Humils, forfaitz, repres e penedens,
entristezitz, marritz de revenir
so, qu’ay perdut de mon temps per falhir.
Vos clam merce, Dona, verges plazens,
maires de Crist, filh del tot poderos,
que no gardetz cum suy forfaitz vas vos;
si˙us plai, gardatz l’ops de m’arma marrida.
«Humble, coupable, accusé et repentant,
attristé et affligé de revenir
je suis, car j’ai perdu mon temps à pécher.
Je vous demande pitié, Dame, Vierge complaisante,
mère du Christ, fils tout-puissant
ne considérez pas à quel point je suis coupable envers vous,
s’il vous plaît, considérez la nécessité d’une âme affligée.»
GUIRAUT RIQUIER.
Amadieu et François avaient suivi le prisonnier jusqu’à la tour Cabirole, et quand il avait disparu, ils étaient restés hébétés, sur le pavé, à ne savoir que faire. Après un moment passé à attendre, contre toute logique, que Guilhèm ressorte, ils s’éloignèrent, traînant le pas, en direction de l’évêché. François marchait en silence, vivante incarnation du blâme, et Amadieu, à ses côtés, n’osait rien dire. Les reproches que son compagnon n’exprimait pas, il se les faisait tout seul: c’était lui qui avait gagné, il aurait dû avoir assez de bon sens pour interrompre le jeu, car il savait qu’il y a un certain type de sottises que l’on ne doit pas faire. Comment venir au secours de son nouvel ami? Le seul moyen était d’aller trouver Fortanier et de tout lui expliquer en espérant qu’il interviendrait en faveur de Guilhèm. Il fit part de ses réflexions à François, qui se contenta, en guise de réponse, d’une moue sceptique.
Dans la cour de l’évêché, toujours suivi du jeune valet dont la présence muette augmentait son sentiment de culpabilité, il se mit en quête de Fortanier. Renvoyé d’un lieu à l’autre, il le trouva enfin sur le chantier de la cathédrale: il faisait partie, avec le comte, d’un groupe qui écoutait l’évêque discourir. Amadieu piaffait d’impatience, mais il ne pouvait rien faire qu’attendre: le cercle entourant le prélat l’écoutait dans un silence attentif qu’il eût été malséant d’interrompre. D’ailleurs, au bout d’un moment, Amadieu lui-même se laissa prendre au charme de la parole de celui en qui le peuple s’accordait déjà à voir un saint.
Toujours par monts et par vaux à évangéliser les farouches paysans des hautes vallées du Comminges ou ceux, moins frustes, mais tout aussi réticents, des terres basses, il était rare de le trouver là où on l’espérait. Toutefois, pour un personnage aussi important que le comte de Comminges, il avait fait l’effort de se trouver au jour dit au point prévu pour la rencontre, mais il avait choisi qu’elle ait lieu sur son domaine, dont il était le seigneur temporel, et sur lequel le comte n’avait aucun pouvoir.
L’évêque avait une voix forte et prenante, et quand il parlait des devoirs des chrétiens – auxquels il revenait toujours, quel que soit le sujet premier de la conversation –, il savait si bien convaincre que chacun se sentait prêt à s’engager sur le dur chemin de la sainteté. Il n’ignorait pas que dès après son départ, la vie reprenait le dessus, et les habitudes aussi, mais il en aurait fallu davantage pour le décourager. Pour l’heure, c’est le comte de Comminges qu’il tenait sous la puissance de son discours, et il ne semblait pas prêt à le lâcher.
Pendant ce temps, Guilhèm, délesté du poignard qui ne le quittait jamais, était poussé dans un cachot de petite dimension déjà fort peuplé. L’odeur putride qui lui coupa le souffle au franchir du seuil provenait essentiellement du baquet d’aisances qui débordait dans un coin, le trop-plein s’écoulant en rigoles au travers de la pièce. Il resta proche du mur, à côté de la porte, écartant les pieds pour les poser sur des îlots secs du pavage, à la différence des autres occupants nullement incommodés par les immondices au milieu desquels ils étaient assis. Un homme vint vers lui, les cheveux feutrés de crasse et grouillants de vermine, prit son menton d’une main brutale, posa l’autre main sur son épaule et, l’ayant plaqué au mur, questionna, lui soufflant son haleine pestilentielle au visage:
— Qu’est-ce que tu fais là, petit seigneur?
