Chapitre 37

Il y avait longtemps que Katja n’avait pas été si bien habillée et sujette à autant d’attentions de la part d’un homme. Heureux d’avoir retrouvé son fils, le seigneur Mullbrook jouait son rôle avec enthousiasme. Au moment d’entrer dans le carrosse, quand il lui avait offert son bras, l’espionne s’était étonnée quelques instants. Puis ses notions du protocole avaient repris le dessus. Cela dit, le seigneur portait encore beau et il avait dû avoir un succès fou dans sa jeunesse.

— Tout ira bien, dit-il à sa compagne.

En chemin, il lui décrivit les différentes étapes d’une soirée de ce genre.

— Quand tous les invités seront là, nous aurons environ une heure pour prendre l’apéritif.

Katja jeta un coup d’œil à ses escarpins. Des merveilles, mais pas idéales pour courir. D’un coup sec, elle s’en débarrassa puis les remit.

— Et après ?

— On annoncera que le banquet est servi, et avec tant de convives, ça durera des heures.

Au début, Katja pensait que Rodann l’avait introduite au palais pour qu’elle participe au complot. À présent, elle ne le croyait plus. Ce type ne lui faisait pas confiance, et il voulait qu’elle soit à la vue de tous, pour ne pas pouvoir s’opposer à ses sombres desseins. À moins qu’il ait décidé que ce serait elle, le bouc émissaire…

— À part les gardes royaux, personne n’a le droit de porter une arme au palais, rappela le seigneur. (Il désigna le collier.) Alors, ne t’en sers qu’en cas d’urgence. Tu n’as rien d’autre, j’espère ?

— Non, bien entendu…

Katja avait dû renoncer à ses couteaux, mais elle avait gardé la lame fixée à sa cuisse. La robe de la défunte dame Mullbrook, plutôt moulante, ne permettait pas de cacher toute une panoplie, mais aucun garde n’aurait l’audace de la fouiller au corps.

Bercée par le bruit des sabots et le roulis du carrosse, Katja s’assoupit. Quand elle se réveilla en sursaut, ce fut pour découvrir par la fenêtre le portail du palais dont la massive silhouette se découpait à l’arrière-plan. Après une courte conversation, les sentinelles laissèrent passer le carrosse qui avança dans la cour d’honneur.

— Il risque d’y avoir des regards en coin et des murmures, dit le seigneur. Je vous suggère de les ignorer.

— Pourquoi attirerions-nous l’attention ?

— Je suis veuf depuis peu et c’est la première fois que je serai accompagné.

— Et après ?

— Eh bien, vous êtes beaucoup plus jeune que moi, et je suis… disons, fortuné. Les gens pourraient se méprendre.

— Si c’est ainsi, donnons-leur de bonnes raisons de médire, fit Katja en tapotant le genou de son chevalier servant.

— Très chère, si j’avais trente ans de moins, je vous offrirai une nuit inoubliable.

— Vous n’êtes pas si vieux… Je suis sûre que vous pourriez m’en apprendre beaucoup…

À point nommé pour le seigneur, qui rosissait d’embarras, le carrosse s’arrêta de nouveau et la portière s’ouvrit pour révéler un serviteur du palais. Avec un sourire un peu forcé, le seigneur Mullbrook sauta au sol puis offrit sa main à Katja. Lentement, pour ne pas s’emmêler les pinceaux dans sa robe, l’espionne rejoignit son cavalier.

Plusieurs couples étaient en train de descendre d’une série d’autres véhicules. Tous saluèrent Mullbrook avant d’examiner Katja de la tête aux pieds.

L’espionne ravala une ou deux remarques cinglantes. Mullbrook se montrait très coopératif, alors pourquoi le mettre dans une mauvaise situation ? Pour un soir, elle devait frayer avec ces gens. Lui, il ne fréquentait qu’eux à longueur d’année.

Derrière les autres invités, ils traversèrent le jardin puis firent la queue devant les portes. Des sentinelles patrouillaient partout et des gardes scrutèrent attentivement les invités.

Sans les fouiller, par bonheur.

