Chapitre 31

Pour que quelqu’un rapplique, Munroe dut frapper comme une sourde à la porte et crier qu’elle ne s’en irait pas.

Quand le battant s’ouvrit enfin, elle découvrit Choss, en très piteux état. S’appuyant au mur d’un bras, l’autre en écharpe, il avait l’œil droit au beurre noir et une joue tuméfiée. Bref, il ressemblait à un morceau de bidoche que le boucher viendrait d’attendrir à coups de marteau.

— Par les gonades du Créateur…, souffla Munroe.

Elle entra, soutint Choss par un bras et ferma la porte dans le même mouvement. Ensemble, ils remontèrent à petits pas le couloir et entrèrent dans le salon. Dès que l’ancien champion se fut assis dans un fauteuil, Munroe regarda autour d’elle. Des taches de sang et des bandages gisant sur le sol lui apprirent que son ami s’était installé là avant qu’elle le dérange.

À voir ses pansements, l’ancien lutteur avait été soigné par une personne compétente. Mais ça faisait un moment, et changer les bandages s’imposait. De près, Munroe constata que le visage de l’ancien champion était constellé de horions. Son bras gauche saignait et sa jambe droite aussi.

— Je vais chercher un médecin.

— Non, Munroe… J’en ai vu un hier. Une femme qui m’a laissé tout ce qu’il me faut.

Munroe examina le matériel médical. Des gousses de Rinna, des bandages propres et une infusion destinée à calmer la douleur.

Munroe prit six gousses de Rinna et les tendit à Choss.

— Inutile, je vais bien…

Munroe serra les dents pour ne pas crier.

— Choss, tu es en bouillie ! Pour venir m’ouvrir, il t’a fallu une éternité. Si tu n’avales pas ces trucs, je vais te tordre les bourses jusqu’à ce que tu hurles de douleur. D’abord dans un sens, puis dans l’autre, jusqu’à ce que tu me supplies de te donner un antalgique. Tu crois que c’est une menace en l’air ?

Choss hésita un moment puis accepta les gousses et entreprit de les mâchouiller.

Quand la bouilloire siffla, l’ancien champion allait déjà un peu mieux. Munroe versa l’infusion dans une tasse et le força à la boire jusqu’à la dernière goutte.

Le sortant de son écharpe, elle fit bouger le bras blessé de Choss, qui grimaça mais ne cria pas. Une fois le bandage usé retiré, la jeune femme dut faire un effort pour ne pas éclater en sanglots. De la bouillie, pour de bon ! Comment ce type arrivait-il à supporter pareille souffrance ?

Après des années à distribuer des coups et à en recevoir, devenait-on plus résistant que la moyenne ? Sans aucun doute. Quand il n’avait pas le choix, un être humain s’habituait à tout. Munroe était bien placée pour le savoir…

Elle nettoya la plaie, la sutura, l’enduisit d’onguent et refit le pansement. Ensuite, elle écarta le gilet de Choss et découvrit un nouveau désastre.

— Sur la gauche, quelques côtes sont cassées… À droite, ce sont des contusions. J’ai l’habitude…

Agacée que des larmes roulent sur ses joues, Munroe les essuya sans douceur.

— Et ta jambe ?

— Une égratignure…

— Tu n’oserais pas me mentir, pas vrai ?

Choss baissa les yeux.

— C’est très profond…

— Enlève ton pantalon !

L’ancien champion tenta de défaire sa ceinture d’une seule main.

— Je vais y arriver…, marmonna-t-il quand Munroe vint l’aider.

Avec les contusions et le sang, la jeune femme n’aurait pas pu jurer que Choss avait rougi, mais…

Elle saisit la boucle de ceinture et il capitula.

— J’espérais bien t’enlever ton pantalon un jour, mais pas dans ces circonstances.

Choss ne souriant pas, Munroe renonça à détendre l’atmosphère.

Leurs forces unies, ils réussirent à baisser le pantalon du blessé. Sur la cuisse gauche béait une plaie longue d’un bon pied. Tentée de lancer un compliment sur les jambes de l’ancien champion, Munroe le ravala.

Froide comme si elle recousait un chemisier – le seul moyen pour empêcher ses mains de trembler –, elle referma la blessure. Pas bien droit, parce qu’elle n’avait jamais eu l’âme d’une cousette, mais assez pour qu’elle ne saigne pas. Un peu d’onguent, un bandage, et hop, pantalon remonté !

Pour finir, Munroe s’occupa du visage et de l’œil de Choss. Ensuite, elle se fit une tasse d’infusion – normale – et servit à son patient un plein gobelet de la décoction antalgique. En maugréant contre l’odeur et le goût nauséabond du médicament, Choss le but jusqu’à la lie – un indice sur ce qu’il endurait.

— Raconte-moi.

Choss soupira à pierre fendre.

— J’étais aveugle… Naïf et obsédé au point de croire qu’elle voulait vraiment m’aider.

