Fray passa la matinée à s’entraîner avec les autres stagiaires. Aucun de ses camarades, apparemment, ne s’aperçut qu’il se donnait plus à fond que d’habitude.
Au réfectoire, il s’assit seul et picora malgré la faim. Le récit de son père l’obsédait. Depuis toujours, il pensait que son géniteur écrivait des journaux pour exorciser ses colères et ses peurs. Mais c’était une erreur d’interprétation, et le Khevassar le savait depuis le début. Ces textes étaient destinés à Fray, pour le guider s’il rejoignait un jour les Protecteurs.
Après le repas, Fray aurait dû aller patrouiller avec Byrne. Mais l’assistant du Vieux vint lui remettre un mot du Khevassar. Dès le lendemain, le stagiaire se verrait affecter un nouveau mentor. Aujourd’hui, il pouvait rentrer se reposer.
D’abord furieux d’être traité comme un enfant, Fray se réjouit d’avoir du temps pour réfléchir. Sur le chemin de sa chambre, il croisa plusieurs patrouilles de la Garde. Chaque fois, les hommes le saluèrent ou lui firent un geste amical. De nouveau, il appartenait à cette ville – mais en étant membre d’un groupe distinct de tous les autres.
Un an plus tôt, à cause de son pouvoir, il avait dû entrer dans la clandestinité. Aujourd’hui, grâce à son uniforme, c’était l’inverse, puisqu’il attirait l’attention de tous. Dans le bon sens du terme, même si on ne proposait jamais de lui payer un verre ou de bavarder avec lui. Quand un Protecteur arrivait quelque part, ce n’était jamais bon signe…
Une part de lui-même brûlait d’envie de retirer son uniforme et de se fondre dans la foule. Redevenir anonyme, boire, chanter et rire comme un membre normal de la communauté.
À présent, il comprenait pourquoi son père appréciait tant de rentrer auprès des siens chaque soir. Un lieu sûr et accueillant où on se réjouissait de le voir sans craindre son uniforme. Sans doute, avec le temps, Fray se ferait des amis parmi les autres Protecteurs, mais ça n’aurait rien à voir. Rentrer chez soi, c’était… Eh bien, il manquait de mots pour décrire ce sentiment… Ça ne lui était plus arrivé depuis si longtemps…
Pour une fois, en apercevant les marches étroites qui menaient à sa chambre, il ne fut pas déprimé. Une fois à l’intérieur, porte verrouillée, il alluma quelques bougies et fut bizarrement réconforté de retrouver un environnement familier. Tenté de dormir un peu, il constata vite qu’il était bien trop excité pour ça. Du coup, il relut les journaux de son père à partir du premier. Enfin conscient que tous ces textes s’adressaient à lui, il les vit d’une manière radicalement différente.
Après quelques heures, il comprit que les journaux ne le mèneraient pas plus loin. Son père n’était plus là pour l’aider, mais d’autres contacts pourraient lui être utiles.
Avec la peinture rouge fournie par Éloïse, il dessina le signe du Créateur sur la vitre de son unique fenêtre. Ici, beaucoup de gens avaient un petit autel dans un coin de leur maison. Les plus démunis barbouillaient sur leurs fenêtres avec l’espoir d’être bénis et protégés.
Fray traça la main stylisée qui symbolisait le Créateur et posa une bougie allumée sur le rebord intérieur de la fenêtre.
Il reprit sa lecture, mais finit par s’assoupir…
Un picotement dans le cuir chevelu le réveilla.
Éloïse venait d’entrer.
— Tu as trouvé un autre enfant ? demanda-t-elle sans préambule.
Son souffle était toujours aussi fort et sa voix aussi rauque.
— Qu’est-il arrivé au gosse ? Où est-il ?
Son masque brillant à la lueur des bougies, la Recruteuse dévisagea Fray avant de répondre :
— Il est en sécurité… Nous lui avons demandé de nouveau ce qu’il voulait, et il a encore choisi la Tour Rouge. Une caravane de marchands l’y déposera bientôt.
