consultai une dizaine d’historiens et de théologiens et m’entretins avec une légion de prêtres. Aucun n’avait jamais vu l’ombre d’une référence à une telle divinité.
Il restait trois possibilités. Primo, cette femme, folle à lier, entendait des voix. Même si ça n’était pas à exclure, ça me parut improbable. D’autant plus que d’instinct, je n’y croyais pas une seconde.
Secundo, mes “experts” pouvaient être en réalité d’une ignorance crasse. Tous ? Voilà qui aurait été étonnant…
Tertio, une voix lui parlait bel et bien, mais ça n’était pas celle d’un dieu. Les histoires de démons abondent dans toutes les Écritures, que ce soient celles du Créateur, de la Mère Bénie ou des vieilles divinités païennes. Les créatures maléfiques sont toujours censées vivre “ailleurs” – parfois derrière le Voile, et elles exigent qu’on commette des massacres en leur nom.
Je fus convaincu qu’une entité monstrueuse étrangère à ce monde parlait à la Mage de Chair. Et si on l’avait laissée faire, elle aurait fini par l’amener chez nous. »
L’estomac de Fray grommela, mais il l’ignora et lut la dernière partie de cette enquête.
« La Mage de Chair sera pendue demain à l’aube. Quand on lui a demandé si elle avait une ultime volonté, elle a requis de me voir une dernière fois avant de mourir.
Passer du temps avec elle devient de plus en plus difficile, parce que après chaque visite, je mesure à quel point elle se fiche des gens. Mais je voudrais toujours savoir qui elle est, d’où elle vient et qui a fait d’elle ce qu’elle est devenue. J’ai du mal à croire qu’elle ait toujours été si dure et insensible face à la mort des autres. Après des recherches, nous l’estimons responsable du décès violent de deux cent douze personnes.
Comme chaque fois, nous avons troqué une question contre une question. Du coup, je n’ai jamais autant parlé à quelqu’un de mon pouvoir, de son étendue et des limites que j’explore encore. Malgré sa fin prochaine, la Mage de Chair s’est montrée aussi curieuse que d’habitude.
Je n’assisterai pas à son exécution demain. Désormais, l’idée de revoir son visage si doux m’est insupportable. Jusque-là, j’ai évité de la décrire parce que son apparence est incompatible avec son palmarès criminel. Enchaînée au mur par les poignets et les chevilles, j’ai toujours eu en face de moi une jeune femme pure et innocente. Pour voir le trou noir où devrait se trouver sa conscience – voire son âme – il faut la regarder dans les yeux.
Dans quelques heures, on la pendra puis on brûlera son cadavre. Aucune stèle ne marquera son passage en ce monde. Anonyme jusqu’à la fin des temps, elle ne sera pourtant jamais oubliée. »
La date de l’entrée suivante du journal – dans la chronologie des pages arrachées – remontait à cinq ans plus tôt, trois mois avant la mort du père de Fray.
Le jeune homme abandonna provisoirement sa lecture, fila dans une auberge du coin et parvint à y dîner malgré l’heure tardive. Après une journée accablante, la brise marine charriait une fraîcheur des mieux venues. Après son repas, Fray prit le temps de flâner un peu.
Quand il se rassit devant les feuilles arrachées, une partie des bougies s’étaient entièrement consumées. Amalgamant les morceaux de cire encore chauds, il improvisa un cierge multicolore qui avait de bonnes chances de durer assez longtemps.
La dernière entrée du journal était rédigée d’une main sûre. Dans une taverne des quais, une bagarre avait viré à la rixe – la routine des Protecteurs – puis au massacre. Onze morts ! Selon les témoins, ces types, devenus plus enragés que des chiens, s’étaient taillés en pièces avec tout ce qui leur tombait sous la main – sans omettre de recourir à leurs dents et à leurs ongles. Le sol, les murs et le plafond de l’établissement étaient rouges de sang et des fragments d’os gisaient sur le parquet.
