CHAPITRE III

 

Qu’eu non ai soing d’estraing lati
que˙m parta de mon Bon Vezi;
qu’eu sai de paraulas com van…

 

«Je ne me soucie pas d’un étrange langage
qui me séparerait de mon bon voisin;
je sais ce que valent les paroles.»

GUILLAUME IX D’AQUITAINE.

 

 

 

 

 

La première déception de Brunemarthe survint à Riolas. Laure, sa sœur aînée, était très infatuée de l’importance de son époux, qui rejaillissait sur elle, et regardait quiconque était moins puissant avec une condescendance vaguement méprisante. Elle fut aimable avec la dame de la Moure, amie de la duchesse d’Aquitaine, mais regarda à peine sa sœur cadette, encore jeune fille. On sentait là-dessous de vieilles rancœurs, et malgré le fait d’avoir été bien mariée, mieux même que ne le serait sa puînée, restait l’aigreur de n’avoir été établie qu’en second. Brunemarthe, qui se faisait une fête de ces retrouvailles, pleura longuement sur l’épaule de Marie. Quand elle fut remise du choc et de la peine causés par l’indifférence et le mépris de sa sœur, elle résolut de se venger en se rendant détestable. Elle y parvint fort bien. Avec malice, elle multipliait les anecdotes relatives à leur enfance où sa sœur apparaissait à son désavantage et s’enchantait de voir les yeux de sa victime s’allumer de rage impuissante. Elle commençait toujours ses récits par:

— Tu te souviens, Laure?

À ces mots, la dame de Riolas pâlissait et serrait les dents alors que son entourage, qu’elle malmenait volontiers, se réjouissait en secret. Tout y passa: de la couleuvre glissée dans la couche de leurs parents, qui leur avait valu à toutes d’être punies, au larcin de sucreries dans les cuisines, pour lequel une servante avait été battue, en passant par la déchirure volontaire infligée au plus joli bliaud de Claire, laquelle – «Tu te souviens, Laure?» — avait pleuré toutes les larmes de son corps… Plusieurs fois par jour, Brunemarthe exhumait, avec un plaisir non dissimulé, le souvenir d’un nouveau méfait. Marie était affligée de l’attitude de son amie, qu’elle jugeait indigne, et elle essayait, sans succès, de la raisonner. Azalaïs aussi tenta quelque chose, mais la jeune fille lui opposa un visage candide et lui dit avec une fausse naïveté:

— Mais je ne fais qu’évoquer notre enfance!

Azalaïs n’insista pas et préféra écourter le séjour. La dame de Riolas les regarda partir avec un indicible soulagement tandis qu’Azalaïs voyait ravivées ses inquiétudes : il fallait se rendre à l’évidence, sa future bru était mesquine et vindicative.

 

Au couvent de l’Oraison-Dieu, à Saint-Hilaire, ce fut bien différent, mais la déception fut aussi vive. À toutes les craintes de Brunemarthe, qui lui confia ses appréhensions quant à l’avenir, Claire opposait un sourire d’une sérénité ineffable et disait d’une voix douce:

— Dieu l’a voulu ainsi, ma sœur.

Ou alors:

— Sois sans crainte, ma sœur, Dieu y pourvoira.

Tant de béatitude exaspérait Brunemarthe qui, après avoir déploré à son arrivée de ne pouvoir rencontrer Claire que brièvement au parloir du couvent, s’en réjouit très vite.

On repartit pour Toulouse, maintenant toute proche, et Marie, inquiète, priait pour que son amie n’aille pas vers un autre désenchantement.

 

Toutes ces déconvenues ne les empêchaient cependant pas de goûter aux plaisirs du voyage. Chaque nuit on dormait dans un endroit nouveau, où l’on rencontrait des inconnus et tout était sujet d’ébaubissement pour les jeunes filles qui ne s’étaient jamais éloignées de la Moure.

