Axi con cel c’anan erra la via
que deu tener, can va ab nit escura,
e te cami mal e brau, qui l’atura,
e no sab loc ne cami on se sia,
sufren mal temps ab regart de morir,
soy eu, c’anar no pusc, per que desir
que vis fenir la nit, començan l’alba.
«Ainsi que celui qui en marchant s’écarte du chemin
qu’il doit suivre, quand il va dans la nuit obscure,
et prend un chemin mauvais et rude, qui le retient,
et ne sait pas dans quel lieu ni quel chemin il est,
supportant le mauvais temps avec le danger de mourir,
(ainsi) je suis, ne pouvant avancer, et pour cela je désire
voir finir la nuit, quand l’aube commence.»
CERVERÍ DE GIRONA – GUILLEM DE CERVERA.
Un à un, les vassaux de la Moure quittaient le château emportant avec eux le secret de leur opinion sur la révolte des écuyers et sur la décision qu’ils prendraient si on les incitait à se révolter eux-mêmes. Les suzerains les avaient retenus plusieurs jours pendant lesquels s’étaient multipliés les chasses, les jeux et les festins de manière à renforcer les liens créés par l’hommage. Pendant qu’Arnaut s’était efforcé de s’occuper de chacun, laissant à un ancien le plaisir de forcer le cerf qui lui revenait ou flattant l’une ou l’autre des épouses par un chant courtois, Azalaïs en avait fait autant de son côté. Elle avait répondu à toutes les curiosités, décrit sans se lasser les fêtes de Poitiers, les vêtements des dames, la conduite scandaleuse de la vicomtesse de Châtellerault – qui suscitait beaucoup d’intérêt – et la vie pieuse de Philippa – que l’on écoutait poliment. Le vieux Guilhèm aussi avait fait sa part, et elle n’était pas négligeable puisqu’il s’était chargé de faire comprendre à ses vieux compagnons que l’on serait indulgent avec les rebelles s’ils s’amendaient. Il avait dû parler à mots couverts en faisant preuve de beaucoup de diplomatie, car personne, pendant ces quelques jours, n’avait clairement mentionné ce qui faisait la préoccupation de tous et on s’était comporté comme si aucun événement déplorable ne s’était produit. Même les évidents préparatifs de guerre, dont Arnaut espérait qu’ils seraient suffisamment dissuasifs, n’avaient pas fait l’objet de commentaires. En effet, les seigneurs de la Moure avaient considéré que tant que rien n’avait été dit, on pouvait feindre de l’ignorer, ce qui laissait la porte ouverte à un retour sans heurt à une situation normale. Par bonheur, personne n’avait osé braver l’interdit tacite.
Tous les hôtes avaient l’air contents, prévoyant qu’on ne s’ennuyerait pas, dans l’avenir, avec ce couple de suzerains qui s’entendait si bien et qui était pourvu de toutes les qualités courtoises: la générosité, le bel accueil, la noblesse et la valeur. Si l’attitude générale des vassaux avait été chaleureuse, l’inquiétude persistait néanmoins, entretenue par la relation de Manaud qui avait parfaitement joué son rôle et rapporté le débat qui avait eu lieu, à l’abri des regards non avertis, entre les pères des conjurés. Il avait été vif, car les avis étaient opposés. Deux d’entre eux s’étaient violemment affrontés – le sire de Mont Blanc, père de Gaucelm, qui voulait soutenir son fils dans ce qu’il appelait une ambition légitime et celui de Broquère qui affirmait que l’entreprise n’avait aucune chance d’aboutir et qu’il valait mieux tenter d’obtenir le pardon des têtes folles. Les deux autres restaient indécis, approuvant ici et là un argument de l’un ou de l’autre. N’ayant pu se mettre d’accord, le sire de Mont Blanc avait conclu en disant qu’il était tout à fait décidé à aider son fils et qu’il partait de ce pas à l’Isle voir si Dodon comptait intervenir tandis que le sire de Broquère lui tournait le dos en grommelant et que les deux indécis, se retrouvant seuls, s’étaient accordés sur le fait qu’il valait mieux ne rien entreprendre, voir venir et se ranger du côté du plus fort. Dodon était la clef du problème: sans lui, Gaucelm et ses comparses ne pouvaient rien; avec lui, il serait difficile de leur résister.
Arnaut contrôla personnellement le système de défense de la forteresse pour être certain qu’il était bien en place puis il envoya chercher son beau-fils. Le vieux Guilhèm, qui avait décidé de retarder son départ jusqu’à ce que l’on soit fixé sur l’issue de la révolte, émit le souhait d’assister à l’entrevue dans un évident souci de protéger l’enfant. Arnaut l’éconduisit avec respect, mais fermeté: Guilhèm l’affronterait seul.
