Choss aurait juré que ses poumons étaient en feu, mais il ignora la douleur et continua d’avancer à un bon pas. Ses côtes guérissaient déjà et son bras lui faisait beaucoup moins mal. Sa jambe, en revanche, le mettait à la torture. Cependant, le pire restait son esprit.
Les souffrances physiques avaient quelque chose de rassurant. En matière de contusions, de fractures et de déchirures musculaires, il était un expert. Un simple coup d’œil sur un hématome lui apprenait à quel stade de son évolution il en était. Une affaire de couleur et de volume. Dans le même ordre d’idées, une fracture qui recommençait à faire mal annonçait qu’elle serait bientôt guérie…
Les plaies de l’âme, c’était une autre affaire. Sans illusions, Choss savait qu’il y avait beaucoup de gens plus intelligents que lui. Quand il les servait, il n’essayait pas d’être à leur hauteur ni de se prétendre leur égal. Mais il n’aurait jamais cru être si facile à manipuler…
Tout être humain avait en lui une faiblesse, un défaut ou une passion qui le rendait influençable. L’arène était devenue une obsession – le centre de sa vie. Pour elle, il avait laissé passer sous son nez bien des occasions d’améliorer son sort. Des années durant, il n’avait rien fait, alors qu’il lui aurait suffi de tendre la main.
Munroe comptait parmi ses plus vifs regrets. Pendant qu’elle le soignait, il s’était enivré de sa présence. Puis il y avait eu la douceur de ses lèvres, la chaleur de son souffle, le goût de sa peau…
Choss trébucha, reprit son équilibre et se concentra de nouveau sur le moment présent. Enfin, à moitié…
Il était le seul responsable. En tenant les autres à l’écart et en se coupant de ses amis, il avait créé un abîme et cru le combler en se souciant de l’arène. Au fil du temps, ses amis avaient cessé de l’inviter à boire un coup ou à dîner et il ne s’en était même pas aperçu. Ses seules relations, c’étaient des types liés à l’arène, comme Vinneck ou Jakka. Mais eux, ils avaient une vie, une famille, des amis… Pas lui.
— Vous allez bien ? demanda Fray, deux ou trois pas derrière l’ancien lutteur.
— Oui, je réfléchis…
— Vous pensez que don Jarrow nous croira ?
— Nous le saurons bientôt.
Choss désigna le théâtre qui tenait lieu de fief au don. Des gardes armés d’arbalètes les ayant repérés de loin, il ralentit le pas.
— Il faut que je voie don Jarrow, dit-il à une grande rousse.
Le bras droit d’un des Chacals d’Or… En temps normal, quelqu’un qui n’aurait pas monté la garde devant le théâtre. Balayant les sentinelles du regard, il ne vit que des visages connus. Les vrais fidèles du don, incapables de le trahir, même pour tout l’or du monde. Savait-il déjà, pour sa femme ?
— Ce n’est pas le moment, répondit la rousse.
— Je dois lui parler de don Kalbensham.
La garde lorgna Fray du coin de l’œil.
— Donne-lui ton épée, mon garçon.
Le jeune Protecteur ne discuta pas. Débouclant son ceinturon, il le remit à la rousse, qui le fouilla quand même soigneusement sous le regard nerveux de deux autres gardes.
Choss repéra deux arbalétriers, sur un toit voisin, qui le tenaient en joue. Même si une attaque frontale contre le théâtre semblait improbable, don Jarrow ne prenait aucun risque. L’ancien lutteur se délesta de ses deux couteaux, puis se prépara à une fouille. Mais la rousse ne jugea pas nécessaire d’y procéder.
Le théâtre était bondé de monde. On y avait apporté des râteliers d’armes et une montagne de flèches et de carreaux attendait dans un coin. Avant de sortir, les « soldats » remplissaient leur carquois ou leur sacoche.
Des Chacals d’Or distribuaient les ordres, affectant aux « sections » des zones précises de la ville. Autour d’une carte d’état-major déroulée sur une grande table, don Jarrow et ses lieutenants étudiaient la situation. Vargus se tenait un peu à l’écart, dans une position où il pouvait quand même voir la carte. Dans les conditions présentes, son expérience serait précieuse.
Derrière le don, les deux fauteuils-trônes se dressaient sur leur plate-forme. L’absence de la dońa dénonçait sa trahison, mais personne ne semblait s’en soucier.
Des hommes et des femmes armés se tenaient sur le balcon et partout dans la salle, attendant leurs ordres. Fendant cette foule, Choss eut le sentiment de nager à contre-courant dans un fleuve.