 

On s’arrêta le plus souvent dans des sauvetés. Ces nouveaux lieux de peuplement, récemment créés par des communautés ecclésiastiques qui attiraient dans les bois et les friches où elles étaient installées des paysans qui ne pouvaient plus vivre sur leurs terres appauvries et surpeuplées, contrastaient étonnamment avec les villages des seigneurs par leur prospérité et le goût que les gens semblaient prendre au travail. Les religieux avaient donné à chaque famille un bout de terrain à essarter ainsi que des grains et quelques animaux pour démarrer. Ces paysans payaient une redevance au monastère et ils n’étaient pas riches, mais ils étaient affranchis et la terre qu’ils cultivaient était à eux. Dans leur regard, on décelait la fierté de l’homme libre et celle du propriétaire.

Azalaïs et Arnaut, impressionnés par la bonne tenue de ces exploitations, allaient en parler avec les prieurs des couvents pendant que leur maison s’installait. Les religieux étaient très fiers des résultats obtenus et s’en entretenaient volontiers avec les châtelains qui glanaient au passage quelques conseils d’agriculture qu’ils pourraient peut-être appliquer à la Moure.

 

On fit étape à Paumès, à Lautignac, à Poucharramet, à Saint-Clar, pour arriver enfin dans un lieu que les jeunes filles prirent pour Toulouse tellement il était encombré de maisons, de gens et de bêtes. Azalaïs les détrompa: ce n’était que l’un des faubourgs de la cité, nommé Saint-Cyprien à cause du sanctuaire dédié au saint moine qui s’élevait en ces lieux. Elles s’extasièrent, au passage, devant l’hospice Notre-Dame, récemment construit, en briques et en pierre, par les Bénédictins de la Daurade, pour accueillir les pèlerins toujours plus nombreux sur la route de Compostelle et arrivèrent devant le pont qui franchissait la Garonne. Il était immense et permettait d’entrer dans la cité sans être tributaire du gué du Bazacle, qui n’était pas toujours praticable. À sa vue, elles furent saisies d’admiration. Toutefois, quand elles apprirent qu’il avait été bâti par les Romains dont l’histoire se perdait dans la nuit des temps, elles s’inquiétèrent de sa solidité, bien qu’il fût en pierre, et leurs craintes furent avivées à la vue des hommes qui s’affairaient à le consolider. Mais on les rassura: il ne s’agissait que d’entretien et le pont était assez solide pour durer encore des décennies, voire des siècles. Tranquillisées, les jeunes filles jouirent alors sans réserves du spectacle qu’offraient le pont et ses alentours. Elles eurent le loisir de le faire longuement, car l’encombrement au péage était tel qu’il leur fallut la moitié de l’après-midi pour le franchir. Elles suivirent les évolutions des barques chargées de céréales et de toutes sortes de marchandises qui s’en allaient vers Bordeaux et elles s’étonnèrent à la vue des moulins à eau. Installés sur des radeaux, au plus fort du courant qui actionnait des roues à palettes en faisant tourner les meules, ils étaient retenus à la berge d’une manière qui semblait précaire. On leur confirma, en effet, la fragilité de l’arrimage de ces machines que les crues emportaient invariablement. Habituées aux terribles débordements de la Save et de la Houytère, qui étaient pourtant infiniment moins larges que la Garonne, elles eurent un frisson à la pensée de ce que devaient être les inondations de ce grand fleuve.

