Sols sui qui sai lo sobrafan qe˙m sortz
al cor…
«Je suis le seul à savoir le chagrin excessif qui me jaillit
du cœur.»
ARNAUT DANIEL.
On chevauchait depuis une lieue quand un homme rude s’adressa à Guilhèm pour lui signifier qu’il serait désormais sous ses ordres: c’était lui qui avait la haute main sur la troupe turbulente des futurs chevaliers. Bien que cadet, Fortanier eût dû bénéficier d’un établissement à cause de son appartenance à la grande maison d’Aspect, mais il avait été laissé pour compte par la faute de son caractère difficile et de son refus d’accepter tout compromis: c’était un homme entier, incapable de rabattre sur ses exigences ou de modifier ses opinions s’il les croyait fondées. Le comte l’avait gardé, comme son père avant lui, parce qu’il s’acquittait admirablement de sa tâche, c’est-à-dire qu’il l’accomplissait sans importuner son suzerain avec des problèmes internes de conflits et d’indiscipline. L’homme était sévère et ignorait le sens du mot indulgence. Ainsi, tout le monde filait droit, ce que le comte appréciait particulièrement et que Guilhèm comprit tout de suite. Cela ne contribua pas à le mettre à l’aise. Avisant François, Fortanier avertit son jeune maître:
— Les corvées, tu les feras toi-même: tu es ici pour apprendre et non pour te faire servir. Ton valet, on l’emploiera aux écuries.
Guilhèm qui, depuis sa naissance, avait été choyé par tous, traité comme un personnage précieux au titre d’unique héritier mâle de la seigneurie, Guilhèm, qui s’était cru brimé par les exigences d’Arnaut, commençait le douloureux apprentissage de la vie en groupe, de l’anonymat et de l’obéissance. Personne d’autre que Fortanier ne lui avait encore adressé la parole et il n’avait pas osé prendre l’initiative de la conversation avec ses voisins, car ils ne le regardaient pas. Au départ, fièrement monté sur la belle jument pommelée que son grand-oncle lui avait offerte, il s’était dirigé vers le groupe qui entourait le comte mais, sans que quiconque lui dise un mot, il avait été repoussé par des manœuvres habiles et sournoises vers la fin du cortège, juste avant les serviteurs, et il lui avait fallu s’incliner et taire son dépit. Dans les rangs de la gent servile, on était moins féru d’ordonnance et François cheminait non loin de Guilhèm avec la mule chargée de l’équipement de son maître. Mais le jeune seigneur se refusait le réconfort de lui parler, pensant contraire à sa dignité d’afficher des liens avec un serviteur. Naïvement, il s’était réjoui lorsque le comte lui avait dit, lors des accordailles, qu’il serait attaché à sa personne et il avait imaginé que cela lui conférerait du prestige auprès des autres. Il se voyait déjà – malgré les avertissements du vieux Guilhèm – traité avec égards et considération. Or, on pouvait presque encore apercevoir les tours de la Moure qu’il déchantait déjà: ils étaient nombreux à être dans l’orbite du comte, et la hiérarchie y était férocement respectée. Le plus jeune et le dernier arrivé, Guilhèm était au bas de l’échelle.
La première étape fut longue, car le comte devait s’entretenir sans délai avec son évêque. Sans arrêter chez les vassaux, qui venaient à sa rencontre pour le saluer et repartaient déçus dans leur espoir de l’accueillir chez eux, on prit le chemin le plus court jusqu’à Comminges, quittant la vallée de la Save pour franchir la Garonne au gué d’Ausson, laissant au large Le Cuing et Larroque. La moisson battait son plein, et partout, dans les champs, on voyait les paysans, la cotte troussée, penchés sur leur labeur. À grands coups de faucille, les hommes coupaient les blés à mi-tige, laissant le chaume haut pour la pâture des bêtes, et les femmes les suivaient en liant les gerbes. Parfois, l’un d’eux se relevait, frottait du dos de la main ses reins douloureux, essuyait la sueur qui lui coulait du front, puis se penchait à nouveau sur les épis mûrs qu’il fallait sans tarder mettre à l’abri des terribles orages du mois d’août.