Sans attendre la réponse – qui d’ailleurs ne serait pas venue car Guilhèm était paralysé de terreur –, il se tourna vers les autres et les interpella:
— Regardez, nous avons du beau monde!
Ils approchèrent en cercle pour dévisager le nouveau venu. Guilhèm les regarda aussi. Ils étaient forts et ils semblaient solidaires: s’ils se montraient hostiles, il était perdu. Cependant, ils avaient l’air plus curieux qu’agressifs : les riches vêtements du garçon les intriguaient. Guilhèm n’avait encore rien dit. Celui qui l’avait apostrophé à l’entrée le maintenait toujours d’une poigne de fer. Il reprit l’initiative des questions:
— Ce que tu as sur le dos, c’est à toi, ou tu l’as volé?
Guilhèm articula péniblement:
— C’est à moi.
— À toi? Qui, toi?
Il pensa qu’il ne fallait pas montrer sa peur. Au contraire, s’il se conduisait en seigneur, c’est eux qui le craindraient, et ils le respecteraient. Il releva la tête et annonça avec fierté:
— Guilhèm de la Moure, protégé du comte de Comminges.
— Protégé? ricana le plus vieux dont la bouche était presque entièrement édentée. Si tu es ici, c’est qu’il ne te protège pas beaucoup!
— Eh bien, commenta un autre, ils mettent les fils de seigneurs en prison, maintenant!
Le premier revint à la charge:
— Pourquoi es-tu ici? Qu’est-ce que tu as fait? Avec du défi dans la voix, Guilhèm répondit:
— J’ai volé un fromage.
— Un fromage? Il ne vous fait pas manger, le comte?
Guilhèm essaya d’expliquer qu’il n’avait pas besoin de nourriture, que ce larcin était plutôt un jeu au cours duquel il avait voulu montrer qu’il était capable de faire une chose interdite.
Les autres le regardaient, les yeux agrandis d’étonnement. Voler par jeu, risquer la corde quand on a des vêtements et de la nourriture à sa suffisance!
Un des hommes cracha de mépris aux pieds du garçon et dit en revenant dans son coin:
— Les seigneurs, ce n’est pas le même monde que nous, on ne les comprend pas.
Deux autres le rejoignirent et ils se mirent à jouer aux dés. Le premier qui l’avait abordé, cependant, resta près de lui.
— Assieds-toi! intima-t-il.
Guilhèm regarda le sol avec dégoût puis, avec non moins de répulsion, la mine patibulaire de son interlocuteur, et préféra s’asseoir dans les ordures que lui tenir tête. L’autre se plaça près de lui et se mit à chantonner ironiquement:
— Un jeu! Le petit seigneur s’amuse! Le petit seigneur a de quoi manger. Oh oui! Le petit seigneur a beaucoup à manger, mais le petit seigneur vole un fromage. Pour jouer. Le petit seigneur a de beaux habits. Il se penchait alors vers Guilhèm, touchait ses chausses ou sa cotte, palpait le tissu et commentait sur un ton pensif:
— De la belle étoffe…
Puis il se levait, prenait un étron dans le baquet et venait l’écraser sur les vêtements de Guilhèm en riant très fort.
— On veut jouer au voleur! On n’a pas besoin de nourriture et on vole un fromage!
Guilhèm essayait de retenir une nausée. Il ne voulait pas se plaindre pour éviter d’exciter davantage son persécuteur. Un coup d’œil aux autres lui confirma leur indifférence. Les secours ne pourraient lui venir que de l’extérieur, mais il n’entendait rien et il n’osait pas crier.
L’homme interpella ses complices:
— Vous croyez qu’on va le pendre avec nous, le petit seigneur?
Visiblement, ils s’en moquaient et ne prirent pas la peine de lui répondre.
Guilhèm, secoué par l’annonce de ce qui attendait ses compagnons de cachot, sortit de son mutisme:
— On va vous pendre?
— Oui. Ce soir.
— Pourquoi? Vous avez volé? … tué?
— Écoutez, vous autres! Il veut savoir ce qu’on a fait, le petit seigneur. On a volé, oui, et on a tué, et on a violé et brûlé aussi. Tu veux savoir ce qu’on a fait? Je vais te le raconter, moi.
