CHAPITRE PREMIER

 

… qu’en trop d’orguoill ant gran dan maintas gens.

 

«De trop d’orgueil souffrent beaucoup de gens.»

COMTESSA DE DIA.

 

La Moure bruissait de l’agitation des grands préparatifs: on était sur le point d’aller rejoindre la duchesse Philippa à Toulouse. Azalaïs n’avait pas hésité un instant à répondre à son invitation, car il y avait plusieurs années qu’elles ne s’étaient pas vues. Les missives que la châtelaine recevait de temps à autre lui avaient appris que la vie de Philippa avait continué telle qu’elle était auparavant: sa retraite à Fontevraud qu’elle avait annoncée – et espérée – définitive ne l’avait pas été, car le duc d’Aquitaine, son époux, avait parfois besoin, par politique, de la produire à ses côtés afin d’établir sa légitimité. Malgré son grand désir de se soustraire au monde, elle n’avait pas le loisir de refuser. C’était le cas à Toulouse, qu’il avait prise quand Raymond était à la croisade, cédée moyennant finances à Bertrand, le fils de ce dernier, lorsque lui-même s’était croisé et avait eu besoin d’argent, et qu’il prétendait reprendre maintenant que l’héritier en était Alphonse Jourdain, un enfant de dix ans. Philippa avait donc annoncé à la Moure qu’elle se rendait à Toulouse et espérait y recevoir Azalaïs et sa maison. Le message, bien que laconique, montrait une excitation joyeuse telle que Philippa n’en avait pas manifesté depuis très longtemps: Toulouse était sa ville natale, elle l’aimait plus que n’importe quelle autre et le projet d’y séjourner la rendait heureuse.

 

La distraction serait bien venue: Azalaïs venait de voir disparaître, une nouvelle fois, ses espoirs de maternité. Elle s’en remettait, mais si le corps se rétablissait, la joie de vivre faisait place, un peu plus à chaque perte, à une tristesse sourde et insidieuse. Elle aurait tellement voulu donner un fils à son seigneur! Un fils qui lui ressemblât: grand, blond, avec un sourire doux et une apparence rêveuse qui cacheraient sagesse et vaillance. Mais Dieu ne le voulait pas. Parfois, elle sentait la révolte s’emparer d’elle. Elle partait au hasard, marchait comme une folle, maudissant le sort et le destin, demandant aux arbres et au vent pourquoi Dieu l’éprouvait ainsi. À son passage, les paysans, effrayés, se signaient, et Maria, qui voyait toujours venir les crises, la suivait à quelques pas, sans intervenir, jusqu’à ce qu’elle montre des signes de fatigue. Alors elle lui prenait le bras et la guidait vers le jardin. Flamme, qui elle aussi avait suivi, se plaçait de l’autre côté et collait son flanc contre le bliaud d’Azalaïs, comme pour la réconforter. La châtelaine alors serrait la main de la nourrice, caressait la tête de la vieille bête et disait:

– C’est ça, allons au jardin.

Pendant des heures elle sarclait, binait, bouturait… ne s’arrêtant que lorsqu’elle avait le dos rompu. La terre la guérissait de tout. Elle repartait calmée, et Flamme, docile, se mettait à son pas. Maria l’avait laissée depuis longtemps : elle avait senti exactement à quel moment le rosier qu’elle dépouillait de ses fleurs fanées était devenu pour Azalaïs plus important que sa peine et, désormais inutile, elle s’était éclipsée sans rien dire. L’apaisement venait toujours, certes, mais la souffrance persistait, tenace et indéracinable, avivée par celle de son époux. D’une déception à l’autre, la tristesse s’intensifiait au fond du regard d’Arnaut. Lui ne se révoltait pas: il vivait l’épreuve comme un châtiment. Même s’il ne s’en était pas ouvert à elle, Azalaïs avait compris qu’il croyait que Dieu le punissait d’avoir quitté son service pour devenir châtelain et épouser la femme qu’il aimait. Voilà quelle était la pensée d’Arnaut: il avait repoussé Dieu, et Dieu le châtiait. Quelques allusions à l’âge de Guilhèm, qui serait bientôt armé chevalier, et au couvent de Peyrissas, où le vieux seigneur déclinait doucement, faisaient craindre à Azalaïs qu’il ne projette de céder sa place au jeune héritier pour quitter le monde dans un avenir proche. À cette évocation elle ressentait un grand froid: elle ne voulait pas le perdre déjà. Elle l’aimait tellement! Et ils n’avaient eu que quelques courtes années à passer ensemble… Dieu veuille qu’elle lui donne un fils! Elle courait alors à la chapelle prier longuement, agenouillée sur les dalles froides, aux pieds de la statue de la Vierge, se laissant doucement griser du parfum des roses dont Maria n’oubliait jamais de fleurir les lieux. Comme la terre, la prière la calmait, et elle retournait à sa tâche, en apparence sereine. Mais la fêlure était là, qui peu à peu avait rendu fragile le profond bonheur des commencements.