Don Jarrow lui jeta un coup d’œil puis s’intéressa de nouveau à la carte.
— Dans cette zone, je veux au moins deux personnes par toit, dit-il. Et dégottez-moi une dizaine de messagers supplémentaires. Prenez des Chacals de Fer-Blanc, s’il le faut. Tant qu’ils courent vite…
Don Jarrow regarda de nouveau Choss puis, d’un geste, fit signe à ses lieutenants de s’écarter pour lui laisser un peu d’intimité. Vargus ne bougea pas, mais tourna légèrement la tête pour garder Choss et Fray dans son champ de vision. La main sur la poignée de son épée, il jeta sur Choss un regard plein de… De suspicion, oui. À l’évidence, il ne lui faisait plus confiance.
— J’ai été furieux contre toi, dit don Jarrow. Avant de comprendre qu’elle nous a tous abusés et manipulés.
— Nous revenons du quartier des abattoirs, et…
— Elle était là ? coupa don Jarrow.
Il savait tout. Peut-être à cause de l’absence de sa femme, ou parce qu’elle lui avait laissé un mot. Quoi qu’il en soit, il n’y avait aucune raison de tourner autour du pot.
— Oui. Et Daxx l’accompagnait.
Don Jarrow fit la grimace.
— Aucune importance… Une vingtaine des nôtres seulement l’ont suivie. Même avec eux, don Kalbensham ne pourra pas se frotter à toutes les autres Familles. Selon les ordres de ma femme, ces chiens attaqueront d’abord ici, et nous saurons les recevoir.
— Il y a d’autres mauvaises nouvelles, dit Choss. Dońa Parvie et sa sœur se sont alliées au vieux don.
Don Jarrow en resta bouche bée. Pour cacher sa surprise, il se pencha sur la carte. L’heure n’était pas à montrer de la faiblesse. S’il se révélait incapable de protéger les siens, quelqu’un déciderait de prendre sa place pour essayer de faire mieux.
— Les hommes de Parvie ont rejoint la foule pendant que don Kalbensham la haranguait.
— Ces deux femmes ont toujours été des chiennes, marmonna don Jarrow. Elles parient sur la victoire du Morrinien. Sinon, elles seraient restées à l’écart pour compter les morts.
— À la place de nos ennemis, dit Choss, j’attaquerais ici et sur le territoire d’une autre Famille.
— Non, ils viendront tous ici, avec l’idée d’enrôler les gens qui pourraient être loyaux à ma femme. Ils tueront les autres puis passeront au territoire suivant.
— Ne pouvez-vous pas demander de l’aide aux autres dons ?
Don Jarrow réfléchit quelques instants.
— Don Lowell ne bougera pas le petit doigt. Il n’a pas survécu si longtemps en se mouillant… Barricadé dans son secteur, il en sortira quand tout aura brûlé autour. La Duchesse, elle, n’est pas pour les démonstrations de force. Elle se tiendra à l’écart et négociera pour sauver sa peau. Nous sommes seuls…
Don Jarrow étudia la carte, le front plissé.
Il y avait une suggestion évidente, mais personne, selon Choss, n’allait oser se lancer. À part lui… Déjà en disgrâce, que pouvait-il risquer de plus ?
— Et le Boucher ?
Don Jarrow fit d’abord mine de ne pas avoir entendu. Puis il leva des yeux brillants de colère.
Choss se rappela comment cet homme était arrivé là où il en était… Mais sa fureur ne dura pas. Pour sauver son territoire, il allait bien devoir accepter des compromis.
— Nous avons tous dit au Boucher de ne pas se mêler de nos affaires, souffla le don, et il a accepté. S’il nous aide, le prix sera élevé. Tu sais ce qui me surprend ? Tout ça ne ressemble pas à don Kalbensham.
— Ce n’est plus lui qui donne les ordres, intervint Fray en faisant un pas en avant.
— Qui est-ce ? demanda don Jarrow.
— Un ami nommé Fray. Il a un pouvoir… La magie.
Dès que ce mot eut quitté ses lèvres, Choss pensa avoir commis une erreur fatale. En un éclair, Vargus dégaina son épée et la plaqua sur la gorge de Fray.
Dans son dos, Choss entendit des archers et des arbalétriers se préparer à tirer.
— Nous sommes venus vous aider…, dit Fray.
Don Jarrow le foudroya du regard.
— Je ne te connais pas, fit-il, et le jugement de Choss n’a jamais été aussi peu fiable. Parle vite, avant que je perde patience.