Munroe n’avait jamais vu Choss si abattu. Elle connaissait sa réputation de lutteur, mais chez lui, c’était le mental qu’elle admirait, pas les muscles. Face aux obstacles, il ne reculait jamais et trouvait un moyen de continuer sa route. Son inlassable détermination l’avait incitée elle aussi à chercher son domaine d’excellence – mis à part les beuveries. Jusque-là, rien n’avait marché, mais elle persévérait…

— Dońa Jarrow m’a dit que je pouvais sauver la ville… Enfin, éviter une guerre… Je n’aurais pas cru être sensible à la flatterie, mais… Bien sûr, j’ai compris qu’elle agissait dans son propre intérêt, mais j’y ai vu une occasion d’aider l’arène.

Munroe but une gorgée d’infusion qui tomba comme une pierre jusqu’au fond de son estomac. Elle connaissait une partie de l’histoire, mais il fallait qu’elle l’entende de la bouche de Choss.

— Qu’as-tu fait ?

— Nous avons détruit tous les laboratoires de don Kalbensham. Réduits en cendres…

Alors que don Jarrow et elle s’en revenaient de la réunion, ils avaient entendu des appels au feu dans le quartier des abattoirs. À l’aube, des rapports nets et précis étaient enfin arrivés au théâtre. Les Familles ayant décidé de raser les fermes à venthe, leur destruction aurait dû les ravir. Mais quelque chose clochait.

Contre toute attente, don Kalbensham se préparait au combat. La guerre tant redoutée allait avoir lieu. Quand elle l’avait laissé, don Jarrow était en train de haranguer ses hommes.

Quelle mouche avait piqué don Kalbensham, réputé pour son équanimité ? Pourquoi ce changement soudain ? Selon toute probabilité, il n’avait pas une chance de gagner.

Dońa Jarrow était impliquée dans cette histoire. Après avoir manipulé Choss, elle avait dû convaincre le don qu’une guerre des Familles était inévitable.

— Qui était avec toi ?

— Gorrax, c’est tout. Munroe, qu’ai-je fait ?

Émue par la détresse de Choss, Munroe le serra dans ses bras. Bien qu’une part d’elle-même ne veuille pas savoir, elle posa la question qui lui brûlait les lèvres :

— Que s’est-il passé ?

L’ancien champion se tendit de nouveau.

— J’ai déjà vu mourir des gens – souvent d’horrible manière. Sur la plage, j’ai trouvé des restes de cadavres rejetés par la mer. Des lambeaux de chair autour d’un os… Mais hier, c’était un bain de sang…

Munroe frissonna, ce qui ne lui arrivait pas souvent.

— Je n’ai jamais rien vu de pareil. En réalité, j’ai toujours su, tout au fond de moi, mais je me mentais. J’ai cru qu’il était différent, mais il hibernait, comme un ours en hiver.

— Plaît-il ? fit Munroe, larguée.

— Tu as déjà vu un Vorga se battre ? Sans retenue, je précise.

Choss gémit de douleur puis serra les poings. Munroe fit mine de prendre d’autres gousses de Rinna, mais il lui saisit le poignet au vol et l’attira vers lui. Au contact de son corps, le sien réagit et la vieille blessure qu’elle portait au cœur se rouvrit.

— J’avais déjà connu ça, quand j’ai battu Gorrax. Quelle arrogance de ma part ! J’ai refusé de voir la réalité…

L’estomac noué, Munroe trouva soudain un goût amer à son infusion.

— Qu’avez-vous fait ?

— Nous avons localisé puis brûlé le premier entrepôt. Quelques gardes ont résisté, mais Gorrax les a massacrés presque sans y penser. Avertis par les flammes, les gardes du deuxième entrepôt nous attendaient. Aucune importance ! Nous les avons écrasés comme un marteau qui s’abat sur une enclume. Peu à peu, le Vorga retrouvait sa vraie nature…

Choss but son infusion et mâchouilla les morceaux de feuille qui flottaient dedans. Le sentant trembler, Munroe le serra plus fort, mais elle n’aurait pas pu jurer qu’il s’en apercevait.

— C’est comme ça que je l’ai battu, il y a des années. En devenant un Vorga.

— Je ne comprends pas… Que veux-tu dire ?

Choss hésita un moment.

— Lors de mes combats précédents, je voulais vaincre, mais sans me réjouir des faiblesses d’un adversaire. Ensuite, je fêtais mes victoires, pas le fait d’avoir dominé un homme. Les gens croient que les Vorgas sont des sauvages qui aiment tuer, mais c’est faux. Chez eux, la loi du plus fort prime. Les Vorgas veulent être défiés, parce qu’un bon combat met à l’épreuve leur héritage et leur lignée. Ils naissent en sachant manier une épée ou une hache. C’est dans leur sang. Avant de pouvoir parler, ils sont aptes à se battre. Pour eux, refuser la violence, c’est rejeter le cœur de leur société. Contre les hommes de don Kalbensham, je me suis battu comme un Vorga, comprends-tu ? Leur faiblesse m’a déçu et c’est pour ça que je les ai massacrés.