 

Si la Moundine avait encore vécu, elle serait sans doute allé lui demander de l’aide. Mais la vieille avait été trouvée morte l’hiver précédent. Les lamentations de son chien avaient intrigué un paysan qui, en s’approchant avec méfiance de la cabane, s’était heurté au cadavre de la sorcière gisant sur le sentier. Il était là depuis plusieurs jours, grouillait de vers et puait terriblement. Les corbeaux l’avaient à moitié dévoré, et la vision des yeux crevés, des joues déchiquetées et de la bouche ouverte sur l’unique dent que le soleil faisait briller donnait le frisson. Personne n’avait voulu toucher à la charogne et il avait fallu que l’intendant use de toute son autorité pour que les paysans consentent, de mauvais gré, à l’enterrer. Ils creusèrent une fosse là où ils avaient trouvé le corps et le poussèrent dans le trou avec un bâton. Le curé n’avait pas voulu bénir la vieille à cause de ses accointances avec le Diable et elle avait fini comme une bête mauvaise. Son chien s’était couché sur la tombe et s’y était laissé mourir de faim au grand effroi des paysans qui, désormais, évitaient soigneusement les parages. La Moundine n’avait appris ses secrets à personne et, depuis sa mort, plusieurs pensaient en secret qu’elle manquait beaucoup au village.

 

Les jeunes filles du château vivaient dans un tourbillon. La plus excitée était Brunemarthe qui, à l’annonce du voyage, avait perdu toute réticence envers Azalaïs qu’elle harcelait de questions. La châtelaine, indulgente, répondait. L’enthousiasme qui l’entourait fortifiait son bonheur de revoir Philippa, mais la troupe piaillante eût été étonnée de connaître ses pensées: alors que les jeunes filles ne rêvaient que de danses, de chants et d’hommages masculins, Azalaïs se réjouissait surtout de rencontrer Robert d’Arbrissel dont Philippa lui avait dit qu’il avait accepté d’abandonner pour un temps sa prédication errante afin de l’accompagner à Toulouse. Le saint homme pourrait les aider, Arnaut et elle, à traverser l’épreuve que Dieu leur avait envoyée.

 

N’ayant que quelques semaines pour se préparer, les femmes cousaient fébrilement, se consultant sans cesse les unes les autres pour s’assurer que les affûtiaux qu’elles préparaient avec tant de soin étaient bien réellement seyants. Brunemarthe, la plus acharnée, s’était adjoint Marie qui, très vite, avait déclaré son bagage prêt, et s’était mise à la disposition de son amie. La future dame de la Moure, à son grand désespoir, ne s’était guère étoffée depuis la prime adolescence et elle s’employait à renforcer ses vêtements de coussinets bien placés destinés à la faire paraître moins anguleuse. Lorsqu’elle essayait ses gonelles ainsi transformées, elle cherchait avidement sur le visage de Marie si l’effet était satisfaisant, et son amie la rassurait d’un sourire approbateur. Quoi qu’elle fasse, malgré les coussinets et le fard, Brunemarthe resterait une noiraude maigrichonne, mais Marie n’aurait voulu la peiner pour rien au monde. Peut-être d’ailleurs ne la voyait-elle pas vraiment comme elle était, car son affection était aussi profonde que son désintérêt de la parure.

 

Azalaïs, par contre, n’avait pas d’indulgence pour la fatuité de la jeune fille. Brunemarthe l’irritait beaucoup, car elle quêtait sans pudeur et comme un dû les compliments de son entourage. Avec Maria ou Garsenda, elle n’avait pas davantage de succès qu’avec la dame, et pour les mêmes raisons, mais avec les suivantes, elle obtenait toutes les flatteries qu’elle souhaitait. Garsie, Alamanda, Flandrine et Pierrine étaient du même âge que Brunemarthe et Azalaïs les avait conviées à vivre au château pour lui tenir compagnie. Elles étaient là depuis plusieurs années, mais n’aimaient pas la jeune fille, car elle les traitait toujours en quantité négligeable et les faisait plier à tous ses caprices. Elles accédaient néanmoins aux moindres désirs de celle qui serait un jour leur suzeraine; étant obéie, Brunemarthe n’allait pas au-delà des apparences et se croyait aimée.