— Don Kalbensham est mort. Quelqu’un a pris sa place.
— Impossible… Ses gens ne changeraient pas si vite d’allégeance.
— Ils ne savent pas… Leur nouveau chef est le sosie parfait du vieux don.
— C’est un jeu ? grogna don Jarrow. Une mauvaise blague ?
— Non, c’est la vérité, dit Choss. Grâce à sa magie, Fray voit certaines choses…
— Tu me déçois, Choss. Te faire avoir deux fois de suite !
L’ancien lutteur serra les mâchoires pour se forcer au calme.
— Fray, tu peux leur faire une démonstration ?
— Oui, si personne ne me coupe la gorge.
— Recule, Vargus, ordonna don Jarrow. Mais au premier geste suspect, décapite-le !
Vargus obéit. S’il le décidait, il tuerait Fray sans que Choss puisse intervenir. Vétéran ou pas, il était de loin le meilleur escrimeur de la ville.
— Alors ? demanda don Jarrow.
Très lentement, Fray sortit de sa poche un bandeau qu’il noua sur ses yeux. Puis il inclina la tête.
Dans un silence de mort, il ne se passa d’abord rien. Au bout d’un moment, don Jarrow perdit patience et ouvrit la bouche, mais Fray cria de douleur et se jeta à genoux.
— Vous avez tué un garçon, dit-il en désignant le don.
— C’est tout ce que tu as en magasin ? Mon vieux, j’en ai tué des dizaines.
— Vous étiez enfant… Il s’est noyé.
Don Jarrow recula de deux pas. Épée levée, Vargus avança vers Fray.
— Attends ! cria son chef.
La lame du garde du corps s’immobilisa à un pouce de la nuque de Fray. Les mains tremblantes, don Jarrow se laissa tomber dans un fauteuil.
— Laisse-le parler…
Vargus recula. Les yeux bandés, Fray ignorait sûrement combien il était passé près du désastre.
— Vous aviez neuf ans, et ce gamin vous maltraitait. Souvent, on vous lançait des pierres parce que vous n’aviez pas de père. Ça a duré des années…
Amplifiée par la magie, la voix de Fray s’entendait dans tout le théâtre.
— Un jour, il jouait avec des amis près du fleuve. Il est tombé à l’eau, mais aucun de ses copains ne savait nager, et ils l’ont abandonné, paniqués.
Pâle comme un mort, don Jarrow saisit sa main gauche avec la droite pour l’empêcher de trembler.
— Comment sais-tu ça ? demanda-t-il.
Mais Fray n’en avait pas terminé.
— Il a tenté de s’en sortir, mais en vain. Puis il vous a vu et vous a appelé au secours. Vous étiez un bon nageur, et il le savait. Mais vous l’avez regardé mourir. On a retrouvé son corps trois jours après…
— Comment ? répéta don Jarrow.
Fray retira son bandeau. Malgré les ordres du don, des archers bandèrent leur arc et d’autres hommes dégainèrent leur épée.
Les yeux bleus de Fray avaient tourné à l’ambre et brillaient comme de petits soleils.
— Je sais parce que le spectre de cet enfant vient de me parler. Je le vois très clairement, derrière vous. Il ne vous quitte jamais, coincé ici sans pouvoir accéder au monde d’après. Il y a d’autres fantômes, mais c’est le plus ancien…
Fray se tourna vers la foule, qui en murmura de terreur.
— Je vois dans le cœur des hommes, et je peux parler aux morts condamnés à rester ici. Ce théâtre est bondé de spectres qui crient vengeance pour le mal que vous leur avez tous fait !
Les mots de Fray n’auraient sûrement pas suffi à ébranler ces criminels endurcis, mais son regard, en revanche… Tous s’en détournèrent, craignant de voir leurs péchés s’y refléter. Tous sauf Vargus, qui eut un petit sourire amusé.
— Don Kalbensham est mort, dit Fray. Un Mage de Chair a pris sa place. Il a distribué aux soldats du Morrinien et de dońa Parvie un venthe empoisonné qui les rendra fous. Contre vous, ils lutteront jusqu’à la mort. Si vous ne me croyez pas, pensez à ce qui est arrivé à l’arène, et imaginez que ça se passe partout en ville.
— Peut-on encore les tuer ? demanda don Jarrow.
Choss ne l’avait jamais vu bouleversé à ce point. Mais il se reprenait déjà, et sa main ne tremblait plus.
