CHAPITRE VI

 

Per mo grat eu m’en jauzira…

 

«À mon gré j’en jouirai.»

BERNART DE VENTADORN.

 

 

 

 

 

La comtesse de Comminges, assise aux côtés de son époux, voyait avec angoisse le repas se terminer. Le comte était revenu finalement plus tôt que prévu, et ce retour contrecarrait le projet qu’elle avait eu de céder aux instances de Guilhèm et de l’accueillir dans sa couche ce soir-là. Elle n’avait pas voulu accepter trop vite, malgré le désir qu’elle en avait, de crainte de paraître facile, et n’avait accordé quelques privautés que pour mieux le garder en haleine. Et voilà qu’elle regrettait d’avoir atermoyé: la satisfaction de voir grandir le désir du jeune homme n’était rien en comparaison de la déconvenue qu’elle ressentait maintenant. Du bout de la table, Guilhèm lui lançait de noirs regards de reproche et elle s’agitait nerveusement, anxieuse à l’idée qu’il vienne quand même la rejoindre quand elle se retirerait, au risque d’être découvert par le comte qui ne manquait jamais d’être assidu auprès d’elle dans les jours qui suivaient une absence. Elle touchait à peine aux mets, émiettait le pain de son tranchoir, répondait à côté des questions et finit par susciter l’étonnement de son époux qui pourtant, à son habitude, ne s’intéressait que modérément à ses propos. Pour se tirer d’affaire, elle inventa une inquiétude qu’elle aurait eue à le savoir au loin si longtemps, et Bernart, qu’elle n’avait pas accoutumé à tant de sollicitude, parut encore plus intrigué. Elle était consciente de sa maladresse, mais ses efforts pour l’atténuer avaient un effet exactement contraire, et elle finit par se taire. Elle retarda le plus possible le moment de quitter la table, mais dut finir par s’y résoudre: les hommes commençaient d’être vraiment ivres et le spectacle qu’offrait leur beuverie était rien moins qu’agréable. Elle se leva et croisa une dernière fois le regard plein de rancune de Guilhèm. Elle lui fit un discret signe de dénégation, le visage suppliant, mais il se fit un plaisir de ne pas y répondre et la laissa partir sans la rassurer, satisfait de sa méchanceté.

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Il estimait qu’elle le faisait languir depuis suffisamment longtemps: une semaine entière qu’il devait se contenter de frôlements et de regards qui l’embrasaient et perturbaient son sommeil. Le matin de ce jour, il avait enfin obtenu d’aller la rejoindre pendant la nuit, et voilà que le comte était revenu! Pourquoi n’avait-elle pas dit «oui» la veille ou le jour d’avant? Car elle était prête à la reddition, il le savait depuis le début. Tout ce temps gâché! Et s’il allait la rejoindre quand même? Le comte ne paraissait pas sur le point d’aller se coucher: il venait juste d’entonner une chanson et, d’habitude, cela donnait une nouvelle impulsion à la soirée. Il se leva et se rendit dans la cour, comme pour aller soulager un besoin naturel, mais au retour, au lieu de reprendre sa place, il se dirigea en catimini vers le fond de la salle afin d’atteindre l’escalier qui menait à l’étage. Il allait poser le pied sur le premier degré lorsqu’il sentit une main sur son épaule. Il sursauta et se retourna vivement. Ce n’était qu’Amadieu! Soulagé, il repoussa son ami et entreprit de monter l’escalier. Amadieu le rattrapa et tenta de le convaincre de retourner dans la salle, mais Guilhèm ne voulait rien entendre. Le comte risquait d’arriver? Eh bien, il se cacherait!

— Où te cacheras-tu? insistait Amadieu.

— Derrière les courtines.

— Tu y passerais la nuit entière?

— Bien sûr! fanfaronna Guilhèm tout en se disant qu’il ne serait pas très plaisant que cela se produise.