Partis à l’aube, on n’arriva qu’à la tombée de la nuit et on se contenta du soin des chevaux avant de se restaurer. Guilhèm, toujours ignoré des autres, s’occupa de sa jument, puis suivit le mouvement pour se retrouver dans la grande salle de l’évêché où il aperçut, installé à la table d’honneur avec ses familiers, le comte en grande conversation avec l’évêque. François avait disparu depuis leur arrivée; sans doute mangeait-il avec les valets? Guilhèm s’assit en bout de table, un peu abattu par l’ennui de sa journée solitaire. N’imaginant pas de raison pour que les choses changent, il se voyait vivre ainsi pendant les nombreuses années que durerait sa formation. Tout à ses pensées noires – et à son appétit –, il dévorait à belles dents, sans regarder autour de lui, quand un sifflement ironique lui fit relever la tête. Un garçon de son âge, qui était en train de l’observer, commenta:
— Pas si vite, on ne va pas te le prendre!
Guilhèm se leva, les poings serrés, prêt à se jeter sur l’insolent, mais celui-ci le calma:
— On est les deux plus jeunes, on a plutôt intérêt à se soutenir qu’à se battre.
Guilhèm se rassit: il n’allait tout de même pas traiter en ennemi la première personne qui s’intéressait à lui depuis le début de la journée! Sa façon de l’aborder ne lui plaisait pas beaucoup, mais cela valait la peine de vérifier ses intentions.
Il s’aperçut vite qu’elles étaient amicales. Amadieu lui apprit qu’il était, comme lui, en apprentissage à la cour du comte et se mit à faire toutes sortes de remarques sur les convives. Guilhèm, saoulé de paroles, ne l’écoutait pas vraiment, mais la voix le berçait, et il éprouvait un grand réconfort à n’être plus seul. Quand le repas fut terminé, ils s’installèrent pour la nuit dans la salle commune de l’hôtellerie du monastère. François y était déjà, et Amadieu le traita comme il avait traité Guilhèm qui comprit, soulagé, qu’il n’y avait pas d’incongruité à être l’ami d’un valet. Enroulé dans la couverture de mouton qu’il avait tirée de son bagage, il s’endormit paisiblement.
Le lendemain, on lui assigna sa tâche: l’entretien des cottes de mailles. C’était un travail fastidieux et salissant, que personne n’aimait faire, et Guilhèm regardait avec envie ceux qui pansaient les chevaux en échangeant des plaisanteries et en se lançant des bouchons de foin. Il était avec le groupe qui s’occupait de l’équipement, mais tenu à l’écart parce que les autres, plus âgés, accomplissaient la noble tâche du soin des épées et des lances; forts de leur supériorité, ils ne le gratifiaient même pas d’un regard. Guilhèm frottait mollement les anneaux de fer en sombrant peu à peu dans l’ennui quand Amadieu, qu’il avait eu la surprise de ne pas voir à ses côtés au réveil, survint en courant. L’arrivant se fit bousculer par un des anciens qui lui reprocha de négliger son travail. Il ne répliqua pas et se mit à aider Guilhèm après lui avoir adressé un clin d’œil de connivence. L’air soudain s’allégea autour du garçon que les avanies du début du jour avaient un peu assombri. Amadieu, sans expliquer son absence du matin, chuchota, désignant le groupe bruyant des garçons plus âgés:
— Il ne faut jamais leur répondre et il vaut mieux les éviter le plus possible.
Ils travaillèrent rapidement et en silence, puis Guilhèm suivit son compagnon jusqu’à une auge, au milieu de la cour des écuries, pour nettoyer leurs mains des traces de rouille. Ils y retrouvèrent François qui venait lui aussi se rafraîchir après avoir enlevé le fumier des écuries.
