Alors qu’Hyram lui décrivait en détail les mesures de sécurité qui seraient en vigueur au palais, Talandra ne put empêcher son esprit de vagabonder. Son frère lui en voulait toujours d’être partie en avant de la caravane en laissant Sasha, son sosie, jouer son rôle pendant l’interminable voyage. Mais il s’en remettrait. D’autant plus vite qu’il était désormais dans son élément, chargé de la protéger au sein d’un palais, avec des portes et des murs pour limites.
Les quelques jours de liberté de la reine, à Perizzi, lui laissaient un souvenir impérissable. Elle avait pu faire tant de choses tout en dormant au moins sept heures par nuit ! D’habitude, six lui suffisaient, mais avec le bébé et les fatigues du voyage, elle avait besoin de récupérer.
— Inutile qu’elle connaisse tous les détails, dit Alexis, agacée par le discours d’Hyram.
— Je te fais confiance, mon frère, renchérit Talandra.
Elle sourit à Hyram pour lui faire avaler la pilule. Grommelant, il fila vers la porte et sortit. Avec une raison de plus pour tirer la tête…
Alexis fit mine de resserrer un nœud coulant puis de se pendre. Talandra dut se retenir de ricaner.
La garde du corps était un parfait antidote contre son frère. Dotée du sens de l’humour, contrairement à lui, elle comprenait certaines subtilités et se révélait bien plus douée que lui pour interpréter le langage corporel.
Pour la grossesse, elle avait deviné et juré de garder le secret. Personne d’autre ne savait, pas même le mari de Talandra, puisqu’elle était partie pour Yerskania avant son retour. Une fois revenue à Charas, elle comptait le mettre au courant. Et quand son ventre serait trop gros, elle le dirait à d’autres personnes.
— Reposez-vous un peu, dit Alexis avant de sortir à son tour.
— Impossible. Je n’ai pas le temps.
— Ces prochaines heures, il ne se passera rien. Puis les harpies viendront vous habiller comme on pare un canard pour un festin. Qu’allez-vous faire jusque-là ?
Talandra ne répondit pas. Alexis désigna le lit, puis sortit et referma la porte derrière elle.
Très tentant, ce lit s’était révélé confortable la nuit précédente. Très généreuse, Morganse avait alloué toute une aile du palais à son invitée. Ainsi, les gardes, les servantes et tout le personnel requis pour une visite d’État seraient plus que confortablement logés.
Se reposer semblait une bonne idée, et la plupart des accompagnateurs de la reine devaient profiter de ce répit pour le faire.
Après le banquet, la présentation des dignitaires locaux et quelques cérémonies, Talandra pourrait enfin passer aux choses sérieuses. Si on se fiait à ses lettres, Morganse aussi devait être pressée d’en finir avec les formalités.
Trois coups frappés à la porte arrachèrent Talandra à ses pensées. Ce code indiquait une urgence. Pour le lit, ce serait plus tard…
— Entrez !
Alexis ouvrit les deux battants de la porte. Hyram et elle s’écartèrent pour laisser passer un petit homme chauve en tenue écarlate et blanc.
— Sa Royale Majesté, joyau de la mer d’Argent, noble fille…, commença-t-il à déclamer.
— Assez, Poe ! lança la reine Morganse.
Elle entra et fit signe au petit héraut de se retirer.
— Si je ne lui coupe pas le sifflet, dit-elle en le regardant sortir, il n’en finit jamais…
Talandra n’avait jamais rencontré la reine. Pour une mère de quatre enfants, plusieurs fois grand-mère, elle faisait vraiment très jeune. Quelques rides aux coins des yeux et de la bouche trahissaient son âge, mais après tout ce qu’elle avait traversé, ce n’était pas un prix très élevé.
Dotée de courbes partout où il en fallait – de quoi rendre Talandra jalouse –, la reine était une superbe femme, même dans une robe verte toute simple et sans le soutien de toute une quincaillerie de bijoux.
Une main jouant avec ses boucles vagabondes, elle dévisagea longuement Talandra.
— Votre Majesté…, dit-elle avec une révérence gracieuse.
— Votre Majesté…, lui fit écho Talandra.