« J’ai cherché des éléments susceptibles d’expliquer le comportement de ces hommes, mais sans rien trouver. Depuis longtemps, je n’avais plus vu pareille boucherie. Avant de faire évacuer la taverne puis d’invoquer mon pouvoir, j’ai deviné ce que j’allais découvrir. Un moment, en captant les échos de la magie encore accrochée aux dépouilles, j’ai cru que la Mage de Chair était de retour. Pouvait-elle avoir triché avec la mort ou abusé le bourreau, qui aurait exécuté quelqu’un d’autre ?
Puis j’ai constaté que ces “résidus”, s’ils avaient des points communs avec les siens, étaient assez différents. Il s’agissait bien des œuvres d’un Mage de Chair, mais d’un autre.
Dès qu’il le sut, le Khevassar décréta que les disparitions devaient avoir la priorité sur tout le reste.
Je n’en suis pas très fier, mais il convient de préciser que les disparitions, à Perizzi, sont monnaie courante. Comment pourrait-il en être autrement dans une capitale de cette taille ?
D’habitude, nous enquêtons quand c’est possible. Aujourd’hui, ces affaires sont aussi importantes que la tuerie de la taverne.
De nouveau, il apparut que les disparus, avant de se volatiliser, ne se comportaient pas normalement. Mais cette fois, nous découvrîmes des cadavres. Des enveloppes vides, pires que des momies, alors que le décès remontait à peine à quelques jours.
Je savais qui était coupable et comment il procédait, pourtant il me fallut du temps pour coincer ce Mage de Chair. Même si nous pouvions prévoir la gravité des événements violents – en nous fiant à la progression exponentielle de la tueuse – rien ne pouvait nous dire où ils auraient lieu. Des Protecteurs et des Gardes furent postés aux endroits les plus fréquentés de la ville, à savoir les marchés, les grandes églises et les salles de spectacle.
Malgré ces précautions, le drame suivant nous prit de court. Sept Zecorriennes tuées par un Yerskanien du coin. Pendant qu’il les éventrait, des témoins l’ont entendu beugler des injures racistes.
Il a fallu cinq Gardes pour le neutraliser. Dans un premier temps, personne ne pensa que c’était l’œuvre du Mage de Chair. Mais deux jours plus tard, sans aucune raison, un Drassien assassina plusieurs marchands venus de Seveldrom. D’autres drames se produisirent, et la pression monta en ville.
La première Mage de Chair utilisait son pouvoir pour transformer les gens en monstres sanguinaires. Avec chaque rixe, sa magie avait augmenté, permettant que le prochain massacre soit plus impressionnant.
Aujourd’hui, le Mage de Chair laisse d’autres que lui faire le travail, et c’est très facile quand l’hostilité entre les communautés menace de dévaster une cité. Dès qu’il assiste à un affrontement, il se nourrit de la violence puis il la renvoie à l’expéditeur en amplifiant ses effets.
Si son but est le même que celui de la femme, il ambitionne d’ouvrir un passage entre les mondes, et les monstres cloîtrés derrière le Voile attendent impatiemment qu’il y arrive. Et s’il réussit, j’ai peur que nos pertes soient terribles. »
Sur les dernières pages, remarqua Fray, l’écriture si nette de son père se brouillait pour être par moments presque illisible. Parce qu’il avait dû écrire vite ou parce qu’il tremblait de froid ? Dans les deux cas, ça prouvait qu’il avait eu peur.
Tremblant bien qu’il fît très chaud, Fray reprit sa lecture.
« C’est pour ce soir. Tous les Gardes et tous les Protecteurs patrouilleront en ville pour assurer l’ordre. La reine a mobilisé l’armée, qui interviendra seulement si ça tourne très mal.
Je devrais être avec mes camarades, mais le Vieux m’a ordonné de m’asseoir et d’attendre le premier meurtre. À ce moment-là, le Mage de Chair ne sera pas loin de moi, et il me reviendra de l’éliminer avant que les citadins aient commencé à s’entre-tuer pour de bon.
J’ai tant de regrets… Tellement de choses que j’aurais aimé avoir dites… Mais le temps me manque.
Fray, j’ai toujours été fier de toi. Et je t’aime. »
Fray laissa tomber les feuilles et éclata en sanglots.