Amadieu le sentit fléchir et eut le tort d’en faire état. Guilhèm se reprit aussitôt et finit de monter les escaliers d’un pas résolu tandis que son compagnon, très inquiet, retournait à table. François et Jean, qui les avaient vus partir l’un et l’autre, l’interrogèrent du regard quand il revint seul. Il haussa les épaules dans un geste d’impuissance et les trois visages reflétèrent le même souci. Leur inquiétude fut augmentée par le curieux comportement de Bernarde: en effet, contrairement aux autres jeunes filles qui avaient suivi la comtesse, elle s’était attardée et faisait des grâces à Bernart qui semblait très intéressé par ses propos. Qu’avait-elle vu ou deviné? Il n’était pas difficile de se rendre compte que quelque chose se tramait entre la comtesse et Guilhèm: malgré les avertissements de la nourrice et ceux des jeunes gens, ils n’avaient pas su, ou pas voulu, cacher leur désir. Et Bernarde était malveillante: ses remarques continuelles le prouvaient assez. Pour l’heure, la jeune fille montrait, en s’éloignant à son tour, une satisfaction des plus inquiétantes. Or le comte afficha, après son départ, un air de vanité comblée qui excluait qu’elle lui ait dit la vérité. Les jeunes gens étaient fort perplexes.

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Guilhèm, cependant, était parvenu au lieu de rendez-vous convenu le matin. Raimonde était là, à l’attendre, et essaya, elle aussi, de le dissuader d’aller plus loin. Elle lui dit que la comtesse lui demandait instamment de renoncer : elle trouverait une autre occasion, elle le lui jurait sur ce qu’elle avait de plus cher. Mais Guilhèm n’en démordit pas: il irait quand même. Elle reprit alors l’argument d’Amadieu, auquel il opposa la même réponse. Elle le supplia, le menaça, en vain. À bout d’arguments, elle se résigna à le conduire jusqu’à sa maîtresse en grommelant entre ses dents des commentaires peu amènes sur les hommes en général et les jeunes gens en particulier.

 

Quand Jeanne le vit arriver, elle eut un mouvement de satisfaction, car elle avait espéré, sans oser le dire à Raimonde, qu’il aurait l’audace de faire fi du danger. Mais il fallait en rester là: les risques étaient trop grands. Majestueusement adossée à ses coussins, sûre de son pouvoir, elle lui ordonna de s’en aller. C’était compter sans son orgueil et son obstination: il refusa et s’assit tout près d’elle. Elle savait qu’il fallait le faire partir au plus vite, mais il s’était installé comme s’il avait tout son temps et comptait passer la nuit avec elle. Inquiète de voir qu’il ne cédait pas, elle perdit très rapidement sa superbe et lui déballa, pêle-mêle, d’une voix que l’assurance du garçon rendait de plus en plus fébrile, les malheurs qui s’abattraient sur eux si le comte les surprenait. Il ne voulut entendre aucune de ses bonnes raisons et prétendit qu’ils ne risquaient rien, car en bas la fête était loin d’être finie. Jeanne recommença son plaidoyer avec une nervosité croissante, mais Guilhèm, fasciné par les épaules et les bras nus de la comtesse, n’entendait plus ce qu’elle lui disait. Soudain, dans un mouvement qu’elle fit pour lui enjoindre de partir, la couverture glissa et laissa apparaître la naissance de sa gorge. Il se jeta aussitôt sur elle sans un mot et se mit à l’embrasser. Elle essayait désespérément de le repousser, obsédée par la crainte de voir arriver son époux, mais il s’était emparé d’un gros sein, tiède et doux, dont le contact exacerba un désir auquel il s’abandonna avec emportement. Affolée, la comtesse se débattait contre cet inconscient qui risquait de provoquer leur perte à tous les deux. De toutes ses forces elle tentait de l’écarter, mais il était beaucoup plus vigoureux qu’elle. Tout en la maintenant d’une main, de l’autre il défit ses chausses. Arrachant les fourrures d’un geste brutal, il était prêt à la forcer sans ménagements quand il fut violemment secoué à l’épaule. Il se retourna, furieux, prêt à renvoyer l’importun. Mais il entendit des pas: le comte arrivait. Il revint tant bien que mal à la raison, se rajusta hâtivement et, sur les injonctions de Raimonde, plongea derrière les courtines pendant que la nourrice rabattait les couvertures sur la comtesse plus morte que vive.

