CHAPITRE VII

 

Tan n’ai de pezansa
que totz m’en desconort;
mas no·n fatz semblansa,
c’ades chant e deport.

 

«J’en ai tant de dépit
que tout me désole;
mais je ne le montre pas,
car toujours je chante et m’amuse.»

BERNART DE VENTADORN.

 

 

 

 

 

La nouvelle courut le long du cortège à la vitesse d’un trait d’arbalète: les Commingeois étaient arrivés! Azalaïs, qui occupait un rang envié dans le groupe des suzerains, eut toutes les peines du monde à s’empêcher de se retourner. Brunemarthe, par contre, ne résista pas et, tout en continuant d’avancer à pas lents et de chanter les hymnes, elle se dévissait la tête à essayer de repérer Guilhèm parmi les nouveaux venus. Mais, à l’exception du comte et de la comtesse qui remontaient la file pour s’unir au groupe du duc, les arrivants s’étaient joints à la fin de la procession et il était impossible de reconnaître quelqu’un au milieu de cette houle mouvante de têtes. Admonestée par Marie qui voulait l’amener à plus de décence et de piété, Brunemarthe se retourna impatiemment. On venait à peine de commencer: il y en avait pour des heures, en s’arrêtant à chaque croix et à chaque sanctuaire, à faire d’abord le tour du bourg, puis celui de la cité, pour enfin sortir hors des murs et terminer dans l’abbaye qui aurait la garde des reliques avant qu’une troupe armée les conduise à Lézat.

 

Le serpent humain qui sinuait dans la ville était interminable : tout le monde était venu. Devant marchait le haut clergé de Toulouse et du Languedoc, rutilant de pourpre et de dorures. Il entourait les porteurs de la châsse d’or qui contenait les reliques. Nimbé de soleil, le superbe coffre à l’étrange facture orientale, bien visible de tout le cortège, arrachait aux badauds des cris d’admiration. Le duc, la duchesse et leur suite, magnifiquement parés, suivaient, accompagnés des plus grands seigneurs du Midi: le comte de Béziers était présent, ainsi que celui de Foix et même le comte de Comminges qui venait tout juste d’arriver. Par prudence, ces importants personnages étaient entourés de gardes, mais l’agitation semblait calmée. Les riches bourgeois toulousains venaient ensuite: marchands, propriétaires de moulins, artisans prospères, suivis de la populace, joyeuse et bigarrée. Seuls les juifs étaient restés chez eux, terrés dans leur quartier, à craindre que la colère du peuple ne fût, comme cela se produisait trop souvent, détournée sur eux. À Toulouse, ville libérale, ils avaient la vie plus facile qu’ailleurs et voulaient oublier, le reste de l’année, la traditionnelle humiliation pascale: un des leurs, représentant l’entièreté de ses coreligionnaires, recevait, au cours d’une cérémonie, un soufflet destiné à rappeler à tous que c’était le peuple juif qui avait tué le Christ. Outre la honte, l’aventure n’était pas sans danger pour le malheureux puisque l’on racontait encore qu’au début du siècle précédent, la gifle fut administrée avec une telle force que la victime en mourut, les yeux exorbités et la cervelle lui sortant par les oreilles. Quand le cortège arriva dans le quartier de la Dalbade, qui jouxtait le leur, nul d’entre eux ne hantait les rues, craignant que leur seule présence puisse être perçue comme un défi.

 

La procession, solennelle au début, prenait des allures de fête profane sous les acclamations et les cris de joie du peuple heureux de voir l’un de ses monastères s’enrichir de reliques qui étendraient leur protection sur tous. Les artisans avaient orné les devantures de leurs échoppes de leurs plus belles réalisations et, pour les honorer, on passa dans toutes les venelles: rue des Temponières, chez les fabricants de chausses, rue des Couteliers où toutes les lames – épées, coutelas, poignards – qui brillaient au soleil donnaient le frisson. Les gardes, dûment prévenus du danger potentiel de cette rue, étaient sur le qui-vive: il suffirait que les gens s’emparent des armes exposées à leur vue pour faire un carnage. Mais le cortège passa, et rien ne se produisit: en ce jour béni, le peuple de Toulouse était bon enfant. On continua par le quartier des foulons, rue des Paradoux, sans oublier ceux des brunisseurs, rue des Polinaires, et des filatiers, dans la rue qui portait leur nom. La procession s’étirait, revenait sur ses pas, suivant un trajet apparemment fantaisiste, mais qui avait été l’objet de farouches tractations, car chacun voulait avoir l’honneur d’être visité avant son voisin.