En général, une personne armée se comportait d’une manière aisément repérable. Par exemple, elle posait souvent une main sur sa hanche pour empêcher le fourreau de son épée de la faire trébucher. Devant Katja, plusieurs hommes semblaient ne pas trop savoir que faire de leur main libre – l’autre bras étant consacré à leur compagne. Décontractée comme si elle n’avait pas remarqué qu’on l’observait, Katja désigna un parterre de fleurs et se perdit en commentaires sur leur beauté.

À la porte, un serviteur chauve assez âgé jeta à peine un regard à l’invitation avant d’inviter le seigneur Mullbrook et sa compagne à entrer.

— Grand sourire…, souffla le seigneur.

— Messire Mullbrook et dame Katja Smallwood, annonça le héraut, si fort que les oreilles de l’espionne en bourdonnèrent.

Les invités déjà présents ne tournèrent pas la tête, à l’exception d’une demi-douzaine de curieux. Quelques fronts se plissèrent, mais dans un tel environnement, les choses n’iraient pas plus loin. Pour en savoir davantage, les plus audacieux viendraient leur faire la conversation.

Mullbrook n’avait pas choisi par hasard le nom de « Smallwood ». Cette maison noble mineure et peu fortunée ne s’aventurait jamais dans la capitale. Du coup, la couverture de Katja ne risquait rien.

Même si elle n’était guère informée des méandres de la politique de cour, Katja reconnut plusieurs personnes. Regroupés par niveau social, ces gens se regardaient de travers et se surveillaient, comme s’ils envisageaient de se sauter à la gorge. Mais bien entendu, ils ne le faisaient jamais.

Un jeu complexe qui n’intéressait en rien Katja… Scrutant la foule, elle ne vit ni Rodann ni Teigan parmi les invités ou les serviteurs qui leur proposaient à boire.

— Vous avez un peu de temps…, souffla le seigneur Mullbrook sans cesser de sourire et de saluer ses pairs. Mais revenez dès que vous entendrez sonner la cloche du banquet.

— Merci pour tout.

Mullbrook s’écarta et baisa la main de sa cavalière.

— Bonne chance, souffla-t-il avant de s’enfoncer dans la foule.

Katja se dirigea dans la direction opposée, vers une grande salle de bal.

Elle passa devant une porte d’où émergeaient des hordes de serviteurs puis franchit une arche qui donnait sur un long corridor. Enfin seule, elle marcha plusieurs minutes.

Bien qu’elle eût mémorisé le plan du palais fourni par Roza, il lui fallut un moment pour s’orienter. À la place de Rodann ou de Teigan, elle aurait choisi une position sûre mais assez proche de la salle de banquet pour pouvoir observer les événements.

Son périple ne lui apprit rien, sinon que plusieurs cages d’escalier étaient dissimulées derrière des paravents ou des tapisseries usées. Des passages de service, pour que les domestiques ne traînent pas trop dans les jambes des invités. Elle en choisit un, s’y engagea et descendit lentement, l’oreille tendue. Environ à mi-chemin, elle entendit une femme crier devant elle, sa voix se répercutant le long des murs de pierre.

Faire demi-tour ou se cacher dans une alcôve ? Hésitant entre ces options, Katja n’en choisit aucune et improvisa quelques excuses vaseuses au cas où une servante aurait l’audace de lui demander ce qu’elle fichait là.

Au pied de l’escalier, elle découvrit une très jeune femme assise sur la dernière marche. Vêtue de la livrée gris et blanc du palais, elle pleurait à chaudes larmes, eut une crise de hoquet puis recommença de plus belle.

Katja fit claquer ses semelles sur les ultimes marches. Alertée, la fille se releva d’un bond.

— Que t’arrive-t-il ? demanda l’espionne avant que la servante ait l’idée de l’interroger.

La fille tenta en vain de parler puis désigna le couloir. Après lui avoir souri, Katja avança.

Au bout du corridor, elle aperçut un cercle de serviteurs d’où montaient des murmures affligés. Accablés, ces gens haussaient les épaules ou secouaient la tête.

En approchant, Katja ne vit pas grand-chose à part la porte d’une salle. Des odeurs alléchantes montant à ses narines, elle entendit des crépitements de flammes et des grincements de broche. Les cuisines principales, donc…

— Quelqu’un est blessé ? demanda-t-elle.