 

Avant d’arriver au château Narbonnais, où la duchesse était à l’abri d’une éventuelle révolte de vassaux qui n’accepteraient pas l’autorité du duc, il fallut traverser une partie de la cité. Après le pont, pour rejoindre la forteresse qui était une des pièces maîtresses de la ceinture fortifiée de Toulouse, on emprunta une rue qui passait à proximité des Halles de la Pierre d’où repartaient vers leurs campagnes des chariots ramenant les produits que les paysans des sauvetés voisines n’avaient pu vendre. La presse était indescriptible, et l’on était assailli par un bouquet de senteurs où les plus fortes, celles des aulx et du crottin, dominaient au point que l’on croyait qu’elles les enterraient toutes, mais le nez s’habituait et percevait ici le parfum suret de petites pommes vertes, là le fumet sauvage des cèpes, là-bas encore l’odeur aigre des fromages. Les gens s’interpellaient, forçant leur voix pour couvrir le tumulte qui, aux abords du marché aux volailles, atteignait son paroxysme.

 

Brunemarthe et Marie, qui cheminaient côte à côte, précédées et suivies de leurs compagnes, elles aussi par deux, étaient étourdies de tant de choses et de gens réunis au même endroit. Elles se laissaient porter par leur monture sans songer à la guider: où aurait-on pu aller dans cette foule, sinon dans la direction du courant? Quand elles se rendirent compte qu’il n’y avait plus personne de connu autour d’elles, le convoi était déjà loin et on n’en voyait plus que l’arrière-garde. Soudainement, le peuple qui les entourait et leur avait semblé pittoresque parut vaguement inquiétant, et elles s’avisèrent que les infirmes et les mendiants étaient nombreux aux alentours. Elles se rapprochèrent l’une de l’autre, pas encore vraiment inquiètes d’une situation qui leur semblait relever du hasard, et tentèrent de se frayer un chemin hors de la foule, mais elles n’y parvenaient pas. C’est alors qu’elles s’aperçurent, avec horreur, qu’elles étaient complètement encerclées par des ruffians aux visages menaçants. Elles comprirent alors que l’on avait profité de leur inattention pour les isoler intentionnellement et furent prises de panique. Elles ne pouvaient rien faire: leurs chevaux, maintenus par des mains fermes, étaient immobilisés et elles ne voyaient pas un seul visage amical dans leur entourage. Un homme effrayant de crasse prit le bras de Brunemarthe et lui ordonna de donner sa bourse. Elle la lui tendit en tremblant, et il en vérifia le contenu. Quand il vit qu’elle était à peu près dépourvue d’argent, il fit un geste de colère et lui arracha son lourd manteau de voyage dont il ôta, pour le faire aussitôt disparaître dans ses chausses, avec une expression de convoitise satisfaite, le précieux fermail d’argent. Pendant le même temps, Marie était pareillement délestée. On leur prit ensuite, en les bousculant, leurs belles ceintures à boucle émaillée et, à leur grand effroi, des mains commençaient d’arracher leurs robes quand un cri, lancé par la voix haut perchée d’un enfant dispersa tout le monde:

— Le guet!

Comme par miracle, elles se retrouvèrent au centre d’un espace vide, échevelées, dépoitraillées et en larmes. Pendant que ses hommes cherchaient sans grande illusion les coupables qui s’étaient fondus dans la masse, le chef des gardes s’approcha des jeunes filles pour s’enquérir de leur identité et de leur destination. L’affaire avait été très brève et, n’eût été l’état de leur toilette, personne n’aurait eu connaissance de l’incident. Mais il était patent qu’elles avaient été agressées et elles durent conter leur aventure par le menu. Elles s’en seraient bien passées, surtout l’orgueilleuse Brunemarthe, qui goûtait fort peu l’air goguenard de ses compagnes. Sa pose digne et offensée était tellement comique que Pierrine, la plus moqueuse du groupe, avait visiblement beaucoup de mal à retenir un fou rire.

 

Azalaïs, qui n’apprit l’aventure que quand le danger fut éloigné – et donc trop tard pour s’en inquiéter – se dit qu’ainsi il n’y aurait pas à surveiller les jeunes filles car toutes, autant celles qui avaient subi la mésaventure que les autres qui les avaient vues dépouillées de leurs précieux biens, se garderaient de s’aventurer sans escorte dans une ville aussi dangereuse.