 

Alors que la duchesse, heureuse de participer à cette manifestation de foi, était abîmée dans la prière, le duc remâchait sa colère d’avoir dû céder à la pression de la populace et des prêtres. Il n’aimait pas ces gens de Toulouse bruyants, querelleurs et toujours prêts à revendiquer de prétendus droits. Dans ses propres États, il était inimaginable que le peuple se rebelle et il pensait que les comtes de Toulouse, trop tolérants, eussent été bien inspirés de suivre son exemple. Il n’avait qu’une hâte: quitter la ville au plus tôt et la laisser aux mains d’un gouverneur. Guillaume de Montmaur ferait parfaitement l’affaire. Et puis sa femme resterait pour surveiller l’érection de son monastère; elle était moins impopulaire que lui et parviendrait sans aucun doute à rallier les mécontents. Seule Blanche aurait pu le retenir un moment à Toulouse, mais il ne doutait pas de la séduire dans un avenir proche et ensuite, libéré de cette obsession, il partirait. Pendant que chacun le croyait occupé à prier, sur la foi de son air pénétré, il essayait de s’arrêter à un choix difficile. Où allait-il se rendre en quittant le Languedoc? Retournerait-il à Poitiers où il brûlait de rejoindre la vicomtesse de Châtellerault qu’il n’avait pas osé amener à Toulouse, car il se devait d’y afficher une entente de bon aloi avec sa femme? Mais en même temps, à se trouver si proche de l’Espagne, lui venait l’appel de la croisade auquel il avait déjà répondu plusieurs fois dans le passé. L’envie le prenait, irrépressible, d’aller pourfendre du Sarrasin de l’autre côté des Pyrénées. C’était à la fois si proche et si loin de Toulouse: à une distance moindre que celle qui le séparait de Poitiers, c’était l’exotisme d’un autre monde qui l’attirait dans les régions à conquérir sur les païens. Sa mémoire enflammait son imagination: il rêvait de cieux très purs, de terres arides, de minarets éclatants de blancheur et de ventres bruns ondulant voluptueusement, à la lueur des flammes de bivouacs, sur des musiques lascives…

 

Un banquet les attendait dans l’abbaye qui avait obtenu l’honneur de les accueillir, et la pause, sous les voûtes fraîches du réfectoire, après toutes ces heures passées au soleil, était impatiemment attendue. Alors que les femmes se rafraîchissaient, avant de passer à table, la comtesse de Comminges, qui n’avait que brièvement salué la duchesse d’Aquitaine quand elle avait rejoint la procession, vint se présenter selon les formes. Elles firent assaut de civilités, mais elles surent aussitôt qu’elles ne dépasseraient pas ce stade-là: elles n’avaient rien en commun, et s’en aperçurent aux premiers mots qu’elles échangèrent. Azalaïs, accompagnée de Brunemarthe, la future épouse de son fils, s’inclina devant sa suzeraine et l’œil jaloux de la comtesse détailla sans aménité sa jeune nièce qu’elle n’avait pas vue depuis des années. Jeanne fut aussitôt apaisée par ce qu’elle vit: Brunemarthe n’avait rien ni pour attirer ni pour retenir son fiancé.

