CHAPITRE XII

 

E s’ieu sai ren dir ni faire,
ilh n’aia˙l grat, que sciensa
m’a donat e conoissensa,
per qu’ieu sui gais e chantaire.

 

«Et si je sais dire et faire quelque chose,
qu’elle en ait ma reconnaissance, parce qu’elle m’a donné
la science et la connaissance,
grâce auxquelles je suis joyeux et je chante.»

 

PEIRE VIDAL.

 

 

 

 

 

Après un temps de repos, afin de se distraire de son souci de Guilhèm, Azalaïs convainquit Arnaut de rendre visite aux seigneurs commingeois des châtellenies que l’on avait traversées trop vite pour s’y arrêter lors du retour de Fronsac. Ils partirent un matin de juillet, laissant les fillettes derrière eux. Jusqu’au dernier moment, il avait été prévu d’amener les deux grandes, Brunemarthe et Marie, accompagnées de Garsenda qui s’occuperait d’elles, mais la veille, Marie avait été prise d’une fièvre subite et elles étaient restées toutes les trois.

 

Brunemarthe avait regardé le convoi s’éloigner sans que l’on pût voir sur son visage si elle était déçue ou soulagée. Depuis son arrivée à la Moure, personne, jamais, n’était parvenu à faire tomber ses défenses. Derrière elle, Marie se plaignait doucement; la fièvre était élevée et Garsenda posait un linge frais sur son front pour la soulager. Elle veillait l’enfant depuis deux jours et, dans l’après-midi, elle s’endormit, épuisée. Brunemarthe, en proie à l’ennui, rôdait dans la salle sans parvenir à se concentrer sur son travail de couture: ayant été élevée avec quatre sœurs, la solitude la désemparait. Elle avait refusé de se mêler aux bavardages des femmes, mais elle les avait écoutés en catimini et leur présence lui manquait beaucoup. Elle fut attirée vers le grabat par les paroles incohérentes de Marie qui s’agitait beaucoup. La malade était très rouge et on voyait que la fièvre était élevée. Brunemarthe amorça un geste pour éveiller Garsenda, mais s’arrêta: la vieille femme était tellement épuisée! Elle lui prit le linge des mains, le trempa dans le bassin et le posa sur le front brûlant. Marie continuait de délirer. De son discours incompréhensible émergeaient parfois deux noms: Maria et Peire. Pour Maria, pas de mystère: c’était la vieille nourrice. Selon ce que Brunemarthe avait pu observer, elle était la seule personne à qui Marie parlait spontanément. Elle-même avait plusieurs fois été tentée de répondre à ses avances alors qu’elle opposait une grande froideur à tout le monde, mais elle s’était retenue, prisonnière de son personnage hostile. Maria ne pouvait être que la nourrice, mais Peire, qui était-il? C’était la première fois qu’elle entendait ce nom et elle était intriguée.

 

Garsenda sortit du sommeil, sans que Brunemarthe s’en aperçoive, et eut la surprise de voir la fillette prendre soin de la malade. Elle s’éloigna sans se faire remarquer, pour les laisser seules, dans l’espoir que la situation d’exception rapprocherait les deux solitaires. Garsenda était profondément bonne et son cœur se brisait de les voir murées dans leur silence. Elle avait tout tenté pour les séduire. En vain. Brunemarthe ne voulait être l’amie de personne et Marie ne pardonnait pas les longues années d’indifférence pendant lesquelles, aussi anonyme qu’une serve, elle n’avait existé que pour Maria. Peut-être la maladie amènerait-elle les deux enfants à se lier? Si la petite guérissait, bien sûr. Elle alla trouver Maria pour lui poser la question. La vieille servante, qui arrivait tout juste de chez la Moundine et préparait une décoction d’herbes qui devait faire tomber la fièvre, était plutôt optimiste. Elles allèrent ensemble la faire boire à l’enfant et Brunemarthe unit ses efforts aux leurs pour aider Marie à avaler l’infusion.

 

Marie avait les traits creusés et son visage faisait peur. Elle avala péniblement quelques gorgées de liquide, sans même ouvrir les yeux. Brunemarthe, soudain, craignit qu’elle ne meure: elle avait à peu près son âge et elle songeait qu’elles auraient pu, avec un peu de bonne volonté, devenir alliées, voire amies. Elle avait les larmes aux yeux quand elle demanda, d’une voix tremblante:

— Va-t-elle mourir?

