Bona domna, conhd’ e prezans,
per Deu ayatz de me mercei…
«Dame bonne, gracieuse et digne d’éloges,
pour Dieu ayez de moi pitié.»
BERNART DE VENTADORN.
Le retour d’Azalaïs mit fin à la belle liberté dont jouissaient les fillettes. Curieusement, cela ne leur manqua pas trop: elles commençaient à être lasses de leur solitude et étaient avides de compagnie et de nouvelles du monde extérieur. Afin de profiter de leurs bavardages, elles se mêlèrent aux suivantes pour faire leurs travaux d’aiguille parmi elles – travaux au sujet desquels personne ne fit la remarque qu’ils n’avaient guère avancé. Les questions, c’était Brunemarthe qui les posait, mais Marie était toujours là, à écouter de toute son attention silencieuse, les yeux brillants. La lumière de son regard ne s’éteignait que lorsque Azalaïs s’adressait à elle. L’enfant devenait alors obstinément fermée et muette et il était impossible de lui extraire le moindre son. Brunemarthe, par solidarité envers son amie, se montrait hostile envers sa future belle-mère, changeant radicalement d’expression quand elle était obligée de lui parler: tandis qu’elle se montrait affable et souriante avec les suivantes, elle pinçait les lèvres méchamment et sifflait de brèves réponses à la châtelaine qui n’y comprenait rien.
Azalaïs en souffrait, car elle ne demandait qu’à aimer ces deux fillettes. Depuis son retour, elle les observait à la dérobée et elle avait fini par se faire une assez bonne idée du caractère de chacune. Marie était la plus attachante: sensible et dévouée, elle donnait de tout son cœur patience, temps et aide à qui les sollicitait. À Brunemarthe, le plus souvent, mais aussi à Garsenda et, plus timidement à l’une ou l’autre des suivantes. Le regret d’Azalaïs de l’avoir longtemps négligée en était d’autant plus vif. Brunemarthe était moins aimable: autoritaire, impérieuse et exigeante, mais en même temps gaie et capable d’élans charitables. Sa future bru ressemblait fort à son fils et ces traits de caractère faisaient mal augurer de l’avenir, car les deux enfants estimaient que c’était toujours aux autres de faire les concessions, ce qui laissait présager qu’ils auraient bien du mal à s’entendre. Les comportements de la fille de Dodon, qui lui rappelaient si fort Guilhèm, l’attiraient vers l’enfant qui la repoussait avec hargne et dédain. Elle avait beau se remémorer l’arrivée de Brunemarthe à la Moure, rien, dans ses souvenirs, ne justifiait la manière d’être de la fillette. Azalaïs était sûre de l’avoir accueillie avec chaleur et d’avoir fait tout son possible pour qu’elle se sente chez elle. Consultées, ni Maria ni Garsenda n’avaient pu éclairer sa lanterne. C’était une tache sombre sur son grand bonheur et elle se trouvait contrainte de reporter sur l’unique Jeanne une affection maternelle qui eût été assez généreuse pour englober les trois filles.
Marie, cependant, se rongeait de remords: elle savait bien que l’histoire qu’elle avait imaginée enfant et qu’elle avait racontée à Brunemarthe était fausse. C’était sa mère qui avait voulu prendre la place de la dame de la Moure, et non l’inverse. À voir Azalaïs si attentionnée envers elles, elle se prenait à penser qu’elle avait peut-être mal jugé la châtelaine qui ne les avait même pas punies pour leur laisser-aller pendant son absence, se contentant de les remettre à l’ouvrage avec une douce fermeté. Malgré leur aspect revêche, elle leur parlait toujours gentiment. Jamais, elle ne traitait Marie différemment de Brunemarthe, ni ne faisait allusion à sa mère comme c’était fréquent aux cuisines. La fillette se découvrait de l’estime pour la châtelaine et même le désir de se rapprocher d’elle, mais comment oser dire la vérité à sa compagne? Car c’était par là qu’il fallait commencer. Brunemarthe ne l’aimerait plus quand elle saurait qu’elle était une menteuse, et elle perdrait sa seule amie. Avec les jours qui passaient, elle devenait de plus en plus triste et mélancolique. Quand elles échappaient à la férule des adultes, quelques heures tous les après-midi, Marie devait se forcer à montrer de l’entrain pour suivre Brunemarthe qui ne remarquait rien. Garsenda aussi était aveugle à sa détresse, mais Maria commençait de se poser des questions.
Un soir, elle vint la border et s’assit au bord de sa couche. Elle la berça un moment et chuchota, persuasive:
— Qu’as-tu, ma fille? Dis-le à ta vieille Maria.