 

Le comte, aussitôt qu’arrivé, s’écrasa sur elle en disant:

— J’ai appris que tu t’es languie de moi… je ne te ferai pas attendre davantage.

Jeanne, tout en se demandant qui avait pu lui dire une chose aussi fausse, songea, malheureuse et dépitée, qu’il n’y avait pas grande différence dans la façon de se comporter des deux hommes. Elle avait pourtant beaucoup espéré de Guilhèm, qui chantait l’amour de manière si convaincante, et elle avait attendu de lui douceur et délicatesse. Sous les assauts de son époux, qu’elle subissait avec dégoût, elle essayait de surmonter sa déception. La répugnance que lui inspirait le comte était telle que, déjà, elle cherchait des excuses à Guilhèm: il était jeune et impulsif, son désir d’elle était trop fort pour qu’il se domine, il savait qu’il fallait faire vite, car il risquait d’être surpris… Et elle réinventait, en l’enjolivant, la pitoyable scène qu’elle venait de vivre, car elle ne se résignait pas à renoncer aussi vite à ce bonheur qu’elle avait imaginé et dont elle rêvait depuis tant de jours.

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Derrière les courtines, Guilhèm était bien obligé de suivre la scène qui se déroulait tellement près de lui qu’il aurait pu en toucher les acteurs. Le comte ahanait sur la comtesse silencieuse. «Elle doit me regretter», pensa-t-il avec fatuité. Son rôle d’auditeur involontaire l’ennuyait fort: il était assez vexé d’avoir été délogé sans, en plus, devoir assister à la jouissance de celui qui avait pris sa place. Il serait volontiers parti, mais il ne pouvait pas courir le risque d’être entendu et il dut rester là, à attendre que le comte prenne bruyamment son plaisir. Il espérait que son suzerain, qui avait beaucoup bu, s’endormirait aussitôt après, ce qui lui permettrait de déguerpir mais, à sa grande déconvenue, il l’entendit entamer la conversation d’une voix qui n’était pas du tout ensommeillée.

 

Les propos de Bernart étaient sans intérêt: il s’agissait du départ pour Toulouse qu’il demandait à sa femme d’organiser au plus vite. Guilhèm cessa d’écouter et son esprit s’égara sur divers sujets; il pensa à ses amis, qui devaient s’inquiéter, et avaient peut-être quelques raisons de le faire, à sa mère qu’il reverrait sans doute à Toulouse où elle avait dû aller rejoindre sa chère duchesse. Azalaïs aurait-elle beaucoup changé? Combien d’années, déjà, s’étaient écoulées depuis qu’il avait quitté la Moure? Quatre ans? Non, cinq ans. Et l’Autre? Serait-il là? Il allait bientôt être temps qu’il cède la place…

 

Soudain, son attention fut attirée par les paroles du comte: il parlait d’une rencontre qu’il avait eue avec le comte de Foix et celui de Béziers. Guilhèm se mit à écouter passionnément ce que Bernart de Comminges disait à sa femme. Il comprit qu’il s’agissait d’un secret dont le petit groupe qui l’avait accompagné serait seul à être informé. Les jeunes ne seraient évidemment pas dans la confidence. Guilhèm se dit avec satisfaction que sa position scabreuse allait lui donner l’avantage de parader devant ses amis en leur faisant part d’une nouvelle que sans lui ils n’auraient jamais connue.

