Bon’amors ha un uzatge
co˙l bos aurs, quan ben es fis,
que s’esmera de bontatge,
qui ab bontat li servis;
e crezatz c’amistatz
cascun jorn meillura…
«Le bon amour a la même habitude
que le bon or, quand il est vraiment pur,
celui qui le sert avec valeur
épure sa qualité;
et croyez que l’amitié
tous les jours grandit.»
PEIRE D’ALVERNHA.
Philippa avait beaucoup vieilli. Dans son visage décharné, on ne voyait plus que les yeux, pour l’heure brillants d’exaltation, car sa joie était grande de retrouver Azalaïs. Dès qu’elle serait assurée de sa sécurité, la duchesse se transporterait dans le bourg, à proximité de la basilique Saint-Sernin où elle se plaisait à faire ses dévotions et où elle avait gardé des amitiés de son séjour précédent. Mais l’atmosphère de la ville n’était pas assez calme pour qu’elle puisse quitter le château où elle se morfondait. Elle avait tellement hâte de faire part à Azalaïs de tous les détails de son grand projet qu’elle ne put résister à le lui annoncer sans attendre: créer, aux abords de Toulouse, un monastère qui fonctionnerait sur le modèle de Fontevraud. Robert d’Arbrissel l’avait accompagnée dans le but de lui prêter main-forte dans la réalisation de l’entreprise. En attendant, il s’était installé chez les chanoines de Saint-Sernin et comptait y faire retraite pendant toute la durée des festivités. Azalaïs fut déçue, car elle avait espéré prendre conseil auprès de lui dès son arrivée. Quant à Philippa, elle regrettait de ne pas pouvoir commencer immédiatement sa grande œuvre, mais l’objectif premier, la raison pour laquelle le duc l’avait entraînée là, était de se faire accepter comme détentrice du comté de Toulouse et elle devait y apporter tous ses soins.
Une cérémonie d’hommage était fixée deux semaines plus tard et, dans l’entourage de la duchesse, les spéculations allaient bon train: qui viendrait faire sa soumission? qui se déroberait? Ne pas se présenter signifiait, pour celui qui commettait l’affront, le refus de l’autorité du duc et la volonté de prendre les armes. Mais l’agitation des courtisans n’avait pas de prise sur Philippa, car elle escomptait que les récalcitrants ne seraient pas nombreux, et qu’il serait facile de les dissuader, comme la première fois, lorsque tout s’était déroulé au mieux dans des circonstances à peu près semblables. Descendante directe de feu le comte de Toulouse, Guillaume le quatrième, elle n’envisageait pas que l’on pût mettre en doute sa légitimité, mais elle était impatiente que toutes ces célébrations soient terminées: alors elle pourrait entièrement se consacrer à la fondation du monument à la gloire de Dieu.
Azalaïs brûlait d’avoir des nouvelles de Poitiers. Mahaut, la très chère amie de son adolescence, et Bérangère, sa demi-sœur tendrement chérie, étaient toujours dans ses prières, mais depuis l’annonce de ses retrouvailles avec Philippa, continuellement sa pensée revenait vers elles. Elle avait caressé l’espoir de voir Mahaut dans la suite de la duchesse et l’avait cherchée du regard aussitôt qu’arrivée, mais elle n’était pas dans la nombreuse assemblée qui entourait Philippa. L’espérance d’Azalaïs s’éteignit tout de suite: nul doute que, présente à Toulouse, Mahaut fut venue au-devant d’elle.
Par contre, quand le duc d’Aquitaine entra avec ses chevaliers et qu’elle constata qu’Hugues n’y était pas, elle fut extrêmement soulagée. À lui aussi, elle avait beaucoup pensé les dernières semaines, car elle le redoutait autant que quelques années auparavant, lorsqu’il était prêt à tout pour l’épouser. Elle était sûre qu’il aurait tenté de se venger de l’humiliation qu’elle lui avait infligée s’il était venu en Languedoc. Philippa, qui l’observait, intercepta son regard scrutateur, comprit et la rassura tout de suite: le seigneur de Beaumont était devenu si monstrueusement gros qu’il ne pouvait plus monter à cheval et il vivait chez lui, avec des servantes et quelques gardes, à boire, manger et forniquer comme un païen.