Et il raconta. Leur dernier méfait, celui qui avait permis de les prendre, témoignait qu’ils étaient dépourvus de toute morale et de toute compassion: pour faire avouer la cachette de son magot à un vieux paysan à l’air prospère qu’ils avaient trouvé seul chez lui, ils lui avaient brûlé la plante des pieds, le rendant à demi-fou de douleur. Comme il n’avouait pas, ils avaient retourné la demeure du malheureux pour constater qu’en effet, il n’y avait pas de magot. Rendus furieux par leur échec, ils incendiaient la maison en laissant le vieillard à l’intérieur, attaché à un banc, lorsque les gardes, alertés par la gardeuse d’oies que les bandits n’avaient pas vue s’enfuir à leur arrivée, étaient survenus et les avaient capturés.
Guilhèm se demandait s’il n’aurait pas préféré que l’autre continue de le tourmenter. Ces hommes ne craignaient rien: ils étaient sur le point de mourir, et après leur mort, ils étaient sûrs d’être damnés à cause de leurs crimes. Qu’est-ce qui pourrait les empêcher d’en commettre un de plus s’il leur en prenait l’envie? S’ils décidaient de faire payer à un fils de seigneur leur vie de misère? Ils n’avaient rien à espérer, ni de leur vie matérielle, ni de l’au-delà.
Le temps passait, l’après-midi avançait, et le brigand continuait de parler. Guilhèm comprit qu’il y avait là une chance de salut: il fallait encourager l’homme, en l’écoutant de toute son attention et en le relançant, au besoin, à l’aide d’une question, à se plonger dans le récit de sa propre vie pour le détourner de celle de son vis-à-vis, à s’y plonger jusqu’à la fin du jour, jusqu’à ce que les gardes viennent le chercher, ainsi que ses compagnons, pour le pendre.
Amadieu essaya, à plusieurs reprises, d’attirer l’attention de Fortanier, mais il n’y parvint pas: toujours entouré d’un cercle infranchissable, le chevalier, pour finir, partit à la chasse avec tout son groupe. Le découragement le gagna. Avec François, qui le suivait toujours, ils marchèrent sans but à travers la cité. D’un pas morne, ils traversèrent le marché finissant qu’ils avaient, quelques heures plus tôt, sillonné avec tant de joie exubérante.
Le bétail dédaigné s’en retournait, mené par des propriétaires déçus, laissant derrière force déchets et excréments, et il fallait regarder où l’on mettait les pieds pour éviter les glissades dans des matières nauséabondes. Les mégissiers chargeaient les dernières mules. Quant au marchand de fromage, il avait disparu. Sans doute avait-il vendu tous ses produits? Ils furent attirés vers le parvis de la cathédrale par une activité fiévreuse: des charpentiers dressaient un gibet. Mêlés aux badauds, ils écoutèrent, mais n’apprirent rien sur les condamnés: les gens savaient l’histoire et n’en parlaient que par allusions, compréhensibles d’eux seuls.
Taraudé par une angoisse vague, François cherchait quelqu’un de son âge pour lier conversation et ainsi apprendre à qui l’échafaud était destiné, quand il vit un garçon qui s’affairait, courant d’un ouvrier à l’autre pour faire passer les outils ou les chevilles dont ils avaient besoin: c’était l’apprenti du maître-artisan chargé de la construction de la potence. Après avoir fait signe à Amadieu de ne pas intervenir, il s’approcha du garçon.
— Je peux t’aider? proposa-t-il.
— Pourquoi? demanda l’autre, étonné et un peu méfiant.
— Je suis venu avec le comte. Je suis seul et je m’ennuie. On pourrait faire une partie de dés quand tu auras fini.
Il accepta d’un signe de tête et ils travaillèrent sans avoir le temps de parler. Vint une pause. Les ouvriers s’assirent un moment et se passèrent une gourde en peau de chèvre à laquelle ils burent à la régalade.
François et son compagnon s’accroupirent pour jouer. Afin de l’appâter, François gagea son précieux trésor: un caillou étrange, sur lequel on voyait incrustées des feuilles de fougères parfaitement formées. Il l’avait trouvé au bord de la Save et depuis il lui portait bonheur. Il craignait un peu de le perdre, parce qu’il le croyait magique à cause de ces traces aux formes parfaites qu’aucune main humaine n’aurait pu tracer, mais il voulait obtenir des informations et ne possédait que cela à gager. L’autre examina la pierre avec respect, la posa sur le sol et sortit à son tour un objet auquel, visiblement, il tenait: c’était un sifflet qu’il avait fabriqué en évidant une branche de sureau. François l’essaya: il fonctionnait à merveille. Ils se mirent à jouer, et tout en lançant les dés, François fit parler son compagnon. Par chance, il était tombé sur un bavard, qui était très fier de savoir des choses que l’autre ignorait, et qui n’éprouvait aucune réticence à les raconter. Amadieu s’était rapproché et il écoutait la conversation.