— Oui, mais la douleur ne les atteindra pas.
— Que cherche ce Mage de Chair ?
— Il se fiche de vos territoires et de tout le reste. Il lui faut un massacre pour alimenter son pouvoir. S’il a ce qu’il veut, cette ville sera mise à feu et à sang. Des milliers de morts…
— Don Jarrow, nous devons prévenir les autres Familles, dit Choss. Même si elles ne s’allient pas à vous, il faut qu’elles sachent.
Le don fit signe à ses gens d’attendre et se mit à réfléchir. Dans une atmosphère moins tendue, Vargus rengaina son épée.
Fray ferma les yeux. Quand il les rouvrit, ils étaient redevenus normaux. Ça apaisa un peu les voyous, qui continuèrent pourtant à le regarder avec méfiance. Un type qui savait combien de fantômes ils traînaient avec eux…
— Je vais avertir les autres Familles, dit enfin don Jarrow.
Il se leva, approcha de la table et rédigea des messages.
— Ça ne servira peut-être à rien, mais au moins, je l’aurai fait… Qu’on convoque des messagers !
Sur ces mots, le théâtre recommença à grouiller d’activité.
— Il faut frapper au cœur ou à la tête, dit Choss aux Chacals d’Or et d’Argent qui l’entouraient. S’ils sont aussi fous que des Morriniens, rien d’autre ne les arrêtera. Faites passer le mot.
Les Chacals obéirent et quelques-uns sortirent pour aller avertir les sentinelles.
Quelques minutes plus tard, les messagers se présentèrent puis repartirent, certains avec un mot pour les autres Familles et d’autres avec un avertissement pour les gens de don Jarrow, où qu’ils soient.
Deux estafettes reçurent une note adressée au Boucher. Don Jarrow l’avait rédigée à contrecœur, mais s’il voulait survivre, il n’avait pas le choix.
Dans l’agitation ambiante, plus personne ne s’intéressa à la table centrale. Un instant, don Jarrow ferma les yeux et Choss lut de la tristesse sur son visage. Une fraction de seconde ! Toute la culpabilité qu’il traînait avec lui, sans doute… Ou était-ce à cause de sa femme, qui l’avait trahi après tant d’années ?
Redevenu un homme de fer sans pitié, le don rouvrit les yeux et les braqua sur Choss.
— Je serais content que tu combattes pour moi, dit-il.
Une manière détournée de s’excuser, comprit l’ancien lutteur.
— Désolé, mais on a besoin de moi ailleurs.
— Dans ce cas, puisse la Mère Bénie te protéger…
Sur un dernier sourire, don Jarrow se tourna vers sa carte.
Quand Fray et Choss eurent fendu la foule et passé les portes, ils découvrirent que les sentinelles n’étaient plus dans la même disposition envers eux. Tout soupçon envolé, on leur rendit leurs armes et si le jeune homme eut droit à quelques regards hostiles, ce fut exclusivement dans son dos.
— Quelle remarquable performance ! lança une voix féminine.
L’entendre arracha un sourire à Choss.
Une petite femme au sourire malicieux approcha des deux hommes. Des bottes de cuir noir, un pantalon assorti et un gilet sombre sur un chemisier blanc, elle ne ressemblait pas aux autres soldats de don Jarrow. Dans un baudrier, elle portait quatre couteaux identiques et une paire de gants pliés dépassait de son ceinturon.
Au son de sa voix, remarqua Fray, Choss s’était détendu, allant même jusqu’à sourire. Le jeune homme, lui, éprouva soudain une étrange sensation. Comme le lui avait appris Éloïse, il étendit ses perceptions sans faire appel à sa magie.
— Par le Créateur…, souffla-t-il en reculant d’un pas.
— Munroe, demanda Choss, que lui as-tu fait ?
— Rien du tout.
— Fray, ça va ?
Sans répondre, le jeune homme invoqua son pouvoir. Des pulsations retentirent dans sa tête, plus fortes que tout ce qu’il avait entendu jusque-là. Levant les yeux sur Munroe, il en resta bouche bée de surprise.
Alors que le Mage de Chair était un trou noir, cette femme diffusait une lumière dorée si vive qu’il en eut mal aux yeux. Cette aura la métamorphosait en une entité si majestueuse qu’on en avait le cœur serré. En même temps que les pulsations, des vagues d’énergie se déversaient d’elle, surchargeant de pouvoir l’air ambiant. Le lien entre Munroe et la Source était le plus fort qu’il ait jamais senti.
— Vous êtes magnifique…, dit-il.