— Ce n’est pas risqué ? demanda Fray, pensant aux accidents dont il avait entendu parler.
— Nous avons pris des précautions…, fit Éloïse, volontairement évasive. Où est le nouveau gamin ?
— Nulle part. J’ai besoin de votre aide, c’est tout.
— Tu veux m’engager ?
Fray aurait juré que la Recruteuse souriait sous son masque.
— Non, j’aimerais que vous m’aidiez à arrêter un tueur.
— C’est le travail de la Garde et des Protecteurs.
— Vous ne comprenez pas… Puis-je vous faire confiance ?
— Tout ce que tu me confieras restera entre nous, oui.
Fray hésita encore. Puis il s’avisa qu’il n’avait pas le choix. Une part de lui devait le savoir depuis le début, sinon, il n’aurait pas peint le symbole sur sa fenêtre.
— Vous avez mentionné mon père. Il est mort il y a cinq ans, vous le savez, mais sans connaître les détails.
— Non, ils n’ont jamais été rendus publics.
— Il a péri en combattant un Mage de Chair. Vous savez ce que c’est, bien sûr ?
Étonnamment, Éloïse fit signe que non.
— C’est un parasite… Quelqu’un qui se nourrit de la vie et de l’énergie des autres. Il y a cinq ans, ce Mage de Chair a tenté d’ouvrir un passage pour aller quelque part de l’autre côté du Voile. Ne me demandez pas comment, parce que je n’en sais rien. Mais il communiquait avec une entité qu’il prenait pour un dieu – et d’autres le croyaient avec lui.
— Ils se trompaient ! Et même s’ils avaient raison, inviter dans notre monde une créature si puissante serait pire que la peste.
— Il y a cinq ans, ça a provoqué des centaines de morts. Et voilà que ça recommence. Un autre Mage de Chair menace Perizzi.
En commençant par la visite de Byrne dans sa boutique, Fray raconta toute l’histoire à la Recruteuse, qui l’écouta sans jamais mettre en doute ce qu’il lui révélait.
— Je voudrais que vous m’appreniez la magie, dit-il en guise de conclusion. Si je comprends comment ça fonctionne, je pourrai affronter ce mage.
— On ne peut pas faire ça en un clin d’œil. La magie est un domaine très complexe. Pas une route bien droite…
— Mais j’ai le don, n’est-ce pas ?
— Oui. Ton pouvoir est très rare, mais pour toi, c’est un jeu d’enfant. Si je voulais l’acquérir, il me faudrait des mois d’observation et d’étude.
— Des mois ?
— Selon toi, pourquoi la Tour Rouge prend-elle de très jeunes enfants ? En quelques semaines, on peut apprendre à quelqu’un à ne pas tout faire sauter avec son pouvoir. La suite demande des années. Tout le temps, on découvre de nouvelles facettes du pouvoir qu’il faut mettre au point avant de les enseigner à d’autres…
Une idée explosa dans l’esprit de Fray.
— Vous avez guéri le gosse. Je n’avais jamais vu ça, mais il y a des tas de légendes à ce sujet.
— Une aptitude perdue depuis longtemps… Je l’ai apprise dans un endroit sinistre…
— Je n’ai pas des semaines, et encore moins des mois. Nous avons failli capturer le Mage de Chair, mais il nous a glissé entre les doigts. Je veux le coincer.
— Je peux t’enseigner quelque chose qui t’aidera, mais ce ne sera pas facile.
— Je suis prêt à essayer.
— Même quand on ne sait pas comment faire quelque chose avec la magie, il est toujours possible de… comment dire ?… détricoter un sort.
— Montrez-moi !
Ils travaillèrent jusqu’à l’aube. Mort de fatigue, Fray était pourtant satisfait. Trois fois sur dix, il pouvait désormais « décomposer » les constructs d’Éloïse. Pas un résultat fulgurant, mais c’était toujours mieux que rien.