Ils apprirent que les gibets étaient destinés à quelques vauriens, retenus, pour l’heure, à la tour Cabirole. La justice épiscopale qui n’avait pas réussi à les débusquer, malgré des semaines de traque, dans les bois de Comminges d’où ils partaient piller et détruire les masures à l’entour quand ils ne détroussaient pas les pèlerins de passage, venait de les capturer alors qu’ils s’étaient aventurés dans un hameau où des gardes étaient cantonnés à leur insu. En réponse aux questions de François, l’apprenti décrivit sommairement leur lieu de détention: l’unique geôle, chichement éclairée par une meurtrière, était munie d’une énorme porte de chêne.
— Ils ne risquent pas de s’échapper, conclut-il, satisfait.
Les ouvriers retournaient au travail. Les deux joueurs lancèrent les dés une dernière fois, et c’est François qui eut l’avantage. L’autre, dépité, regarda disparaître la pierre convoitée et le sifflet qu’il regrettait de perdre. Il proposa à son adversaire de l’attendre pour une revanche, mais François avait appris tout ce qui l’intéressait et il s’éloigna sur une vague promesse, qu’il n’avait pas l’intention de tenir, en serrant son talisman dans la main.
Les deux amis de Guilhèm commentèrent avec effroi les nouvelles obtenues. Puisqu’il n’y avait qu’une geôle dans cette tour, tous les prisonniers étaient forcément incarcérés ensemble et le jeune garçon, enfermé avec des malfaiteurs aussi dangereux que désespérés, était à leur merci. Ils allèrent rôder aux environs du bâtiment qu’ils regardèrent avec découragement: c’était une tour comme toutes les autres, solidement construite de gros moellons grossièrement équarris, percée de quelques meurtrières inaccessibles et faite pour durer des siècles. Aucune chance que les éléments ne la détruisent, ni le feu, ni une hypothétique intervention miraculeuse: quiconque était enfermé là-dedans n’en pourrait sortir que par la volonté de celui qui l’y avait mis.
Amadieu, désignant le garde armé qui faisait le piquet devant l’entrée, suggéra d’engager la conversation avec lui afin d’essayer d’apprendre ce qu’il était advenu de Guilhèm. François approuva et dit qu’il allait s’en charger. Amadieu aurait bien aimé le faire lui-même, mais il n’osa pas répliquer: du fait de sa propre responsabilité dans le drame, le valet se trouvait investi d’une sorte d’autorité morale qui forçait son respect.
Comme toutes les sentinelles, celle-ci s’ennuyait et elle répondit volontiers au garçon dont le bavardage le tirait momentanément de sa morose solitude. Les informations précédemment obtenues étaient exactes, hélas, et le garde confirma, affichant la même fierté naïve que l’apprenti, l’impossibilité de s’échapper du cachot. Il s’étendit volontiers sur les méfaits des condamnés dont le récit glaçait le sang. François en frissonnait d’horreur. Tout en l’écoutant, il lui vint la pensée que le garde avait l’air d’un brave homme et qu’il serait peut-être possible de l’attendrir suffisamment pour l’amener à accepter de remettre son talisman à Guilhèm: son ami avait besoin d’un porte-bonheur et de la preuve qu’au-dehors on essayait de l’aider. Il trouva les accents propres à émouvoir la sentinelle qui se prit de compassion pour le jeune prisonnier et exprima ses inquiétudes à son sujet, craintes qu’il communiqua au jeune valet. Selon lui, Guilhèm avait peu de chances de sortir vivant de la cohabitation avec les brigands: pour se venger de la sentence de l’évêque, ils n’hésiteraient pas à supprimer un fils de seigneur dont la condition de nanti exciterait leur hargne. Il voulut bien cependant prendre la pierre pour tenter de la lui remettre à la fin de son tour de garde, mais il ne cacha pas qu’elle risquait d’arriver trop tard, car la relève ne surviendrait qu’à la fin de l’après-midi, coïncidant avec l’heure du supplice des condamnés.