 

Le comte apprit à sa femme – et à Guilhèm – qu’il s’était allié aux deux autres pour soutenir Alphonse Jourdain contre le duc d’Aquitaine. Leur intention n’était pas d’entrer en guerre aussitôt, mais de faire semblant d’accepter l’imposteur tout en se tenant prêt à le chasser lorsque les circonstances seraient favorables. Il attendait de la comtesse de Comminges qu’elle lie amitié avec la duchesse d’Aquitaine, comme lui-même le ferait avec le duc, afin de gagner sa confiance et ainsi d’être au fait de tout ce qui serait entrepris par les Aquitains dans le comté de Toulouse. Jeanne accepta sans hésitation sa mission d’espionne: elle eût promis n’importe quoi pour que son époux cesse de parler et s’endorme afin de permettre à Guilhèm de quitter les lieux.

 

Le comte s’endormit en effet très vite après avoir cessé de parler et Guilhèm, à son grand soulagement, entendit les sonores ronflements qui le prouvaient. Il se glissa hors de sa cachette et, dans un geste de défi, au lieu de s’enfuir aussitôt, il s’approcha du lit où, à quelques pouces du comte endormi, il se pencha sur sa femme et l’embrassa longuement tandis qu’elle restait figée, toute à sa peur que son époux s’éveille. Il se releva enfin, et partit en affectant de prendre son temps.

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Jeanne resta longtemps éveillée. La bravoure de Guilhèm et son baiser, moins aviné que ceux de son mari, avaient effacé la déception due à la hâte et à la brutalité dont il avait fait montre lorsqu’il était venu la rejoindre un moment plus tôt. Elle se reprenait à rêver, imaginant que le jeune homme, une fois apaisée la grande soif qu’il avait d’elle, deviendrait un amant attentif et délicat. C’est sur cet espoir qu’elle finit par s’endormir sans que le souvenir des propos de son époux l’effleure le moins du monde: ses manigances politiques la laissaient totalement indifférente.

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Amadieu, Jean et François étaient assis au pied de l’escalier. Quand le comte s’était levé, après seulement trois ou quatre chansons, ils avaient été fort inquiets et depuis, ils étaient là, à attendre Guilhèm, au lieu de dormir, comme les autres. Les premières minutes avaient été terriblement angoissantes: ils avaient redouté d’entendre les cris qui auraient salué la découverte de leur ami. Mais rien ne s’était produit et ils s’étaient peu à peu rassurés, car le temps jouait en faveur de Guilhèm: s’il n’avait pas été surpris dans le lit de la comtesse, il s’en tirerait probablement avec une pénible nuit debout derrière une courtine poussiéreuse. Ils restaient là malgré tout, ne se décidant pas à abandonner le poste. Mais aux commentaires inquiets du début avaient succédé des supputations grivoises, car ils imaginaient assez bien Guilhèm derrière son rideau en train d’assister aux ébats des suzerains.

 

Quand Guilhèm arriva enfin, leur dernière inquiétude s’évanouit. Il leur laissa entendre, le sourire fat et l’air satisfait, qu’il était parvenu à ses fins avant l’arrivée du comte. Il dut essuyer quelques moqueries sur le fait qu’il avait dû céder la place, mais il sentait bien que les autres l’enviaient et l’admiraient d’avoir osé berner le suzerain sous son nez. Guilhèm, pour confirmer son avantage, leur apprit qu’il avait découvert un secret, mais refusa d’en révéler la teneur. Ils insistèrent un peu, mais ils étaient tous fatigués et se résignèrent à attendre le lendemain pour savoir la suite. Guilhèm s’endormit content: le dépit d’avoir été séparé de la comtesse était fort atténué par la satisfaction de le cacher à ses amis et de détenir une information secrète. Pour ajouter à son plaisir, il se remémorait son geste de bravade, au moment du départ: il avait sauvé la face, évitant une blessure d’amour-propre qui eût été plus difficile à supporter que le retard apporté à la satisfaction d’un désir. Car il ne doutait pas que ce n’était que partie remise: la comtesse trouverait bien le moyen d’arranger un autre rendez-vous.