L’enfant éclata en sanglots et la nourrice, patiente, continua de la câliner jusqu’à ce qu’elle se calme. Marie avoua enfin le mensonge qu’elle avait raconté à Brunemarthe.
Maria lui parla sévèrement. Elle lui dit qu’Azalaïs avait toujours été bonne et juste avec sa mère qui, au contraire, avait essayé par tous les moyens de gâcher sa vie. Elle avait ignoré Marie pendant son enfance, c’était vrai, mais elle devait comprendre que sa présence aurait rappelé à la châtelaine trop de mauvais souvenirs. D’ailleurs, depuis son retour, la dame faisait tout son possible pour réparer le mal qu’elle lui avait fait. Elle la traitait comme sa fille, malgré son mauvais vouloir, et en récompense, elle montait sa future bru contre elle! Elle devrait avoir honte! Marie avait honte, en effet, et elle était très malheureuse. Elle pleurait à gros sanglots qui l’empêchaient de parler. Quand elle y parvint enfin, elle demanda à la nourrice ce qu’elle devait faire.
— Mais… dire la vérité! répondit Maria sur le ton de l’évidence.
Malgré l’aide de la vieille femme, ce ne fut pas facile. Brunemarthe posa toutes sortes de questions auxquelles il fallut répondre et Marie dut écouter le récit complet des mauvaises actions de sa mère. Elle était atterrée. Auparavant, elle n’en avait entendu que des bribes, racontées par des personnes qu’elle pouvait croire malveillantes, et il lui était loisible de se dire qu’il y avait du faux ou de l’exagération là-dedans. Mais Maria était digne de foi, et il ressortait de son récit qu’elle était la fille d’un monstre. Brunemarthe ne s’apercevait pas de sa désolation: toute occupée à satisfaire une curiosité longtemps tenue en échec, elle réclamait toujours plus de détails, mettant Marie à la torture. La nourrice voyait bien qu’elle était malheureuse, mais elle continuait quand même de répondre à Brunemarthe, car c’était l’occasion d’informer Marie de tout ce qu’elle devait savoir, et elle la jugeait assez grande pour le supporter.
Brunemarthe, tout à coup, vit que Marie était en larmes et se rendit compte de la cruauté de la situation. Spontanément, elle la prit dans ses bras pour la consoler, et Maria les laissa. Brunemarthe assura Marie de son amitié: elle ne lui en voulait pas d’avoir menti, car elle comprenait pourquoi elle l’avait fait. Et qu’elle ne croie surtout pas qu’elle la jugeait d’après les actes de sa mère!
— D’ailleurs, ajouta-t-elle, mon père ne vaut pas mieux, et je ne me sens pas du tout salie par ce qu’il fait.
La situation était loin d’être la même: Dodon était un personnage puissant que personne ne se permettrait de critiquer ouvertement alors que sur Bieiris, morte et déchue, chacun se sentait autorisé à porter un jugement. Marie savait cela; néanmoins, les paroles de Brunemarthe lui firent l’effet d’un baume et elle se sentit allégée du poids qui l’oppressait depuis qu’elle avait commencé de mentir.
Il restait cependant à effectuer un rapprochement avec la dame que l’on n’avait plus de raison de bouder. Sans lui confesser la vérité – ce dont Maria avait accepté de dispenser Marie – ce ne serait pas simple. La nourrice suggéra, pour ne pas susciter de questions, un changement de comportement progressif. Marie, soulagée, se rallia aussitôt à son idée, mais Brunemarthe était réticente. Marie croyait que son amie n’était agressive envers la châtelaine que par solidarité avec elle, et voilà qu’elle découvrait qu’il y avait autre chose. Elle eut du mal à obtenir des éclaircissements de Brunemarthe, et quand elle y parvint, il fallut encore la convaincre de s’en ouvrir à Maria. La nourrice fut aussi surprise que Marie de l’entendre dire qu’Azalaïs ne lui laisserait jamais jouer son rôle de châtelaine et affirma que la dame agissait toujours avec justice. Elle expliqua aussi que le choix de son second époux lui avait été dicté par la certitude que celui-ci laisserait la place à Guilhèm en temps voulu, ce qui sous-entendait qu’elle-même s’effacerait devant sa bru, cela allait de soi. Pour Brunemarthe, ce n’était pas aussi évident, et elle pensait, à voir la façon dont le seigneur et la dame se regardaient, qu’elle avait dû le choisir aussi pour d’autres raisons. Elle songeait également qu’il y a loin des intentions aux actes et que rien ne prouvait qu’après quelques années de pouvoir l’un et l’autre se désisteraient volontiers. Toutefois, devant l’insistance de la nourrice, elle feignit de se rendre à ses arguments et promit d’adopter une attitude conciliatrice, mais dans son for intérieur, elle était bien résolue à ne pas désarmer.