La petite Jeanne allait de l’une à l’autre, touchait les étoffes, faisait un compliment, assenait une critique, vive, comme toujours, mais un peu mélancolique: sa mère avait décidé qu’elle resterait à la Moure. En vain, elle l’avait suppliée de l’amener: Azalaïs disait qu’elle serait trop prise par Philippa pour avoir le temps de s’occuper d’elle. Tout le monde avait essayé d’intercéder en sa faveur, mais la châtelaine n’était pas revenue sur un refus dont la principale raison – qu’elle n’avait pas avouée – était qu’elle ne voulait pas priver Garsenda du bonheur que lui donnait la présence de la fillette. La vieille femme s’éteignait doucement et l’un de ses plaisirs les plus vifs était d’entendre l’enfant lui lire, tous les après-midi, un passage de la Bible. Azalaïs tenait à laisser son dernier bonheur à cette femme si bonne qui partageait sa vie depuis tant d’années. Elle avait tu la véritable raison de l’éviction de Jeanne de crainte que l’enfant ne l’apprenne et ne se sente sacrifiée. Elle se disait, sans être tout à fait dupe – tant de femmes ne quittaient jamais le château où elles vivaient! – que la petite n’avait que huit ans et qu’elle aurait sans doute d’autres occasions de voyager.

 

On apprit par hasard que le duc d’Aquitaine avait convié le comte de Comminges à Toulouse et que celui-ci avait accepté l’invitation. Dès lors, la fébrilité de Brunemarthe ne connut plus de bornes: elle allait revoir son fiancé. Elle avait quinze ans et lui dix-sept, et son oncle, le comte, exigerait peut-être qu’on les marie? Elle se voyait déjà châtelaine: elle régnerait sur la seigneurie que ses beaux-parents auraient quittée pour quelque monastère – éloigné de préférence – et recevrait ses vassaux aux côtés de son époux. Son époux… c’était là que le bât blessait un peu: leur unique rencontre lui avait laissé un souvenir cuisant et un grand désir de revanche. Depuis lors, elle rêvait d’inspirer à Guilhèm un amour sans bornes qui lui donnerait un pouvoir absolu sur le jeune homme. Mais parfois, un doute l’effleurait et Marie, confidente de tous les espoirs et de toutes les craintes, la rassurait en faisant valoir leur jeune âge de l’époque: Guilhèm était alors un garçonnet qui ne songeait qu’à jouer et à faire des mauvais coups et elle-même encore une enfant; ils avaient grandi maintenant et le jeune homme serait sensible au charme de sa fiancée, il n’en fallait pas douter. Brunemarthe ne demandait qu’à la croire et replongeait dans un rêve d’avenir où elle variait à l’infini les formes de l’humilité et de la soumission de Guilhèm.

 

Marie jouait sans faillir son rôle de consolatrice, mais elle était déchirée: Brunemarthe était son amie très chère, mais elle aimait tout autant Azalaïs. La jeune châtelaine associait Marie à tous ses rêves d’avenir et ne semblait pas envisager un instant qu’elle puisse vivre un jour en dehors de son orbite: elle lui était aussi nécessaire que l’air qu’elle respirait. Or, si le bonheur de Marie aurait été de demeurer ainsi, éternelle adolescente entre les deux personnes qu’elle aimait, elle se demandait si elle ne choisirait pas de suivre la dame quand celle-ci quitterait le château, ce qui semblait inévitable. L’attrait du couvent était pour elle toujours aussi fort et les fureurs du monde la laissaient indifférente. Tout ce qui avait de l’importance pour Brunemarthe: les toilettes, les flatteries, les fêtes, lui semblait frivolités ennuyeuses; par contre, ses départs au jardin avec Azalaïs dans la fraîcheur matutinale, la satisfaction d’alléger une blessure ou une douleur, les longues stations pieuses à la chapelle, tout cela l’emplissait d’une joie grave, et elle redoutait un changement dans leurs vies qui entraînerait la perte de ce bonheur.

 

Leur itinéraire avait été choisi de façon à donner à Brunemarthe l’occasion de visiter deux de ses sœurs qu’elle n’avait pas revues depuis son départ de l’Isle. Azalaïs l’avait décidé sur la suggestion de Marie qui savait à quel point son amie en serait heureuse. Et en effet, la jeune fille, depuis l’annonce de la nouvelle, parlait sans cesse de ses sœurs, racontant, attendrie, leurs jeux enfantins, leurs disputes, leurs réconciliations. Elle donnait l’impression de s’attendre à les retrouver telles qu’elles étaient quand elles avaient été séparées et Marie tentait de la mettre en garde, lui répétant que sa sœur aînée, mariée depuis trois ans au puissant seigneur de Riolas, n’aurait plus rien d’une fillette; quant à Claire, la douce, sa sœur préférée, elle était religieuse, et l’austérité de son nouvel état devait la tenir fort éloignée des puérilités enfantines. Rien n’y faisait: Brunemarthe se préparait, avec délices, à revivre un morceau d’enfance.