 

En entrant dans la salle du banquet, Azalaïs, en proie à une vive émotion, chercha Guilhèm. Elle eut la joie de le trouver là, à l’attendre, tout proche de la porte par laquelle il savait qu’elle allait entrer. Ce fut un moment d’intense émotion pendant lequel ils ne surent que se regarder. C’était son fils, cet homme qui se tenait devant elle? Cet homme aux épaules fortes et aux traits virils. Cet homme si beau, c’était le bébé qu’elle avait mis au monde, le petit garçon qu’elle avait cru perdre, l’enfant révolté qui tenait tête à Arnaut. Il était devant elle, et elle était aussi incapable de bouger que de parler, tant elle était bouleversée. Ils se regardèrent au fond des yeux, et tout leur amour, audelà des incompréhensions et des rancunes, passa dans ce regard. Puis, Azalaïs se sentit broyée dans une étreinte qui la bouleversa de bonheur; plus rien n’existait autour d’elle: elle avait retrouvé son fils! Guilhèm se ressaisit le premier, gêné de l’élan qui lui avait fait prendre sa mère dans ses bras. Mais autour de lui, il n’y avait que des femmes, et toutes semblaient attendries par la touchante scène à laquelle elles venaient d’assister. Azalaïs essuya quelques larmes et se tourna, un peu confuse, vers Philippa pour lui présenter son fils. La duchesse l’accueillit avec affabilité, puis le cercle s’élargit. Brunemarthe, qui piaffait depuis un moment, s’avança alors avec autorité pour recevoir son dû d’hommages. Azalaïs, s’avisant enfin de sa présence, dit au jeune homme:

— Guilhèm, salue ta fiancée.

Il murmura quelques mots polis. Mais son œil l’effleura à peine, sans curiosité aucune, pour aussitôt se poser sur la comtesse de Comminges. Brunemarthe suivit son regard et surprit l’éclair de connivence qui passa entre eux. Mais déjà, Guilhèm présentait Amadieu, et Azalaïs salua avec chaleur l’ami de son fils. Puis ce fut François qui s’avança vers la dame de la Moure et celle-ci vit avec surprise qu’il se confondait avec les nobles jeunes gens qui l’entouraient et qu’il n’avait plus rien d’un vilain. Guilhèm expliqua à sa mère combien son compagnon d’enfance s’était fait apprécier chez le comte de Comminges et François, plus intimidé qu’il ne l’avait été depuis des années devant la dame qui lui rappelait ses origines paysannes, s’inclina avec humilité. Mais il fut aussi bien accueilli qu’Amadieu et, alors qu’il avait toujours gardé sa condition à l’esprit pour s’empêcher de rêver à un destin inaccessible, il se sentit tout à coup autorisé à espérer un avenir autre que celui qui lui était échu par la naissance.

 

Il y eut soudain un froid dans tout cet attendrissement : Arnaut venait d’apparaître, et Guilhèm, aussitôt, se redressa et l’affronta du regard. Le temps s’arrêta. Un instant, seulement: le jeune homme avait appris à dissimuler ses sentiments pendant les années de séparation et, malgré la haine qu’il retrouva, intacte, à la vue de celui qui avait usurpé la place de son père, il se contrôla parfaitement et s’inclina devant son parâtre comme un fils devait le faire. Les apparences étaient sauves, mais personne ne fut dupe. Azalaïs pensa que le temps du bonheur était toujours très bref.

 

Brunemarthe, qui avait été oubliée aussitôt que présentée, était restée glacée et muette, plus stupéfaite et incrédule que véritablement blessée par une situation tellement imprévue qu’elle la dépassait. Elle ne s’en était pas encore remise que tout le monde se dirigeait vers les tables: la procession avait creusé les appétits.

 

Marie, modestement en retrait, avait vu tout cela. Elle avait d’abord été heureuse, pour la dame, de la tendresse que son fils lui avait témoignée, mais son cœur d’amie fidèle s’était bien vite serré à la vue du dédain de Guilhèm pour sa fiancée. Elle avait aussi capté le signe d’intelligence qu’il avait échangé avec la comtesse de Comminges au-dessus du visage pincé de Brunemarthe et avait su l’interpréter. La colère et le chagrin crispaient maintenant le visage de la jeune fille dédaignée qui commençait elle aussi de comprendre le sens de l’échange qu’elle avait surpris. Marie s’avança vers elle pour lui prendre la main afin de lui apporter un peu de réconfort.