Azalaïs s’éloignait d’un pas alerte vers le jardin, l’unique lieu, avec la chapelle, où elle pouvait prétendre aller seule sans susciter de curiosité. Elle n’y alla pas cependant, bifurquant vers le coteau par le chemin de la vigne après s’être bien assurée que nul ne la voyait. Flamme, qui avait joyeusement gambadé autour d’elle en direction du jardin, marqua une hésitation lorsqu’elle s’engagea dans un sentier étroit bordé de ronces. La chienne avançait avec une réticence de plus en plus perceptible et s’arrêta finalement, le poil hérissé, émettant un grognement sourd où la jeune femme crut déceler de la crainte. Quand elles furent à proximité de la masure de la Moundine, dans la petite clairière où elle était établie, Flamme s’arrêta tout à fait puis rebroussa chemin en se retournant tous les deux ou trois pas pour voir si Azalaïs la suivait. Elle alla ainsi jusqu’au bout du sentier et y resta, ne voulant ni s’approcher du lieu qui l’effrayait, ni abandonner sa maîtresse. Elle grognait toujours et lâchait de temps à autre un aboiement plaintif qui agaçait les nerfs d’Azalaïs dont la détermination commença de faiblir. Elle s’était toujours refusée à traiter avec la vieille sorcière parce que c’était péché et qu’elle la craignait. Cette femme, pourtant, avait eu beaucoup d’influence sur sa vie, en bien et en mal: par l’entremise de Bieiris, pour lui nuire, et par celle de Maria pour sauver Guilhèm de la morsure de la vipère. Elle ne redoutait pas d’être repoussée, car la vieille servait ceux qui la payaient; néanmoins elle n’avançait pas, ni ne repartait, figée par l’indécision à quelques pas du misérable abri. Elle entendit soudain bouger derrière elle et se retourna brusquement: c’était la bête de la Moundine qui la fixait de son œil injecté de sang et lui coupait la retraite. Elle resta pétrifiée de terreur, revivant dans une fulgurance la terrible scène de l’orage, sa chute, sa douleur, son désespoir. Elle était aussi incapable d’avancer vers l’antre de la vieille que de rebrousser chemin en frôlant l’animal. Après un temps qui lui parut infini, une voix autoritaire, étonnamment forte, ordonna:
— Si tu veux me voir, avance, sinon repars, le chien ne te fera rien.
L’injonction la tira de sa stupeur et elle alla vers le trou noir de la cabane. Après l’éclatant soleil du dehors, elle fut totalement aveuglée, ne distinguant que la tache claire du grand feu qui crépitait au centre en dégageant une fumée épaisse qui piquait aux yeux. Alors qu’elle ne parvenait à rien voir, Azalaïs savait que l’autre l’examinait à loisir et cela accentuait son malaise. De longues minutes passèrent en silence et quand la châtelaine vit enfin la vieille femme accroupie tisonnant son feu sur lequel bouillonnait une marmite d’où émanait une odeur âcre et inconnue, elle eut envie d’en finir au plus vite et dit brusquement:
— Es-tu capable de dénouer une aiguillette?
La vieille ricana:
— Ainsi, ton beau seigneur…
Azalaïs, piquée au vif, protesta violemment:
— Ce n’est pas pour moi, c’est pour une amie!
La Moundine éclata de rire, d’un rire grinçant qui donnait la chair de poule.
— Vous dites toutes la même chose. Une amie! Et elle rit par longues saccades, découvrant l’unique dent, longue et jaune, qui brillait sur sa mâchoire inférieure.
Azalaïs serra les lèvres de dépit: elle n’abuserait pas la vieille. Dédaignant de répliquer, elle dit seulement:
— Alors, tu peux le faire?
— Je peux. Si je veux.
— Que demandes-tu pour cela? De la viande? Du drap?
— Ta protection.
La surprise la rendit muette. Tout le monde craignait la Moundine et elle imaginait mal qu’on puisse la menacer.
— Contre qui?
— Le prévôt. Il dit que je nuis aux paysans et il veut me chasser. Je m’occuperai de ton seigneur quand le Peire sera venu me dire qu’il me laisse en paix.
La châtelaine repartit sans rien dire, ne voulant pas s’engager. Elle ne put cependant s’empêcher de se retourner quand l’autre, qui l’avait suivie jusqu’à l’entrée de sa hutte, lui cria:
— N’attends pas trop: il pourrait être trop tard pour tout le monde.
La vieille, toute noire dans un rayon de soleil, était effrayante à brandir son bâton vers le ciel. Azalaïs regrettait sa démarche, car elle avait le sentiment de s’être livrée à cette femme malfaisante. Quand elle eut quitté le sentier, elle respira mieux. Flamme lui emboîta le pas et elle caressa machinalement la fourrure soyeuse de la chienne. Ce contact l’apaisa. Elle se rendit au jardin et cueillit une brassée de lys pour fleurir la chapelle, mais leur parfum entêtant l’étourdit. Elle savait qu’il lui faudrait parler à Peire, mais comment le faire sans se découvrir? Si elle connaissait la nature du différend qui opposait le prévôt et la sorcière, il lui serait plus facile d’intervenir. Maria devait le savoir. Dès son retour, elle lui demanderait une infusion calmante et la retiendrait auprès d’elle, l’encourageant à lui raconter les événements qui avaient eu lieu en son absence.