Une solide femme aux bras musclés répondit sans se retourner :

— C’est plus grave. Elle est morte.

— Quand est-ce arrivé ?

— À l’instant. Elle a porté les mains à sa gorge, puis elle s’est écroulée.

— Le cuisinier dit que c’est du poison…, souffla une autre femme.

— Ou quelque chose coincé dans sa gorge, modéra un homme. Mon cousin s’est étranglé avec une arête.

— Et il avait de la bave bleue aux coins des lèvres ? demanda une quatrième personne.

— C’était bien du poison, annonça Katja.

Son assurance lui valut quelques regards intrigués. Dès qu’ils virent qu’elle n’était pas des leurs, les domestiques s’écartèrent comme si elle avait la peste.

— Je suis médecin… Laissez-moi passer.

Au centre des immenses cuisines, une grande table était couverte de plats à divers stades de leur préparation. Des rôtis tournaient sur leur broche et des chaudrons bouillonnaient sous l’œil attentif des filles de cuisine. Enfin, pas si attentif que ça, mais on pouvait remuer d’une main tout en suivant du regard les événements.

Deux grandes arches menaient à la section suivante des cuisines. Une cinquantaine de personnes se massaient sous la première, autour du cadavre d’une femme au visage couvert d’un tablier. Katja s’agenouilla et le souleva avant qu’on ait pu l’en empêcher.

C’était Marcella, la conspiratrice au visage de musaraigne. Morte dans d’atroces souffrances et terrorisée. Une main sur la poitrine, elle tendait l’autre comme pour implorer du secours. Aux coins de ses lèvres, la fameuse bave bleue commençait à sécher.

Marcella n’était pas vêtue comme les autres domestiques. S’ils étaient bouleversés, les gens qui l’entouraient ne semblaient pas chagrinés.

— Qui est-ce ? demanda Katja.

— Un extra, répondit un type émacié qui brandissait une louche. Pour un banquet de cette importance, le cuisinier en engage toujours. Son mari et elle sont de Seveldrom. Ils devaient s’occuper de nourrir les gardes royaux et les guerriers de Talandra.

Katja eut un frisson glacé.

— Où est la nourriture qu’ils ont apportée ? Quelqu’un en a mangé ?

— Non, répondit l’homme à la louche. Nous avons pensé que la viande était contaminée. Le boucher l’a emportée.

La peur remplacée par un autre sentiment, Katja se releva. Avant qu’elle ait posé la question, le type lui désigna la seconde arche.

Katja la franchit et se retrouva dans la boulangerie, où les gens se remettaient déjà au travail. Au-delà d’une autre arche, c’était la section des desserts.

Katja traversa les cuisines aussi vite qu’elle put – avec la robe et les escarpins, ça ne fut pas facile – et se retrouva devant une porte ouverte.

Dans la cour, un colosse chauve et tatoué de Seveldrom chargeait des quartiers de viande dans un chariot. Une bâche couvrait ce qui semblait être une silhouette. Alors que le type continuait sa tâche, Katja approcha, la souleva et découvrit le cadavre de Borren, l’époux de Marcella. Lui aussi avait de la mousse bleue aux coins des lèvres. Terrorisé comme sa femme, il avait en outre plusieurs doigts cassés.

— Vous êtes le Boucher, pas vrai ? demanda Katja au colosse. C’est Roza qui vous envoie ?

L’homme ne daigna pas répondre.

— Pendant la guerre, Talandra s’est fait beaucoup d’ennemis. Seveldrom a gagné et les gens d’ici ont perdu. Leurs dirigeants étaient victimes d’un chantage ou menacés d’exécution, mais ils l’ont oublié. Tout ce qu’ils savent, c’est que beaucoup de Yerskaniens sont morts durant le conflit – à cause d’ordres donnés à ses soldats par Talandra.

— Le discours de Rodann, oui…

— Les gens ont perdu des parents et des amis. Ils redoutent ce que Talandra pourrait leur faire dans l’avenir, après ce qu’elle leur a infligé par le passé. Ils s’inquiètent de son influence sur la reine Morganse et ils ne veulent plus vivre sous le joug d’une puissance étrangère, comme au temps du Roi Fou.