 

Les personnages importants se regroupèrent à la table d’honneur pendant que les jeunes se retrouvaient entre eux. Tandis que le décorum plaçait entre le prévôt de Saint-Sernin et celui de Saint-Étienne une comtesse de Comminges déjà résignée à s’ennuyer à mourir, à l’autre bout de la salle les jeunes gens s’installaient par affinités. Amadieu avait jeté son dévolu sur la piquante Pierrine; Jean, toujours attiré par la fragilité qui était si contraire à sa propre nature, manœuvrait pour s’asseoir aux côtés de Garsie et Guilhèm tentait de concilier avec la présence d’une belle voisine son désir d’apercevoir Jeanne depuis sa place. Brunemarthe, aux côtés de qui personne n’avait essayé de s’asseoir, réprimait difficilement un afflux de larmes. Tandis qu’elle s’accrochait à la main de Marie comme à la seule chose sûre en ce monde, celle-ci cherchait frénétiquement autour d’elle le jeune homme qui pourrait sauver son amie de la honte. Elle ne vit que François, mais c’était elle, Marie, qu’il regardait, avec une grande douceur. Émue malgré elle, elle se détourna; de toute façon, François n’était qu’un paysan, Brunemarthe l’eût repoussé avec hauteur.

 

C’est alors que Blanche parut et la situation changea. La jeune femme avait été retardée par quelque mission pour la duchesse et aucun des arrivants ne l’avait encore vue, mais quand elle fut là, tous les garçons convergèrent vers elle, oubliant sans façon les demoiselles qu’ils courtisaient un instant plus tôt. Le visage mobile de Brunemarthe laissait voir les sentiments excessifs qui l’agitaient: la haine pour Blanche, la joie mauvaise que ses compagnes aient été dédaignées à leur tour et la douleur causée par l’incompréhension de ce dédain dont elle-même était victime. Personnage central du groupe dans lequel elle évoluait, elle avait toujours cru qu’elle était la plus belle et la plus digne d’hommages. Depuis son arrivée à Toulouse, elle allait de déceptions en déceptions et devenait de plus en plus amère.

 

Jeanne, à qui le duc d’Aquitaine murmurait quelques mots de bienvenue, sentit qu’il se passait quelque chose: Guillaume s’était arrêté au milieu de sa phrase et regardait derrière elle en montrant tous les signes de l’intérêt le plus vif. Elle se retourna et la vit. Vêtue de bleu, une longue tresse d’or battant ses reins, elle avait l’air d’une apparition surnaturelle. La plus malveillante de ses rivales n’aurait pu trouver à redire à la pureté de ses traits, à la beauté de son teint ni même à son attitude face aux hommages qui l’assaillaient: elle leur répondait avec gentillesse, sans coquetterie aucune, sans le moindre désir de les encourager. Mais les jeunes gens restaient quand même autour d’elle, comme aimantés, tandis que les filles abandonnées s’essayaient à affecter l’indifférence. Parmi ces hommes fascinés, celui qui semblait le plus ébloui n’était autre que Guilhèm. Guilhèm qui, depuis la nuit dernière, était enfin son amant. Après une série de contretemps qui assombrissaient le garçon tous les jours davantage, elle était parvenue à arranger un rendez-vous avec la bougonne complicité de Raimonde et la farouche protection des amis de Guilhèm. Rien n’avait été négligé pour assurer leur sécurité et Sicard, de plus en plus soupçonneux, avait été attiré dans un piège qui l’avait mis hors d’état de nuire pour plusieurs heures.