Choss détourna la tête comme s’il craignait ce que Munroe risquait d’y lire. Il essaya aussi de se dégager, mais elle l’en empêcha, pour ne pas le laisser seul dans sa nuit.

— Après la première tuerie, nous sommes passés à l’entrepôt suivant, puis au prochain. Au fil de la nuit, je ne sentais pas mes blessures, mais seulement cette déception liée à des adversaires trop faibles. Ils me chargeaient à deux ou trois – si maladroitement que les tailler en pièces était un jeu d’enfant.

— Où est Gorrax ? demanda Munroe, soudain inquiète.

— Il a été blessé… Atrocement, même. Pourtant, il guérira. Je voulais l’amener ici, mais pour se régénérer, il lui faut de l’eau salée. Je l’ai porté jusqu’au fleuve, et il a nagé pour rejoindre la mer.

— As-tu entendu les nouvelles au sujet de don Kalbensham ?

— On le disait lent à s’énerver… Pourquoi déclare-t-il la guerre aux autres Familles ? Il a perdu d’avance.

La même question revenait sans cesse, et personne n’avait la réponse. Affronter en même temps toutes les autres Familles était un suicide. Dońa Jarrow avait-elle monté ce coup pour sortir don Kalbensham du jeu ? Avait-elle l’intention de quitter son mari et de s’approprier le territoire du Morrinien ? Quelles que soient ses motivations, don Jarrow ne devait pas les connaître, et il allait devoir négocier brillamment pour ne pas porter seul la responsabilité de la guerre à venir.

— Que vas-tu faire, Choss ?

— Je n’en sais rien… Munroe, tu avais raison.

— Sur quel point ?

Lorsque son ami la regarda, la jeune femme sentit fondre sa détermination.

— Quand tu m’as conseillé de ne pas me mêler des affaires des Familles, il y a quelques années. Tu m’as décrit ce qui se passe aujourd’hui, mais je ne t’ai pas écoutée. Je pensais à l’arène, à mon avenir… On aurait dû partir ensemble.

Choss enlaça Munroe et voulut l’embrasser. Surprise, elle résista un peu puis s’abandonna.

Ils s’interdisaient ça depuis si longtemps…

Munroe se mit à califourchon sur Choss, lui prit tendrement le visage, puis chercha de nouveau sa bouche. Le cœur battant la chamade, elle se serra contre lui, le faisant grimacer. Mais il ne cessa pas de lui caresser les hanches et le creux des reins. Frôlant d’abord les muscles saillants de ses épaules et de ses bras, elle passa à son torse.

Pendant qu’il lui embrassait le cou, elle se cambra… et perdit toute sa lucidité. Désormais, plus rien ne comptait, à part ses sensations et la passion qui montait en elle.

Choss toussota, mais il recommença presque aussitôt à l’embrasser et à la caresser.

Son gémissement de douleur ramena Munroe à la réalité.

— Non, on arrête ! lança-t-elle, des larmes aux yeux. (Elle sauta des genoux de Choss.) Je ne veux pas te faire mal.

— L’autre nuit, au Dragon d’Émeraude, j’aurais dû monter avec toi et oublier le reste du monde. Je te désire plus que tout dans ma vie…

— Non, non…, souffla Munroe, dévastée par des émotions contradictoires.

Elle aurait tout donné pour déchirer la chemise de cet homme et l’embrasser encore. Oui, ne plus rien connaître, sinon la chaleur de son corps contre le sien. En sanglotant, elle recula, percuta la table puis gagna la porte. Dans son regard apparut toute la tristesse du monde venue de son cœur.

— Je ne peux pas, je ne peux pas…, répéta-t-elle, les yeux inondés de larmes.

— S’il te plaît, reste ! implora Choss.

Munroe sortit avant qu’il ait pu ajouter un mot. S’il lui demandait une fois encore de ne pas partir, elle risquait de… Sur ses lèvres, elle sentait encore le goût des siennes et son enivrante odeur d’homme s’accrochait à ses vêtements et à sa peau.

La vision brouillée par les larmes, Munroe courut jusqu’à ce qu’elle soit assez loin pour ne plus être tentée de revenir en arrière.

Sa passion apaisée, elle sentit monter en elle une haine mortelle pour dońa Jarrow. Parce qu’elle connaissait la nature confiante de Choss, cette garce l’avait manipulé. Se fichant de lui et de l’arène, elle s’était servie de l’ancien champion. À cause d’elle, une guerre entre les Familles était inévitable. Ce qu’elle comptait en retirer ? Nul ne le savait, et on s’en fichait ! Par sa faute, des centaines de gens que Munroe connaissait allaient mourir.

Une seule idée en tête, la jeune femme se dirigea vers le théâtre. Dońa Jarrow allait devoir payer !