Amadieu les entraîna dans la cité épiscopale pour explorer les lieux. Il était d’une curiosité insatiable et son premier soin, quand il arrivait dans un nouvel endroit, était d’en faire minutieusement le tour. Guilhèm fut sidéré quand il lui parla de la Moure: à son insu, il avait tout vu, parlé au forgeron, aux gardes de l’entrée et à ceux du donjon et avait ainsi appris l’essentiel sur son nouveau compagnon. Il savait que lui et François étaient inséparables et faisaient ensemble quantité de mauvais coups. Ces informations l’avaient séduit au point de souhaiter transformer, par sa présence, leur duo en trio. Il ponctuait ses révélations d’éclats de rires communicatifs, et Guilhèm sentit une grande attirance pour ce garçon de son âge qui lui tendait la main. Leurs situations étaient à peu près similaires: Amadieu était l’héritier de Martisserre, une seigneurie d’une importance équivalente à la Moure. Il avait été prévu que son père assume sa formation de guerrier, mais il s’était découragé devant l’esprit frondeur de son fils et avait passé la main au comte, par Fortanier interposé. Amadieu, qui ne faisait partie de la mesnie de Comminges que depuis quelques semaines, se réjouissait de l’arrivée de Guilhèm: ils allaient bien s’amuser.
On était dans la petite cité de Comminges, celle qui donnait son nom au comté, sur les terres de l’évêque Bertrand. Érigée au sommet d’un tertre entouré de profonds ravins, enchâssée comme une pierre précieuse dans son cadre montagneux, elle surplombait Valcabrère et la vallée de la Garonne. La cathédrale, sise au sommet de la cité, bien qu’inachevée, dominait toute la région. Le palais épiscopal et le cloître des bénédictins étaient adossés à l’église, et la ville, ceinturée des anciennes fortifications romaines relevées et reconstruites, se pressait tout autour des bâtiments religieux. Les maisons étaient récentes, car c’était l’évêque Bertrand qui avait encouragé les gens à venir s’installer autour des nouvelles constructions, sur cet ancien site païen depuis longtemps abandonné et maintenant sanctifié par la construction d’une cathédrale dédiée à Notre-Dame. Les garçons dévalèrent les ruelles pentues qui convergeaient vers le parvis de l’église. Ils se pourchassaient en criant, tout à leur plaisir de se dépenser après la fastidieuse chevauchée de la veille et le travail non moins ennuyeux de la matinée. Ayant décidé de faire une partie de cache-cache, ils eurent beau jeu de se dissimuler, car c’était le jour du marché et il y avait grande presse. L’esplanade, devant la cathédrale en chantier, était particulièrement grouillante: outre les maçons et les charpentiers qui se criaient des ordres ou chantaient à tue-tête, les artisans du lieu, dont les échoppes débordaient sur la place, et les paysans libres des alentours, qui étaient venus vendre leurs produits, hurlaient leurs boniments pour attirer le chaland. Les ruelles étaient tout aussi encombrées et on s’y déplaçait avec difficulté.