Une piètre façon d’exprimer ce qu’il ressentait.
— Tu n’es pas mal non plus, répliqua Munroe.
Lentement, Fray relâcha sa magie. Comme s’il avait tranché une partie de son âme pour la ranger dans un coffre, il mit un moment à retrouver son intégrité. Sur ses joues, des larmes ruisselaient…
— Que s’est-il passé ? demanda Choss.
— Ne vous… ne t’est-il jamais arrivé quelque chose d’étrange ? demanda Fray à Munroe. Un processus incontrôlable ?
— Une ou deux fois, oui, railla la jeune femme. Pourquoi cette question ?
— Je sens la magie des autres… Ta connexion à la Source est si puissante…
— Pardon ?
— Tu as le don ! Et on peut t’apprendre à le contrôler !
Munroe dévisagea Fray… puis elle éclata de rire – un son mélodieux qui fit se hérisser les cheveux de Fray. Pliée en deux, la jeune femme eut une quinte de toux, et Choss dut lui tapoter le dos. Elle finit par se calmer, non sans mal.
Prenant la tête de Fray, qui en resta comme deux ronds de flan, elle lui posa un baiser sur les lèvres. Puis elle s’écarta de lui et soupira :
— Je m’en doutais…
Munroe parla de son pouvoir et de toutes les horreurs qui lui arrivaient depuis qu’il s’était manifesté.
— Si je ne fais rien, ça devient encore pire. Alors, je partage ma malchance avec les joueurs. Don Jarrow en est ravi.
— Ce n’est pas obligatoirement de la malchance. Tu peux la maîtriser et en faire ce que tu veux. Quand nous reviendrons, j’aimerais te présenter quelqu’un.
— Quand vous reviendrez d’où, Choss ?
— D’être allés tuer don Kalbensham, répondit l’ancien lutteur.
Fray ne lui avait pas expliqué en détail ce que risquait la ville, et il n’avait pas demandé. Ce qu’il savait suffisait.
— Dans ce cas, je viens avec vous, lâcha Munroe.
— Une mauvaise idée, mon amie… C’est trop dangereux.
Munroe foudroya du regard l’ancien lutteur, qui s’en moqua comme d’une guigne.
— Je ne t’ai pas soigné pour rester ensuite les bras ballants. Surtout maintenant, alors que nous pouvons avoir un avenir commun.
Après avoir découvert l’étendue du pouvoir de la jeune femme, Fray était pour qu’elle les accompagne. Mais il n’intervint pas. Entre ces deux-là, il y avait un lien qui le dépassait.
— Jure au moins d’être prudente, capitula Choss.
— C’est promis…
— À nous trois, dit Fray, nous devrions être capables d’aller jusqu’en enfer.
— Nous quatre, corrigea Choss. Quelqu’un d’autre sera de la partie.
L’ancien lutteur guida ses deux compagnons dans les rues, sortit du territoire de don Jarrow et se dirigea vers les quais. Ramassant une demi-douzaine de pierres, il alla se camper au bout d’une jetée, sa silhouette éclairée par des torches projetant une ombre étirée sur les eaux. À marée basse, la mer était calme – une vaste étendue huileuse.
À une heure si tardive, même les quais dormaient. Tous les navires au mouillage, les seuls bruits montaient des tavernes. Les échos d’un monde de joie et de musique qui semblait irréel et si lointain… Les fêtards ignoraient tout du Mage de Chair et du fléau qu’il s’apprêtait à lancer sur le monde. Contre ce désastre, la ville ne résisterait pas plus de quelques heures…
Choss lança ses pierres dans la mer, aussi loin qu’il put. Elles créèrent une onde de choc circulaire qui s’étendit avant de disparaître. Puis l’ancien lutteur revint auprès de ses compagnons.
Fray entendit un murmure, comme si une créature nageait sous l’eau. Le rebord du quai grinça, il y eut un bruit sourd, et deux énormes mains vertes s’y accrochèrent. La tête bosselée d’un Vorga suivit, puis tout son corps, comme si la mer venait de lui donner la vie.
Une fois debout, le Vorga se révéla aussi grand que Choss – soit largement plus de six pieds et demi – auquel il « sourit » en dévoilant ses dents d’une étrange façon.
— L’heure est venue ? demanda-t-il d’une voix plus douce qu’on aurait pu le croire.
— Oui, mon vieil ami, répondit Choss. Nous partons en guerre.
Fray frissonna de terreur. En guerre, oui, et jusqu’à la mort.