Quand on tapa doucement à sa porte, Morganse leva les yeux de son bureau. Avant même que le battant s’ouvre, elle devina l’identité de son visiteur et sourit.
— Entre ! lança-t-elle.
Poe, son héraut vieillissant, fit deux ou trois pas dans la pièce. Quand elle était encore enfant, longtemps avant de monter sur le trône, le petit homme servait déjà la famille royale. Et dès qu’elle lui parlait d’une retraite bien méritée, il refusait avec ce qui lui restait de vigueur.
Adultes depuis longtemps, ses enfants avaient quitté le pays et il était veuf depuis des années. Plus ou moins gâteux, la plupart de ses amis avaient du mal à se remémorer leur propre nom. Selon Poe, continuer à travailler permettait de garder l’esprit vif. Morganse ne lui donnait pas tort, d’autant plus qu’il faisait presque partie de la famille – la chose la plus importante à ses yeux, et de très loin.
— La Duchesse de Marrowood et de Penk ! annonça le vieil homme.
— Cousine…, salua la Duchesse en entrant.
Vêtue d’une somptueuse robe grise, ses cheveux roux en chignon, la parente de la reine faisait illusion. Mais sous une épaisse couche de maquillage, on voyait ses yeux cernés.
— Comment vas-tu, Bella ?
Morganse prit les mains de sa cousine entre les siennes puis lui fit signe de s’asseoir avec elle devant la cheminée.
— Il fait un peu froid, Poe.
— Sa Majesté veut que je fasse du feu ?
Morganse échangea un regard avec sa cousine.
— Je suis sûre que tu as plus urgent à faire, répondit Bella avec un de ses plus beaux sourires.
— Si tu nous envoyais un jeune garde pour s’en occuper ? proposa Morganse avec un regard malicieux pour sa cousine. Le capitaine Cole, par exemple. Il est très bien bâti, ce gaillard…
— À vos ordres, Majesté, fit Poe en se retirant.
— Tu ne me laisseras jamais oublier ça, pas vrai ? lança Bella quand Poe fut sorti. J’ai parlé de Cole une fois, il y a très longtemps…
Morganse sourit.
— Sais-tu qu’il est veuf depuis déjà cinq ans ?
— Oublie ça, cousine… Il doit avoir les cheveux gris, aujourd’hui.
— Comme nous tous… ou presque.
Morganse se passa une main sur les cheveux puis regarda la chevelure rousse parfaite de Bella.
— Comment ça se passe en ville ? demanda la Duchesse histoire de changer de sujet.
— Le calme revient… Nous comptons encore les morts et il sera impossible de cacher la vérité. La guerre entre les Familles a bon dos, mais trop de gens ont vu d’étranges lumières et entendu des sons bizarres. Ils savent, pour la magie…
— La magie, oui… Dangereuse et imprévisible…
— Surtout entre de mauvaises mains… Comment vas-tu, cousine ? Tu as l’air fatiguée.
— Ce fut une très longue nuit…
— Je sais… Combien de Chacals as-tu perdus ?
— Pardon ?
— J’ai des soupçons depuis longtemps… J’entendais des rumeurs au sujet d’une « Duchesse », mais il m’a fallu attendre ces derniers jours pour être sûre. Tu diriges une Famille !
Bella voulut se défendre, mais la reine leva une main.
— N’essaie pas de me mentir. C’est perdu d’avance, parce que je sais tout.
La Duchesse dévisagea Morganse. Puis elle soupira et tourna la tête vers la cheminée.
— Mon crétin de mari est mort en me laissant une montagne de dettes… Sa passion des cartes ! Tout le monde m’a témoigné de la compassion, mais personne n’a bougé le petit doigt pour moi. J’ai commencé modestement, avec un tripot. Puis j’en ai acheté d’autres. Mes affaires se développant, j’ai eu la possibilité de mettre la main sur une Famille.
— Si tu étais venue me voir, au moment de ton veuvage, tout aurait été différent.
Bella eut un rire amer.
— Pourquoi voudrais-je changer quoi que ce soit ?
— N’est-ce pas pour ça que tu as provoqué cette guerre entre les Familles ? Après la guerre, tu as détesté me voir revenir sur le trône.
Les yeux ronds, Bella tourna la tête vers Morganse.
— Je te l’ai dit, je sais tout…
— Tu as capitulé devant ce fou de Taïkon ! Ainsi, il a envoyé à la mort des milliers de nos compatriotes.
— Je n’ai pas capitulé… Il a exigé que je renonce au trône.