Guilhèm se dirigea vers son beau-père assis dans une cathèdre sur l’estrade réservée aux occasions solennelles. Arnaut jaugeait l’enfant qui approchait: son maintien prouvait qu’il était prêt au combat. Il lui fit signe de s’arrêter à quelques pas. Ils ne dirent rien ni l’un ni l’autre. Longtemps se prolongea un silence pendant lequel l’homme et l’enfant se défièrent du regard, mais Guilhèm dut céder et baisser les yeux. Arnaut commença alors de parler. Pour le bonheur de la femme qu’il aimait, il fit une dernière tentative de paix, s’engageant à ne pas sévir si le garçon se corrigeait. Mais il se heurta à un mur: il le comprit quand Guilhèm leva sur lui des yeux froids et ironiques. L’enfant confondait mansuétude et faiblesse. La conciliation était impossible: il fallait changer de discours et s’imposer par la contrainte. Arnaut en vint alors aux menaces:
— Si je ne suis pas content de ton comportement, tu iras faire ton apprentissage de chevalier comme écuyer de Dodon.
Le coup porta: Guilhèm se vit livré à son ennemi qui lui ferait durement payer son évasion. Au défi succédèrent la peur et la haine, mais il cacha ses sentiments. Son beau-père était le plus fort. Mais il ne le serait pas toujours. Il suffisait d’attendre.
Azalaïs écoutait Maria d’une oreille distraite. L’intendante parlait de la petite Jeanne, de ses premiers pas, de la douceur de son caractère, mais la châtelaine n’avait pas la liberté d’esprit nécessaire pour apprécier les petits bonheurs quotidiens. Elle ne pouvait écarter de son esprit les soucis qui semblaient vouloir s’accumuler à plaisir: la menace des écuyers, le mauvais vouloir de Guilhèm, l’avertissement de la Moundine. Quand Arnaut entra dans la salle, elle quitta brusquement Maria pour se porter vers lui. En le voyant, elle comprit que l’entretien n’avait pas eu les résultats escomptés; la mort dans l’âme, elle demanda à Arnaut ce qu’il avait décidé, craignant l’exil immédiat de son fils. La décision de surseoir lui donna un regain d’espoir et elle avança les noms de Jean des Aroulhs et de Manaud de Benqué pour former le jeune seigneur. Le plus vieux lui montrerait le métier de guerrier tout en prêchant la modération, l’honnêteté et la justice alors que le plus jeune aiderait à le sortir du cercle des enfants des paysans où l’autorité incontestée qu’il exerçait biaisait sa vision des choses: il était temps pour lui de se rendre compte qu’étant un enfant il devait obéir. Le choix des deux mentors fut approuvé par Arnaut et on les pria aussitôt afin de leur confier sans délai le petit seigneur. Ils furent heureux, l’un et l’autre, d’être investis de cette charge de confiance et s’engagèrent à faire au mieux auprès d’une mère pleine d’illusions et d’un beau-père passablement sceptique. Le vieux Guilhèm tendait à croire, comme Arnaut, que le garçon était impossible à discipliner et la pensée de l’inévitable conflit l’attristait beaucoup: il se retrouvait dans cet enfant indomptable et, tout en reconnaissant à Arnaut le devoir de le briser, il en était affecté dans sa chair.
Guilhèm quitta la salle la rage au cœur. Son plus cher désir était d’écraser son beau-père, mais comment l’aurait-il pu? Il se doutait que l’on chargerait quelqu’un de le surveiller, essayant d’imaginer lequel serait choisi et s’il serait facile à berner. Il rejoignit François qui l’attendait et décida d’organiser, pour brûler le trop-plein de fureur et d’énergie, une bataille avec sa troupe de garçons. François et lui sifflèrent d’une manière convenue. Peu après, ils étaient tous au pied du grand chêne qui leur servait de point de ralliement. Le jeu consistait à attaquer la place forte qu’ils avaient édifiée au printemps précédent avec de l’argile molle mêlée de paille et de cailloux, à la façon des habitations paysannes. Guilhèm avait choisi le rôle de l’attaquant et avait désigné, pour défendre le château, le plus fort des garçons. Il voulait que le combat soit rude, et il le fut. Quand il arriva aux cuisines pour se faire panser par Maria, elle s’affola, le croyant tout d’abord grièvement blessé, mais son inquiétude ne dura pas: c’était son nez qui avait saigné en abondance, barbouillant de façon alarmante le visage, les mains et les hardes. Elle le nettoya soigneusement, recousit sa cotte déchirée, caressa sans qu’il proteste sa joue d’un geste tendre et lui donna, en cachette, un morceau de pomme au gingembre dont il était particulièrement friand. Maria lui apprit, à son grand soulagement, qui avait été choisi pour s’occuper de lui. Jean des Aroulhs, quoique plus jeune, lui rappelait son grand-oncle et il était fort aisé de mener Manaud par le bout du nez. L’avenir, finalement, ne s’annonçait pas si mal.