Les nouvelles de Bérangère étaient bonnes: la jeune nonne s’était fait une place enviable à Fontevraud où elle secondait la prieure dans ses activités. Philippa, qui l’avait vue avant son départ, pouvait témoigner qu’elle était sereine et parfaitement à sa place au monastère. Mais la châtelaine doutait un peu de ses allégations: en effet, Bérangère aurait pu profiter du voyage de Philippa pour envoyer un message à sa demi-sœur; qu’elle ne l’eût pas fait prouvait qu’elle ne lui avait pas pardonné de s’être interposée dans ses projets de mariage, et la sérénité s’accommode mal de la rancune. Ce message qui n’était pas venu, Azalaïs l’avait espéré si fort et l’avait tellement demandé dans ses prières que son cœur se serra aussi douloureusement que le jour où elle avait entendu les pas de Bérangère résonner sur les dalles du corridor du couvent, alors qu’elle s’éloignait d’elle pour toujours, malheureuse et hostile. La peine d’aujourd’hui était plus vive encore que celle d’autrefois, car maintenant Azalaïs ne pouvait plus espérer une réconciliation.
Malgré cela, le pire restait à venir: quand elles furent seules, loin des regards, Philippa lui apprit qu’elle ne reverrait plus Mahaut en ce monde, car son amie avait succombé aux fièvres durant l’hiver. La peine d’Azalaïs fut immense. L’événement datait de plusieurs mois et la duchesse avait eu le temps de faire son deuil de cette nièce qu’elle avait aimée tendrement. Elle voulut apporter à Azalaïs ses consolations de bonne chrétienne mais, de longtemps, la dame de la Moure fut incapable d’accepter cette perte. Elle superposait sans cesse à l’idée que son amie jouissait du bonheur d’avoir accédé à la vie éternelle le regret de l’interruption de sa vie terrestre, mais elle chassait aussitôt cette pensée qui l’horrifiait, car elle prouvait son manque de foi. Elle revivait leur complicité et leurs rires, repensait à son bonheur de femme bien mariée, essayait de se consoler à l’idée que l’existence de Mahaut avait été meilleure que celle de la plupart des femmes, pour aussitôt regretter que le fil en fut interrompu alors que d’autres, malheureuses ou malades appelaient la mort de tous leurs vœux et continuaient à vivre. Elle songea à s’enquérir de l’époux de son amie et apprit, sans étonnement, qu’il était allé porter sa peine dans le silence d’un cloître après avoir cédé tous ses biens – à l’exception d’une donation aux moines, afin de s’assurer leurs prières pour le repos de l’âme de la disparue – à son fils aîné qui avait l’âge et les qualités requises pour prendre la succession.
Le château Narbonnais était déjà fort peuplé et ne pouvait accueillir la suite des châtelains de la Moure. Philippa insista cependant pour garder Azalaïs auprès d’elle alors qu’Arnaut rejoignait l’entourage du duc où il retrouva des compagnons d’autrefois, ceux qu’il avait charmés de son talent de troubadour lorsque la cour d’Aquitaine l’avait accueilli après qu’il eut été chassé de la Moure par le premier époux d’Azalaïs. La dame, un peu soucieuse, dut se séparer des jeunes filles qui l’accompagnaient. On les logea dans l’hôtellerie d’un couvent situé à l’intérieur du bourg, sous la protection du chapitre de Saint-Sernin, complètement à l’autre bout de Toulouse. Être ainsi, toutes les nuits, hors de portée de leur suzeraine, leur donnait une sensation de liberté tout à fait excitante. En réalité, elles y étaient enfermées et surveillées aussi bien qu’elles auraient pu l’être au château Narbonnais, mais il y avait cependant un avantage à leur situation: le matin et le soir, sur le trajet qui séparait le monastère de la forteresse, des écuyers du duc et autres jeunes gens se plaçaient sur leur chemin et, avec la complicité des gardes, chevauchaient un moment à leurs côtés pour leur glisser à l’oreille quelque compliment. Ces deux courts déplacements devinrent très vite les points culminants de leurs journées.
Au grand dépit de Brunemarthe, ce n’était pas elle qui recevait le plus d’hommages. En fait, à y bien regarder, ils se concentraient essentiellement sur la seule personne de Blanche, et ceux qui s’adressaient aux autres, c’était faute d’avoir pu l’atteindre. Blanche n’était pas des leurs: elle faisait partie de la suite de la duchesse qui l’avait chargée de faire le lien entre ses propres suivantes et celles d’Azalaïs. Un peu plus âgée que les autres et d’une éblouissante beauté blonde, elle faisait paraître terne n’importe laquelle de ses compagnes. Elle était veuve depuis peu d’un familier du duc, qui avait péri dans un accident de chasse, et l’on ne savait si elle allait prendre le voile ou un nouvel époux, car elle était très pieuse, comme Philippa et, comme elle, avait été mal mariée, ce qui lui faisait porter sur les hommes un regard froid et distant qui les enflammait davantage encore qu’un encouragement. Du plus jeune au plus rassis, ils s’empressaient auprès d’elle, au grand dam des autres femmes, qui la jalousaient férocement. Elle en avait l’habitude et s’en accommodait assez bien d’autant que la duchesse l’aimait beaucoup car, au-delà de la beauté de son visage, elle voyait celle de son âme. Azalaïs, quant à elle, avait aussitôt sympathisé avec Blanche, séduite par son caractère égal et sa piété.