— Absurde ! Ne voient-ils pas tout le bien que fait Talandra ? Elle ne ménage pas ses efforts pour préserver la paix. C’est en partie pour ça que je suis ici.

À la fin de la guerre, lors d’une purge, tous les Élus avaient été tués – ainsi que bon nombre d’agents d’autres pays. Perizzi étant brièvement une ville ouverte, Talandra y avait envoyé des gens comme Katja. Le temps que les autres nations réagissent, ces espions faisaient pour ainsi dire partie des meubles. Meilleur était le renseignement et plus on pouvait éviter que des querelles s’enveniment et tournent à la guerre.

— C’est vrai, concéda le Boucher, mais en dépit de la guerre et de tout le reste, les Familles sont restées telles qu’en elles-mêmes. Elles sont soupçonneuses et prudentes, donc on ne pouvait pas espérer les infiltrer en un clin d’œil. Un travail de longue haleine…

— Vous servez toujours Talandra, dit Katja.

— Ma loyauté reste la même… Le roi Matthias est mort assassiné alors que je travaillais pour Talandra. Dans l’ombre, je suis mieux placé pour faire en sorte qu’un tel drame ne se reproduise pas.

Stupéfaite, Katja tenta de mesurer ce que cet homme avait sacrifié avec pour seul objectif de protéger leur reine. Doté d’une réputation terrible, le Boucher, comme elle, faisait désormais partie du paysage de Perizzi.

— Aucun des gardes royaux de Talandra n’a ingéré de poison, précisa le Boucher. Je leur ai fait livrer à la place un festin inoffensif. À cause du poison, ils seraient devenus fous furieux et ils auraient tué Morganse. Cette partie du plan ayant échoué, que va faire Rodann ?

Katja secoua la tête et baissa les yeux sur la dépouille de Borren.

— Il ne savait rien, dit le Boucher.

— La méthode de Rodann… Il compartimente, parce qu’il ne se fie à personne.

 

Lorsque Katja émergea dans le grand hall, les derniers invités venaient d’arriver et on refermait les portes derrière eux. L’espionne se mêla à la foule et sonda tous les visages, en quête de quelqu’un de familier. Elle repéra dans un coin le seigneur Mullbrook, en grande conversation avec une femme aux cheveux noirs et au long visage en forme de sablier.

Alors qu’elle se tournait pour prendre un verre sur le plateau offert par une servante, Katja aperçut un visage du coin de l’œil. Espérance, vêtue d’une robe bleue « dos nu » aussi bien coupée que celle de toutes les dames de l’assistance. Des bijoux aux oreilles, autour du cou et à tous les doigts, elle faisait pourtant parente pauvre comparée à certaines frimeuses scintillantes.

Les invités, Katja l’aurait juré, ignoraient qui était vraiment cette femme. Comme ils ne la dévisageaient pas ouvertement, on pouvait supposer qu’elle faisait partie des habitués de ce genre de festin.

Alors que la complice de Rodann s’éloignait pour aller parler à un autre noble, Mullbrook repéra à son tour Katja et l’interrogea du regard. Elle secoua la tête, plissa le front et reprit son examen de la foule. Une partie du plan avait échoué, mais la suite était en cours. À la place de Rodann, elle aurait prévu plusieurs variantes, au cas où quelque chose tournerait mal.

Mais comment deviner lesquelles ? Un peu abattue, Katja aperçut enfin une tête connue. Lizbeth… En livrée du palais, elle serait passée inaperçue, n’étaient ses gants. Aucun des autres serviteurs n’en portait. Mais les mains de Lizbeth, se souvint Katja, étaient calleuses à force de briquer les sols. L’âme sensible, les invités auraient pu en être choqués.

Katja avança en gardant Lizbeth dans son champ de vision mais sans qu’elle puisse la repérer. C’était incontestablement elle. Sans doute employée dans une maison noble, elle avait été engagée comme extra par l’entremise de Rodann.

Près de Katja, un vieux type éclata de rire, s’attirant pas mal de regards. Les mains tremblantes, Lizbeth collectait des verres vides. Sursautant, elle regarda autour d’elle pour voir ce qui se passait.

Son regard croisa celui de Katja. Une seconde après, elle tendit son plateau à une autre servante puis sortit au pas de course du grand hall, l’espionne sur les talons.