François alla rejoindre Amadieu, qui l’attendait derrière une fontaine proche, et lui rapporta la conversation. Amadieu, fouetté par les nouvelles désastreuses, décida d’agir: il allait parler au commandant de la tour! Sans prendre le temps d’y réfléchir ni de laisser à François le loisir de protester, il fonça vers la sentinelle et lui ordonna, avec toute son arrogance de jeune seigneur, de le conduire à son chef. Le garde, impressionné par le ton, obtempéra. Amadieu fut conduit dans une pièce sombre où deux hommes jouaient aux échecs. Un peu décontenancé, il ne sut d’abord auquel s’adresser. Tous deux le toisaient avec impatience et le mécontentement de voir leur partie interrompue était visible. Amadieu se ressaisit: l’un des deux était mieux vêtu que l’autre, c’était donc le chef. Il le regarda bien en face et, d’une voix qu’il voulait ferme, il plaida la cause de son ami. Il raconta la partie de dés, expliqua qu’il s’agissait d’un jeu, prétendit que Guilhèm n’avait jamais voulu voler le fromage, mais seulement prouver qu’il était capable de le faire et que, d’ailleurs, il avait l’intention de le restituer. Son interlocuteur ne disait rien et Amadieu commençait de s’empêtrer dans ses phrases. Pour finir, c’est avec une voix d’enfant, qui ne gardait plus la moindre trace d’assurance, qu’il parla des brigands avec lesquels Guilhèm était enfermé et du mal qu’ils pourraient lui faire. Puis il se tut, ne sachant plus que dire. L’autre garda un moment le silence et Amadieu se sentit de plus en plus mal à l’aise. Il parla enfin, pour dire d’un ton sec:
— Ton ami aura ce qu’il mérite. Sors, tu m’as assez fait perdre de temps.
Il replongea dans sa partie sans plus se préoccuper d’Amadieu qui sortit, tête basse, n’osant pas répliquer. Ce fut à son tour de rejoindre François derrière la fontaine, abattu par un sentiment d’impuissance et de malheur. Les deux garçons étaient désemparés et ils restèrent là, incapables de s’éloigner de ce lieu qui n’était qu’à quelques toises de leur compagnon. Ils n’avaient rien de mieux à faire qu’attendre la sortie des condamnés et la relève de la garde dans l’espoir d’obtenir, de l’actuelle sentinelle, des nouvelles de Guilhèm.
Dans le cachot, la situation était inchangée: le brigand parlait et les autres se taisaient. Pendant un moment, il s’était démené, remplissant la pièce exiguë de ses allées et venues. Il racontait sa vie malfaisante, gesticulant, le verbe haut, en proie à un incoercible besoin de meubler le temps et le silence afin d’exorciser sa peur du dénouement proche. Ses complices l’avaient calmé, ne voulant pas qu’il attire sur eux les foudres des geôliers: même quand on n’a plus rien à espérer, on a encore à craindre. Il avait baissé la voix et les autres s’étaient assis, le dos au mur, le regard vague, désormais incapables, avec l’échéance qui approchait, de se passionner pour les dés. Leur compagnon, cependant, continuait sur sa lancée: il semblait ne plus pouvoir s’empêcher de défiler toute une existence de misère et d’horreurs, le regard tourné en dedans, comme pour lui-même. Le ton, peu à peu était devenu monocorde, et il avait fini par s’agenouiller aux côtés de Guilhèm, joindre les mains et donner à sa logorrhée le rythme de la confession. Le jeune seigneur ne bougeait pas, ne disait rien, abasourdi par la litanie de son voisin. La relation des premiers crimes l’avait vivement impressionné, mais sous l’effet de la répétition – des vols, des meurtres et des viols, et encore des vols, des meurtres et des viols – les mots ne faisaient plus image et s’étaient réduits à un bruit de fond qui l’empêchait de penser.
Soudain un grand bruit fit sursauter tout le monde: la porte s’ouvrait. Pendant que les autres se levaient d’un seul élan, le soliloqueur resta sur place, agenouillé et immobile, le regard perdu. Un garde cria les noms des quatre brigands et ajouta:
— Venez, la corde vous attend.
L’homme sembla s’éveiller d’une hypnose, regarda autour de lui d’un air égaré, puis replongea d’un coup dans la réalité.
— Et le petit seigneur, dit-il en se levant, on ne le pend pas?
— Pas aujourd’hui, répliqua le garde.
Alors, prenant tout le monde au dépourvu, dans un geste d’une rapidité étonnante, il se jeta sur Guilhèm pour l’étrangler. L’enfant sentit sur son cou des doigts durs qui serraient, il battit des bras dans le vide, le sang lui brouilla la vue et il perdit conscience.