Brunemarthe supportait mal de ne pas être le centre d’intérêt et elle lui voua aussitôt une grande animosité. Elle voulut obliger ses compagnes à copier son attitude, qui était d’ignorer Blanche, mais l’éloignement de la Moure et l’élargissement du microcosme dans lequel elles étaient autrefois confinées avaient diminué l’emprise de Brunemarthe sur ses compagnes. Pierrine, qui avait toujours été la moins soumise, ne cachait pas sa fascination pour Blanche et buvait ses paroles, Alamanda et Flandrine, linottes sans cervelle, oscillaient de l’une à l’autre et Garsie, la timide, qui auparavant n’avait jamais osé contredire Brunemarthe, était attirée par Blanche comme une phalène vers une chandelle. Marie elle-même faisait amitié avec la jeune femme, et souvent elles allaient prier ensemble à la chapelle du couvent pendant que les autres papotaient sans se lasser sur les menus événements de la journée. Brunemarthe voulut bouder, mais elle comprit qu’elle se retrouverait isolée dans sa mauvaise humeur et dut se résoudre à cacher son dépit et à adopter envers la jeune femme une attitude qui, si elle n’était pas chaleureuse, était du moins polie. Blanche, que les femmes de son âge excluaient par crainte de l’intérêt que leurs maris lui portaient, se retrouva, sans l’avoir voulu, au centre d’une cour de jeunes filles qui l’adulaient et dont le plus cher désir était de lui ressembler.
Toulouse ne réagissait pas comme l’escomptait le duc d’Aquitaine: il y régnait une agitation continuelle, les gardes ducaux étaient sans cesse pris à partie sans que l’on pût mettre la main sur les coupables qui se fondaient aussitôt dans une foule complice et, dès que l’on descendait dans la rue, on ressentait un malaise à voir les mines vaguement menaçantes de gens anormalement oisifs. Un danger latent planait dans l’air de la cité, auquel tout le monde était sensible, sauf Philippa qui continuait d’avoir confiance dans le peuple de sa ville natale. Il fallut un incident meurtrier pour lui dessiller les yeux.
Elle l’apprit au tout début de l’après-midi alors que, dans la grande salle, elle s’entretenait avec Azalaïs et Blanche de son futur monastère pendant qu’à l’autre bout de la pièce, le groupe bruyant de leurs suivantes commentait la nouvelle conquête de Blanche: le duc d’Aquitaine en personne qui, dans la promiscuité du château Narbonnais, avait découvert la jeune femme. Auparavant, elle lui était inconnue, car elle se tenait avec la duchesse à Fontevraud, alors qu’il résidait à Poitiers ou ailleurs, sans cesse requis par ses devoirs ou son plaisir. La beauté de Blanche, qui ressortait si fort parmi ces femmes où pourtant les belles ne manquaient pas, semblait le subjuguer, suscitant un grand émoi parmi les suivantes qui discouraient à l’infini sur la conduite de l’intéressée. Malgré la superbe indifférence qu’elle affichait, certaines pariaient que Blanche céderait au grand seigneur, alors que d’autres prétendaient le contraire, mais toutes étaient d’accord pour se réjouir de la présence de ce prestigieux prétendant: il allait éloigner les autres qui ne tarderaient pas à leur revenir.
Marie détestait ce genre de conversations et, si elle l’eût osé, elle se serait jointe au cercle des dames dont les sujets étaient plus proches de ses propres intérêts, mais elle était trop timide pour cela et devait rester à écouter les ragots de ses compagnes. Elle s’inquiétait pour Blanche, se rendant bien compte du danger que lui faisait courir l’attention manifestée par le duc: quand il se ferait pressant, ce qui ne tarderait pas, car il avait l’habitude d’aller rapidement au fait, la jeune femme aurait-elle le choix de repousser son suzerain tout-puissant? Car Marie savait que c’était cela que Blanche souhaitait, et que son comportement, contrairement à ce que prétendaient quelques malveillantes, n’était pas guidé par le calcul: véritablement indifférente aux hommes – et le duc ne faisait pas exception –, elle n’éprouvait nullement le désir de les attirer davantage par une attitude lointaine.