À la première parole à demi étranglée que Marie lui répondit, au premier mot que Brunemarthe ne lui aboya pas, Azalaïs reprit espoir d’apprivoiser les fillettes. Elle y parvint très lentement, car la timide confiance qu’elles lui témoignaient était ponctuée de sursauts de timidité chez l’une et de hargne chez l’autre. Maria s’employa à faciliter les choses. Un matin, la nourrice qui vieillissait et souffrait de douleurs aux reins, surtout au réveil, suggéra qu’Azalaïs se fasse accompagner par les filles pour aller cueillir la camomille. C’était le moment de prévoir les tisanes de l’hiver, et il ne fallait pas tarder à engranger la récolte, car la floraison durait peu. Brunemarthe, qui n’avait pas envie de trotter au jardin, se désista sous un prétexte auquel la dame voulut bien croire, et Azalaïs partit avec Marie. Tout en faisant la cueillette, la châtelaine lui parla des vertus de la camomille puis, pour meubler le silence, elle passa à d’autres plantes et s’aperçut, très étonnée, que l’enfant savait beaucoup de choses et que le sujet la passionnait. En effet, ses yeux brillaient d’animation et elle sortait enfin de sa réserve.
Dès lors, ce fut Marie qui accompagna Azalaïs dans ses promenades matinales, car la rosée de l’aube ravivait les souffrances de la nourrice et Brunemarthe préférait rester dans le confort de la salle. Elles partaient sitôt levées, entourées par l’exubérance du couple d’épagneuls et suivies de Flamme, vieillissante, mais fidèle au poste et déterminée à le rester jusqu’à son dernier souffle. Elles marchaient d’un pas vif, les joues colorées par la fraîcheur de l’aube, le bas de la gonelle mouillé de rosée, un panier sous le bras pour ramener leur provende, et leur bonheur était tel qu’il leur venait aux lèvres une action de grâces ou un chant profane. Elles communiaient dans cet amour de la terre et Azalaïs s’attachait de plus en plus la fillette à qui elle avait entrepris de transmettre ses connaissances.
Marie, aimée de Brunemarthe et de la dame, de Maria et de Garsenda, cajolée par les suivantes, oubliait peu à peu son enfance dédaignée. En cuisine, on lui faisait parfois encore un affront, mais c’était de plus en plus rare. Elle restait malgré tout effacée et fort timide. Un matin, cependant, alors qu’elles dédoublaient les pieds des œillets pour faire de nouvelles plantations, elle osa, tête baissée pour cacher la confusion que lui donnait son audace, parler de son grand désir d’apprendre véritablement à lire. Azalaïs en fut profondément émue et promit avec joie de lui enseigner ce que Brunemarthe n’avait pas pu lui montrer. Elle y consacra un moment tous les après-midi, la Bible dans ses mains, Marie à ses côtés et la petite Jeanne sur les genoux. Dans ce domaine-là non plus, Brunemarthe n’avait pas le désir d’en savoir davantage, et elle préférait papoter avec les suivantes en brodant une belle aumônière pour sa propre parure.
Azalaïs découvrit pendant ces séances que Jeanne, malgré son tout jeune âge, était vivement intéressée. Elle montrait de son petit doigt les grosses majuscules enluminées et demandait qu’on lui dise leur nom. Elle le répétait avec une mine extasiée et frappait des mains en signe de satisfaction. À la fin de la leçon, Azalaïs prit l’habitude de confier le précieux livre à Marie pour qu’elle le montre à Jeanne plus à loisir. C’est ainsi que la petite, grâce à l’inaltérable patience de Marie, suscita l’émerveillement général en apprenant à lire à un âge où personne n’aurait songé à le lui enseigner.
Ce rapprochement entre la dame et Marie ne nuisit pas aux rapports de la fillette avec Brunemarthe. Leur amitié était assez forte pour cela et, de toute façon, Brunemarthe considérait ce que Marie faisait avec la châtelaine comme des corvées auxquelles elle était ravie d’échapper. Les manières de la fillette envers sa future belle-mère n’encouraient plus le reproche, mais elles manquaient de chaleur: jamais Brunemarthe ne se rapprocha d’Azalaïs qu’elle considéra toujours comme une rivale en puissance.