Maria se récria, essayant d’être convaincante, mais elle était inquiète: la fillette avait l’air beaucoup plus atteinte que dans la matinée, avant qu’elle ne parte demander de l’aide à la Moundine, mais elle ne voulait pas effrayer davantage Brunemarthe; ce serait bien assez triste si cela finissait mal, il était inutile de pleurer à l’avance. Elle voulut l’amener aux cuisines pour la distraire un peu, mais elle s’y refusa et continua de rafraîchir le front brûlant. Garsenda en profita pour se délasser encore un peu en prévision de la nuit qui serait sans doute difficile. Elle le fut, mais au matin, l’infusion de la sorcière, qu’on lui avait fait prendre plusieurs fois, commença de faire effet à la malade qui se mit à respirer régulièrement. Maria la déclara hors de danger et força Garsenda et Brunemarthe à aller se coucher.

 

Quand Marie s’éveilla, la fièvre était tombée. Elle était épuisée, mais lucide, et Maria lui raconta de quel dévouement Garsenda et Brunemarthe avaient fait preuve. La fillette avait du mal à y croire: personne, jamais, n’avait rien fait pour elle, à part Maria et Peire. Mais Peire était parti. La dame l’avait chassé, comme elle avait fait mourir sa mère. Maria insistait sur le rôle de Brunemarthe, suggérait qu’elles pourraient devenir amies. Amies? Marie se contracta. Elle ne voulait pas d’amie. Elle n’avait besoin de personne. La nourrice, alors, avança que pour Brunemarthe c’était sans doute le contraire: habituée à vivre avec ses nombreuses sœurs, elle devait être bien malheureuse. Elle laissa Marie se reposer et méditer ses paroles, puis elle fit la même démarche auprès de Brunemarthe, laissant entendre qu’il serait charitable de sa part de se rapprocher de Marie.

 

Brunemarthe n’avait besoin que d’un encouragement : elle n’en pouvait plus de silence et de solitude, et n’aspirait qu’à retrouver des compagnes de son âge. Pour Marie, ce fut plus difficile malgré le grand espoir qui tentait de poindre en elle: installée depuis si longtemps dans sa sauvagerie, elle redoutait d’en sortir. La complicité de Garsenda et de Maria les aida: pour les laisser seules, les deux femmes prétendirent être surmenées et chargèrent systématiquement Brunemarthe d’apporter à Marie les boissons et les quelques aliments solides que l’on commençait à lui donner. Au début, les fillettes étaient gênées et ne savaient que dire et c’est Marie, finalement, qui prit l’initiative de la conversation. Reconnaissante des efforts que l’autre faisait pour l’aider, elle fit violence à sa réserve naturelle et lui posa une question sur ses sœurs. Brunemarthe, à son grand désarroi, éclata en sanglots. Gauchement, Marie lui prit la main et la serra, puis, comme elle ne se calmait pas, elle l’entoura de ses bras encore faibles et caressa ses cheveux en murmurant des paroles de consolation. Dès lors, la glace fut rompue; Brunemarthe parla de sa famille et de son passé et une amitié commença à naître, timidement, éloignée encore des confidences les plus intimes, mais déjà riche de bonheur pour les deux esseulées. Garsenda et Maria se réjouissaient de leur succès en entendant le bavardage de Brunemarthe coupé, de temps en temps, par une brève intervention de Marie.

 