Un garde entra, essoufflé et hagard. Il avait cherché le duc en tous lieux, mais ne l’avait pas trouvé; alors il venait annoncer la catastrophe à la duchesse et prendre ses ordres. Le malheureux, affolé par la présence de toutes ces femmes qui s’étaient réunies autour de lui pour l’entendre, n’arrivait pas à coordonner ses pensées et Philippa eut bien du mal à lui extraire un récit cohérent. La nouvelle, hélas, était fort mauvaise: la pierre d’une fronde, lancée par une main inconnue, venait de frapper à mort l’évêque de Pampelune. L’information provoqua un silence consterné qui laissa bientôt la place à un flot de questions et de commentaires. Le soldat, égaré, ne savait plus où donner de la tête et Philippa dut imposer le silence à son entourage pour permettre à l’homme de retrouver ses esprits afin qu’il puisse répondre à ses questions.
On apprit que l’évêque se promenait paisiblement dans la cité, au pas de sa mule, lorsque l’accident était arrivé. Car le saint homme, que la duchesse estimait tant, n’était pas visé par le projectile: la pierre qui l’avait frappé à mort était destinée aux soldats du guet, disséminés par le duc dans toute la ville, au grand déplaisir des habitants du lieu. Philippa, qui n’avait, jusqu’alors, pas voulu entendre parler de révolte, dut se rendre à l’évidence: les souverains aquitains n’étaient pas acceptés. C’est au jeune Alphonse Jourdain qu’allait la ferveur populaire, et il faudrait trouver un moyen de séduire le peuple ou alors s’imposer par la force. En l’absence du duc, Philippa fit doubler la garde autour du château Narbonnais et ne permit qu’aux porteurs de la dépouille du prélat d’en franchir les portes.
Le retour de Guillaume, que l’on attendit dans la fièvre, survint à l’entrée de la nuit. Le duc se mit aussitôt dans une violente colère qui fit trembler tous ceux qui étaient présents et parla de faire massacrer la populace. Philippa, qui d’ordinaire n’intervenait jamais dans les affaires de son époux, se dressa devant lui, saisissante de maigreur et de détermination, et affirma avec une voix terrible qu’elle ne le laisserait pas tuer les Toulousains. Guillaume, impressionné malgré lui, accepta en maugréant de prendre conseil des personnalités ecclésiastiques les plus en vue de la ville: elles connaissaient le peuple de cette cité et sauraient comment le manœuvrer. On les envoya chercher sous bonne escorte et, à leur arrivée, qui se fit attendre, car les rues étaient fort encombrées par une foule à la fois inquiète et menaçante, on les pria de donner leur avis. Le prévôt de Saint-Sernin exprima son opinion, que les autres partageaient: dans un premier temps, il fallait donner le moins de retentissement possible à la mort de l’évêque de Pampelune et, pour cela, traiter l’affaire comme un accident. D’ailleurs, c’en était un.
Guillaume sursauta en entendant cela: le meurtrier avait bel et bien l’intention de tuer, il s’était seulement trompé de cible! Et le duc vengerait la victime, qu’elle soit évêque ou soldat. Le prieur de Lézat suggéra qu’il ne s’agissait probablement que d’un cas isolé auquel il serait maladroit de faire trop de réclame de crainte de donner des idées à d’autres frondeurs. Les autres approuvèrent. Devant leur unanimité, Guillaume grommela, mais finit par admettre le bien-fondé de la remarque et interrogea les religieux: que fallait-il donc faire?
— Une grande fête qui mobilisera toutes les énergies et diluera la révolte – après avoir pendu quelque manant que l’on aura pris une fronde à la main, bien entendu.
— Une fête! Vous n’y pensez pas! Ils vont croire que je les approuve, protesta le duc.
— Une fête religieuse, évidemment, précisa onctueusement le prélat qui expliqua avec patience à Guillaume que s’il réunissait tous les Toulousains dans une même ferveur, il les détournerait de leurs idées de révolte. Il fallait organiser une procession avec des reliques que le peuple viendrait vénérer.
— Pourquoi ne pas faire don de celles de Saint-Antoine, qui viennent d’arriver de Constantinople, à l’abbaye de Lézat? s’empressa de suggérer le prieur de ce monastère que Guillaume avait déjà comblé de bienfaits. Le prévôt de Saint-Sernin pinça les lèvres de dépit: il avait espéré les reliques pour sa propre basilique, mais il ne dit rien, car il savait que Guillaume, fort mécontent à l’idée de se dessaisir d’un bien aussi précieux qu’il avait prévu de garder à Poitiers, le donnerait plus volontiers à ces religieux, qu’il protégeait, qu’à ceux qui avaient la faveur de sa femme.
De mauvais gré, Guillaume se rendit à leurs raisons et les autorisa à organiser, avec l’aide de son intendant qui coordonnerait le tout, la procession propre à calmer les esprits et à pacifier Toulouse.