Les marchands étaient regroupés par spécialités et les garçons jouèrent d’abord dans le coin des bestiaux. Leur petite taille leur permettait de se faufiler sans mal parmi les mulets placides, les ânes vicieux aux coups de pieds redoutables, les bœufs lourdement immobiles et les porcs aux mouvements imprévisibles. Quand celui qui était pourchassé se faisait repérer, il se mettait à courir, créant une grande confusion parmi les animaux que leurs maîtres calmaient en maugréant. Mais le meilleur endroit pour se cacher était le coin des mégissiers. Si les peaux ordinaires, fort nombreuses, étaient entassées au sol, celles que l’on voulait montrer aux acheteurs étaient tendues sur des cordes et cela formait des labyrinthes dans lesquels ils se traquèrent avec une joie redoublée. Parfois, ils accrochaient une fourrure au passage, elle tombait au sol, et ils se prenaient les pieds dedans. Il fallait alors être extrêmement rapide pour éviter le bâton du marchand furieux. Quand ils se lassèrent du jeu, ils étaient imprégnés d’odeurs d’ours, de loups et de lynx qui, mêlées au suint des moutons, formaient un fumet sauvage faisant aboyer les chiens sur leur passage. Un peu désœuvrés, ils allèrent flâner du côté de la mangeaille. Au banc d’un homme qui faisait goûter son vin, ils burent un gobelet. Dans les châteaux, il était servi aromatisé et miellé, et ils le trouvèrent âpre. Ils en goûtèrent un autre, plus loin, pour faire passer le goût du premier. Il n’était pas meilleur, le suivant non plus, mais ils s’y habituaient et commençaient à avoir la tête légère. Boire leur donna faim et ils lorgnèrent les nourritures solides. Quelques fromages de chèvre posés sur de la paille excitèrent leur convoitise, mais Guilhèm n’avait rien à donner en échange au paysan et Amadieu, pas davantage. Lequel des deux suggéra de voler le fromage? L’accord se fit si vite que François n’aurait su le dire. Moins ivre et plus sensé, il essaya de les en dissuader, d’autant qu’ils avaient décidé de jouer aux dés pour savoir qui exécuterait le larcin. François craignait d’être désigné par le sort, car il savait que sa qualité de valet, s’il se faisait prendre, lui vaudrait un terrible châtiment: on lui couperait la main. Il plaida, et s’il n’obtint pas l’abandon du projet, du moins, il parvint à en être exclu: il fallait un arbitre, ce serait lui.
Ils s’accroupirent à côté d’une fontaine. François fournit les dés. Amadieu lança le premier: cinq. Guilhèm, six. Amadieu relança: cinq, encore. Guilhèm, quatre. Ils riaient et s’excitaient, tout à leur jeu qui dura un certain temps. Mais Amadieu, soudain, fit sept. Guilhèm, un peu dégrisé, considéra les dés; l’arbitre, pour que tout fût clair, précisa: «Sept». Guilhèm prit les dés, souffla dessus pour appeler la chance, et lança, espérant égaliser. Six. Amadieu sauta de joie:
— Tu as perdu! C’est toi qui le voles.
Il n’était pas question de reculer: il aurait perdu la face devant son nouvel ami. Il regarda autour de lui pour évaluer la situation. L’entreprise lui parut risquée: les gens flânaient, désœuvrés, prêts à s’intéresser au moindre incident. Quant au marchand, il ne quittait pas de l’œil son minuscule étalage. Il fallait trouver un moyen de faire diversion pour détourner l’attention de tous ces gens. Mais rien ne lui venait à l’esprit. Il se sentait le cerveau vide et l’estomac légèrement nauséeux, et il eût donné beaucoup pour pouvoir revenir en arrière et refuser ce pari idiot et dangereux. Tandis qu’il hésitait sous le regard ironique d’Amadieu, le hasard le servit: la comtesse de Comminges, entourée de ses filles et de ses gardes, venait examiner des poteries exposées à l’étal voisin. Tandis que tous les regards convergeaient sur la dame qui descendait de sa jument, Guilhèm se jeta sur le fromage et partit en courant. Amadieu détala aussi, dans une direction différente, tandis que François ne bougeait pas, se confondant avec la foule. Bien lui en prit: alors qu’on l’ignorait, les deux autres furent vite rattrapés par les gardes de la ville spécialement affectés à la surveillance du marché. Alertés par les mégissiers, mécontents du désordre provoqué par les garçons, ils les surveillaient depuis un moment, prêts à leur mettre la main au collet à la première sottise.
Amadieu avait les mains vides, on le relâcha. Mais Guilhèm tenait le fromage et il fut conduit vers la porte Cabirole toute proche pour être remis au chef des gardes de ce secteur. François avait rejoint Amadieu libéré et ils suivirent le cortège de loin, complètement désemparés. Guilhèm s’efforçait de marcher d’un pas ferme, mais les pensées qui roulaient dans sa tête n’étaient pas gaies. Il se rappelait l’avertissement de son grand-oncle sur la première impression qui est la plus durable. Voleur. Il était un voleur, et tout le monde, désormais, le désignerait ainsi.