Impressionnée par la présence de cette femme, elle s’inclina un peu plus bas. Rien d’anormal face à une aînée – et dans son fief, par surcroît. Depuis la mort de son mari adoré, Morganse régnait sagement sur son pays, et ça méritait toute l’admiration du monde, en des temps si difficiles.
Morganse prit les mains de Talandra et l’embrassa sur les joues.
— Ravie de te rencontrer enfin…
— Tout le plaisir est pour moi.
— Le protocole nous rattrapera, mais je voulais te voir d’abord en privé.
Talandra comprit le message et fit signe à ses gardes du corps de sortir.
Ils ne se firent pas prier.
— Alors, ce voyage ? demanda Morganse.
Elle s’assit et fit signe à Talandra de prendre place en face d’elle.
— Long et fatigant, Majesté…
La stricte vérité, à quelques détails près.
— En privé, tutoie-moi et appelle-moi Morganse, je t’en prie…
— Avec plaisir, Morganse !
— Je me souviens de mon voyage entre Seveldrom et Yerskania… J’étais encore enfant, et mon père m’avait emmenée dans le cadre d’une délégation commerciale. Ça remonte à quarante ans, bien avant ta naissance. Ta mère était enceinte d’un de tes frères, je crois…
— Tu l’as rencontrée ? demanda Talandra, la gorge serrée.
— Très brièvement… Une femme impressionnante. Très belle et d’une grande gentillesse. Tu lui ressembles beaucoup. Alors, tu en es à combien de semaines ?
Talandra songea à nier, mais elle se ravisa.
— C’est si visible ?
Morganse éclata d’un rire cristallin.
— Non, mais après quatre enfants et quelques petits-enfants, on finit par avoir l’œil. Je te laisserai bientôt te reposer, mais d’abord, nous devons évoquer certains sujets.
— Comme les hommes et les femmes au masque d’or ? avança Talandra.
— Oui. Ces deux dernières semaines, huit enfants de Perizzi sont partis pour Shael.
— Je suppose que tes agents les ont vus arriver sains et saufs à la Tour Rouge ?
— Absolument… Tout ce que les nouveaux Recruteurs ont promis s’est produit, mais je ne leur fais pas confiance pour autant.
— Pareil pour moi… Six enfants de Charas ont aussi fait le voyage. Jusque-là, mes agents ont repéré deux Recruteurs dans ma capitale. Il y en a peut-être d’autres, mais pas beaucoup…
— Ils ne sont pas si nombreux…, confirma Morganse.
Ceux qui avaient repris en main la Tour Rouge faisaient du bon travail, mais il leur manquait des « troupes ». Ça expliquait pourquoi on ne voyait pas de masque d’or dans les campagnes et les petites villes. À l’évidence, c’était pareil en Yerskania.
— Si nous croyons ce qu’ils disent, ils agissent pour sauver des vies, rappela Talandra.
— Exact. D’où la question essentielle : devons-nous les soutenir ouvertement ?
Tôt ou tard, les peuples découvriraient que les Recruteurs étaient de retour, et ils se tourneraient vers leurs reines pour savoir que faire. Mais comment savoir à quoi la Tour Rouge formait ces enfants ?
La version optimiste de Talandra pariait que la tour, dans quelques années, serait redevenue puissante. Si un nouveau Nécromancien apparaissait, tous les souverains pourraient compter sur son aide.
La version pessimiste s’inquiétait qu’on puisse enseigner la haine à des dizaines d’enfants, créant ainsi d’innombrables clones du maudit Nécromancien. À cette aune, ce qu’elle avait toujours tenu pour une pratique barbare – marquer les pratiquants de la magie, dans les royaumes du désert – ne semblait plus déplacé.
— Je vois que tu partages mon inquiétude…, dit Morganse.
— Si nous pouvions au moins envoyer un agent à la tour… Quelqu’un qui nous dirait ce qu’il s’y passe.
Hélas, très peu de mages potentiels dépassaient l’âge de dix ans en l’absence de formation. Beaucoup d’enfants mouraient dans leur sommeil, mais d’autres explosaient à cause du pouvoir, tuant souvent leur famille en même temps. Les rares qui devenaient adultes sans formation étaient si peu doués qu’ils ignoraient le plus souvent leur véritable nature.