La jeune malade se rétablit vite et les fillettes devinrent inséparables. On s’habitua à les voir partout, silhouettes semblablement noiraudes et menues, la plus âgée suivant la plus jeune, comme un double discret et silencieux et, trottinant derrière, la petite Jeanne que tour à tour elles cajolaient ou agaçaient, mais qui les adorait et poussait des cris stridents pour qu’elles l’attendent quand ses courtes jambes ne pouvaient pas suivre le rythme. D’emblée, elles avaient adopté le comportement qui correspondait à leur place réelle: Brunemarthe ordonnait et Marie obéissait. Cette amitié bouleversa leur vie à toutes les deux. Brunemarthe s’épanouit dans ce rôle où elle exerçait une autorité sans partage. À l’Isle, elle avait toujours dû compter avec ses sœurs et, malgré sa pugnacité, son point de vue ne l’emportait pas souvent car, si elle aimait tout régenter, son aînée n’était pas en reste, et elle avait quelques années de plus, ce qui lui donnait l’avantage. Avec Marie, le problème ne se posait pas: la fille de Bieiris, à qui l’on avait répété à l’envi qu’elle devait expier les fautes de sa mère et que la châtelaine était trop bonne de la nourrir, ne montrait aucune velléité de commandement; au contraire, elle était subjuguée par l’aplomb et le ton incisif de sa compagne et la suivait comme son ombre. Brunemarthe, héritière du caractère entier et emporté de Dodon pouvait, comme lui, passer de la colère la plus violente à la joie la plus débridée. C’est dire que la bouderie et le silence lui avaient pesé au-delà de tout. Sans son obstination et son immense orgueil, elle aurait cédé bien avant aux avances qu’on lui faisait. Marie, dont la vie avait été tout unie, n’en revenait pas de se trouver entraînée dans ce tourbillon. Secrètement, elle redoutait le retour de la dame: comment jugerait-elle les cavalcades dans l’escalier du donjon, les éclats de rire, l’abandon des travaux de couture? Car elles ne faisaient plus rien de ce à quoi une jeune fille doit s’appliquer, profitant du laxisme de leur entourage: Maria laissait faire parce que ce n’était pas à elle de s’en occuper et Garsenda vieillissante n’avait plus l’énergie nécessaire pour intervenir.

 

Brunemarthe attendit que leur intimité soit bien acquise pour poser la question qui lui brûlait les lèvres: qui était Peire? La réponse, d’abord, la déçut: il n’était qu’un intendant chassé par la dame quelques semaines auparavant. Mais l’éclat qui illuminait le visage de Marie quand elle parlait de lui la transfigurait, prouvant qu’il ne s’agissait pas d’un homme ordinaire. Toutefois, Marie n’en parlait qu’avec réticence, aiguisant la curiosité de Brunemarthe qui revenait sans cesse sur le sujet sans en apprendre beaucoup plus. Elle alla questionner Maria. La servante lui répondit laconiquement qu’il s’agissait d’un entêté; quant à Garsenda, elle semblait n’avoir rien à en dire. La curieuse dut se contenter des bribes que sa compagne lâchait à contrecœur. Peu à peu, elle parvint cependant à imaginer le rôle joué par l’intendant dans une enfance en comparaison de laquelle la sienne avait été fort choyée.

 

Élevée aux cuisines, Marie, bâtarde non reconnue de feu le seigneur de la Moure, n’appartenait ni au monde des serviteurs ni à celui des maîtres. Rabrouée par tous, elle avait compris très jeune que c’était dans les jupes de Maria qu’elle était le plus en sécurité et elle prenait grand soin de ne pas s’en éloigner. Elle avait appris à dissimuler ses pensées et à rendre sa présence aussi discrète que possible. Maria, cependant, ne se contentait pas de la défendre: elle lui enseignait ce qu’elle savait. Ainsi, Marie accompagnait la nourrice lorsqu’elle allait cueillir les herbes et les connaissait assez bien. Azalaïs eût été étonnée d’apprendre que la fillette savait parfaitement quelle infusion il fallait préparer pour soigner tels ou tels maux et qu’elle mettait sa fierté à en apprendre le plus possible. Le sachant, elle eût profité de ce biais pour se rapprocher de l’enfant, mais personne ne le lui dit et elle continua longtemps d’ignorer qu’elles avaient cette passion commune. Comme elle avait passé sa vie aux cuisines et que tout l’intéressait, Marie avait retenu la manière d’accommoder les mets, et sa présence en bout de table lui avait permis de connaître, grâce à son esprit d’observation, l’ordonnance d’un festin, les préséances et les coutumes. En fait, elle savait beaucoup plus de choses que les fillettes nobles de son âge, sauf – et cela faisait son désespoir – lire et écrire. Pendant des années, elle avait envié Guilhèm de bénéficier des leçons de sa mère et nourrissait beaucoup de rancune contre Azalaïs qui n’avait pas songé à l’en faire profiter. Au printemps, Peire avait commencé de lui apprendre ses lettres. Mais Peire n’était plus là.