— Et tu l’as fait ! cria la Duchesse. Des milliers de morts, sans que tu bronches ! Notre ville infestée de fanatiques, sans que tu bronches ! Il a fallu que le peuple se soulève pour recouvrer sa liberté. Tu ne mérites pas de porter la couronne !
— Tu prétends chérir le peuple, mais sais-tu seulement combien de malheureux sont morts à cause de ta guerre des Familles ? Tu as fait ça pour toi. Histoire d’avoir ma peau et de me remplacer.
— Était-ce une si mauvaise idée que ça ? Tes sujets n’ont plus confiance en toi. Alors que tu es incapable de maintenir l’ordre à Perizzi, comment te croiraient-ils qualifiée pour diriger le pays ?
Après des années passées à la tête d’une Famille, Bella avait accumulé une incroyable fortune. En mesure de corrompre, de manipuler ou de contraire la plupart des nobles, elle aurait été parfaitement placée sur la liste des prétendantes au trône.
Plus important encore, elle en savait long sur les vices secrets des nobles et des citoyens de premier plan – tous tentés, à un moment ou à un autre, d’aller s’encanailler dans les bas-fonds. Le trône vide, Seveldrom accusé du meurtre de Morganse, Bella serait apparue comme la femme providentielle.
Du coup, elle aurait régné sur le pays pendant que sa complice, dońa Jarrow, aurait dirigé les Familles.
— Au fait, dońa Jarrow est morte, lâcha Morganse.
— Je m’en doutais… Fuir n’était pas son genre, donc…
— Comment l’as-tu connue ?
— Quand j’ai mis la main sur mon premier tripot, elle tenait le bordel du coin. Nous avons vite signé un arrangement. Ensuite, nous sommes restées en contact.
— Et le Mage de Chair ?
— C’est donc ainsi qu’on l’appelle ? Eh bien, c’était une idée de Sabina. Elle l’a engagé pour qu’il l’aide à se débarrasser des autres Familles. Selon elle, ça devait fonctionner, mais j’avais des doutes…
Sans s’annoncer ni attendre qu’on l’y invite, le capitaine Cole entra dans la pièce.
— Capitaine, vous vous souvenez de ma cousine, la Duchesse de Marrowood et de Penk ?
— Majesté, Votre Grâce…, dit l’officier en s’inclinant.
Bella dévisagea Cole.
— Adem, vous avez les tempes grises, désormais… Et ça vous va très bien.
— Merci, Votre Grâce.
— Toujours cette exquise politesse… Morganse, que va-t-il se passer, à présent ?
— Tu le devines, n’est-ce pas ? La trahison se paie au prix fort.
— Si vous voulez bien me suivre, Duchesse, dit Cole en désignant la porte.
Armes au fourreau, des gardes attendaient dans le couloir.
Bella baissa les yeux et lissa le devant de sa robe grise. La prochaine qu’elle porterait serait de la même couleur, mais pas en soie… Bien que la dernière pendaison remontât à très longtemps, car ce châtiment sanctionnait uniquement la félonie, ériger une potence n’avait pas pris bien longtemps.
L’exécution ne serait pas publique. Une forme de clémence, quand on ôtait la vie à quelqu’un d’une manière si vulgaire. Et une prudence élémentaire, aussi… Après les dégâts provoqués par le Mage de Chair et la guerre des Familles, inutile d’ajouter au ressentiment du peuple ou de flatter ses bas instincts.
Avant de sortir, Bella jeta un regard circulaire à la pièce qui aurait pu lui appartenir, si les choses avaient tourné différemment. Puis, droite comme un « i », elle suivit Cole.
Dès qu’elle fut partie, Poe revint auprès de la reine.
— Dois-je faire du feu ? demanda-t-il.
Morganse était gelée, mais ça n’avait rien à voir avec la température.
— Non, ça ira. Merci, Poe.
— Elle a toujours été jalouse, Majesté. Même quand vous étiez enfants. Dès que vous aviez un jouet, elle en voulait deux – aussi chers et clinquants.
Le héraut sortit, laissant sa reine contempler le fauteuil vide, en face d’elle. Qu’aurait-elle pu faire pour empêcher qu’on en arrive là ? Et Bella avait-elle raison, au sujet du peuple ? Ne faisait-il vraiment plus confiance à sa reine ?
Seul le temps permettrait de le dire…
Des gens travaillaient déjà afin d’éviter que d’autres conspirations de ce type se produisent. Mais une multitude de problèmes se posaient, et Morganse ne pouvait en aucun cas s’endormir sur ses lauriers.