Même si elle avait côtoyé des Mages de Guerre pendant le récent conflit, Talandra ne savait pas grand-chose au sujet de la magie.
Pour la énième fois, elle regretta que les choses aient si mal fini avec Balfruss. Pire que tout, son nom était devenu une sorte de malédiction, et nul ne le prononçait à voix haute de peur de provoquer son retour. Pourtant, qui avait vaincu le Nécromancien ? Sans Balfruss, la guerre n’aurait toujours pas été terminée.
— Ce sujet exige une réflexion plus profonde et des débats bien plus longs, dit Morganse. Nous devrions le remettre à plus tard.
— Je souscris à cette démarche.
— Je voulais aussi évoquer les autres points personnels dont nous avons parlé dans nos lettres…, dit Morganse.
Le regard lointain, elle semblait hésitante, voire un peu effrayée.
Pendant la guerre, la famille de Talandra n’avait pas été la seule à souffrir. Même si son fils n’avait pas été tué, contrairement au père de la nouvelle reine de Seveldrom, Morganse l’avait bel et bien perdu. Et son royaume était privé d’un futur roi…
Un peu avant la fin du conflit, le prince héritier s’était embarqué sur un bateau. Depuis, en recourant à tous leurs réseaux, les deux reines avaient à peu près suivi son itinéraire.
— Après avoir passé six mois en Drassia, dit Talandra, il a repris la mer vers le nord. En faisant escale en Zecorria, je crois…
— Deux de mes agents ont signalé sa présence autour d’Herakion, la capitale. Ensuite, il a disparu pendant trois mois. Sais-tu où il a refait surface ?
— Chez moi, à Charas. (Talandra tendit à Morganse le rapport d’un de ses espions.) Deux jours dans la capitale, puis départ pour l’Est, en direction du désert.
Morganse prit le temps d’assimiler ces informations.
Talandra aurait juré que le prince ne se déplaçait pas au hasard. Sa démarche n’avait rien du vagabondage, même si aucun agent ne pouvait l’expliquer. À voir son expression, Morganse non plus n’avait pas la clé de l’énigme.
— Je vais te laisser te reposer, dit-elle avec un gentil sourire. Avec l’espoir de pouvoir te reparler en privé.
— J’aimerais beaucoup, oui…
Alors que Talandra s’assoupissait dans son fauteuil, quelqu’un d’autre frappa à sa porte.
L’air très agitée, Roza entra sans y avoir été invitée et s’assit avant que la reine l’y ait autorisée.
— J’ai été discrète… Personne ne m’a vue.
— Du nouveau ?
— Katja sera bien présente au banquet et j’ai infiltré quelques agents de plus au palais.
— Mais… ?
— Il reste des conspirateurs que nous ne connaissons pas. La vision d’ensemble nous manque.
— Tu crois qu’il faut en parler à Morganse ?
— Elle a son propre service de sécurité. En combinant nos efforts…
Talandra pesa soigneusement le pour et le contre.
— Pour l’instant, il vaut mieux ne rien dire… J’ai confiance en Morganse – jusqu’à un certain point – mais quelqu’un de son entourage peut être dans le coup. De plus, ses agents penseront d’abord à sa sécurité. Si ça se gâte, je ne veux pas être tenue pour quantité négligeable. Compter sur mes gens paraît plus réaliste.
— J’ai plusieurs espions ici et tous vos gardes royaux ont été informés. Il y a aussi l’autre… idée. Ce serait prudent, juste au cas où.
— Je suis d’accord. Tu as mon aval.
Roza soupira de soulagement.
Un plan risqué, Talandra le savait. Mais malgré leurs efforts, ils n’avaient pas réussi à identifier tous les comploteurs. Au moins, la reine savait qu’elle se jetait tête baissée dans un piège. Elle devrait se fier aux compétences de ses anges gardiens et à quelques mesures préventives. Ça ne semblait pas grand-chose. Cela dit, elle avait quelques cartes dans sa manche, et elle n’était pas une débutante.
Ce banquet, qui aurait pu être long et ennuyeux, promettait d’être des plus intéressants. S’il n’était pas le dernier de sa vie…