 

L’intendant s’était pris d’affection pour cette fillette qui, comme lui, vivait entre deux mondes: bien qu’étant de trop noble naissance pour faire partie des humbles sa condition ne lui permettait pas d’évoluer dans la sphère des puissants. Quand elle était enfant et qu’il s’attardait aux cuisines, en hiver surtout, il la prenait sur ses genoux et lui racontait des histoires. En grandissant, aux contes de son enfance elle avait préféré les récits d’événements réels. Elle aimait surtout qu’il lui raconte des anecdotes au sujet de son père auquel elle vouait une admiration et un amour craintifs et silencieux. Jamais Bernart ne s’était enquis d’elle ni même ne l’avait regardée, mais elle se plaisait à croire que c’était parce que des jaloux lui avaient caché son existence et qu’un jour elle ferait une action d’éclat qui lui vaudrait la reconnaissance et l’affection de son géniteur. L’annonce de la mort de Bernart, quelques semaines auparavant, l’avait terriblement affectée, la dépouillant de son rêve le plus cher. Elle s’était rabattue sur le deuxième: la vie conventuelle. Peire lui parlait souvent de son travail au couvent quand il n’était pas encore intendant et de la vie des nonnes telle qu’il pouvait l’imaginer depuis le jardin. Elle en rêvait comme d’une existence de bonheur. Pour les avoir entendus de loin quand elle s’y rendait en compagnie de Maria, à qui la châtelaine confiait parfois une mission pour la sœur jardinière, elle avait encore en tête les chants merveilleux qui provenaient de la chapelle: ils l’emplissaient de joie et, de toute son âme, elle souhaitait joindre sa voix à celle des choristes.

Avant le retour des seigneurs, elle avait confié à Peire son secret désir d’être admise au couvent. Il avait promis d’intercéder auprès de la dame et avait commencé de lui apprendre à lire de manière qu’elle n’arrive pas trop ignorante chez les nonnes. Mais Peire avait été chassé avant de pouvoir tenir sa promesse et elle avait perdu, avec beaucoup d’amertume, son espoir et son ami.

 

Brunemarthe, qui avait appris la lecture avec ses sœurs sous la bienveillante férule maternelle, fut bien étonnée des confidences de Marie. Elle se souvenait de ne pas avoir ressenti beaucoup d’intérêt pour un exercice qui demandait de gros efforts et dont l’utilité lui échappait un peu: tant de gens, son père le premier, ne savaient pas lire et ne s’en portaient pas plus mal! Cependant, voulant faire plaisir à la seule amie qu’elle avait désormais, elle lui proposa de lui enseigner ce qu’elle savait. Elle fut récompensée de sa générosité par l’expression de bonheur qui illumina le visage de Marie. Dès lors, on les vit tous les jours installées devant la Bible que Garsenda avait accepté de leur confier – mais qu’elle surveillait du coin de l’œil tout en feignant d’être absorbée dans sa tapisserie. Brunemarthe lisait les lettres, puis les faisait répéter à Marie qui s’efforçait de les retenir. Sa volonté d’apprendre était grande et elle fut très vite capable d’ânonner des mots. Elle vouait à Brunemarthe une reconnaissance éperdue qu’elle s’efforçait de lui montrer en prévenant tous ses désirs, ce dont l’autre profitait un peu, ayant une nature dominatrice.

 

Alors que Brunemarthe avait raconté sans réticences sa vie antérieure, Marie avait seulement dit que sa mère était morte en lui donnant le jour et qu’on l’élevait par charité. Brunemarthe s’en était contentée jusqu’au jour où une allusion à Bieiris, faite aux cuisines, l’intrigua et l’amena à poser des questions. Marie fut obligée de parler du passé, mais ne put se résigner à dire la honteuse vérité. À la place, elle raconta l’histoire que, tout enfant, elle avait inventée pour se consoler et où elle avait tout simplement inversé les rôles: c’était Azalaïs qui avait pris la place de sa mère et elle exigeait de tous le mensonge sur ce sujet. Brunemarthe la crut d’autant plus volontiers que le récit allait dans le sens qui lui convenait, lui donnant des arguments pour haïr sa future belle-mère. Elles entretinrent soigneusement leur rancœur et quand Azalaïs revint de voyage, décidée à faire la conquête des deux fillettes, elle se heurta à un mur tout à fait incompréhensible.