 

Elle sentait encore sur sa chair meurtrie le souvenir des assauts un peu brutaux du jeune homme, mais la satisfaction d’avoir trompé son époux compensait le peu de plaisir qu’elle avait éprouvé. D’ailleurs, il avait été plus tendre en paroles qu’en gestes et il montrait une telle fierté d’être son amant que cela en était touchant. Après l’amour, alors qu’il reposait auprès d’elle, elle avait caressé ce jeune corps musclé dont elle aimait l’odeur, et c’était ce moment, après la demi-déception de l’étreinte, qui lui avait donné un bonheur qu’elle aspirait à revivre. Et voilà que le nuage sur lequel elle marchait depuis le matin venait de crever: Guilhèm l’oubliait auprès du premier bliaud qui passait! Elle éprouva un grand soulagement quand le duc d’Aquitaine, la plantant là sans explications, se dirigea à grandes enjambées vers le groupe des jeunes, prit la superbe apparition par la main et l’installa à ses côtés. Les garçons, un moment interloqués, se ressaisirent et reprirent, là où ils l’avaient laissée, leur stratégie d’encerclement des jeunes filles.

 

Mais Guilhèm, qu’elle surveillait de loin tout en écoutant d’une oreille distraite le prévôt de Saint-Sernin lui vanter la beauté de son église, ne manœuvrait plus pour l’avoir elle, Jeanne, dans son angle de vision, mais bien la beauté blonde qui l’avait ensorcelé. Devenu indifférent aux autres jeunes filles, il s’était laissé reléguer aux côtés de sa fiancée, dont les autres n’avaient pas voulu, et qui allait sans aucun doute tenter de le séduire. La comtesse de Comminges, découragée, augurait fort mal d’un séjour toulousain qui commençait sous de tels auspices.

 

Brunemarthe, satisfaite de ce retournement de situation qui lui valait, contre tout espoir, le voisin qu’elle avait souhaité, décida de lui faire expier l’affront qu’elle estimait avoir reçu en adoptant une posture noble et méprisante. Mais Guilhèm n’y prêta pas attention et, alors que la froide dignité de sa voisine se changeait peu à peu en masque douloureux, il concentra toute son attention sur Blanche, regardant avec une désolation croissante les prévenances dont le duc d’Aquitaine l’entourait. Rendu lucide par la jalousie, il vit aussi qu’elle était au centre de toutes les attentions de l’entourage de Guillaume, principalement d’un grand homme maigre qui ne lui parlait pas, mais qui ne la quittait pas du regard, en oubliant même de manger, et dont le visage exprimait une convoitise torturante et une détermination farouche.

 

Marie était assise aux côtés de Brunemarthe et posait de temps en temps la main sur sa cuisse, pour lui apporter un peu de réconfort. Elle ne savait que lui dire, ne voulant pas, par ses mots, la blesser davantage. Son amie avait sifflé, la bouche serrée:

— Tu as vu comme il la regarde! Et tout à l’heure, c’était la comtesse. Je suis sûre qu’il couche avec cette chienne en chaleur!

La pression de la main de Marie se fit plus forte. Que pouvait-elle répondre à cela? C’était vraisemblablement exact. Ce soir, elle essaierait de lui expliquer que ce n’était pas si grave, que Blanche était de toute façon inaccessible et que la comtesse, il ne la verrait plus quand il serait installé à la Moure. D’ailleurs, elle ne l’intéresserait pas longtemps: elle était beaucoup plus âgée que lui et serait bientôt une vieille femme. Brunemarthe se laisserait-elle consoler? Elle conclurait peut-être – comme Marie qui se garderait bien d’en parler – que l’attitude de Guilhèm démontrait un tempérament volage. On pouvait craindre la perspective de beaucoup de larmes à venir. Comme il était difficile d’avoir ce genre d’entretien à table et que la détresse de Brunemarthe était trop grande pour qu’elle soit capable de participer à une conversation légère, Marie se détourna d’elle et céda aux sollicitations de son voisin qui voulait engager la conversation.

 

C’est sans surprise qu’elle avait vu François s’asseoir à côté d’elle: il la regardait depuis son arrivée avec le groupe des garçons commingeois et, elle l’avait observé avec plaisir, il avait été le seul à ne pas accorder à Blanche plus qu’une attention polie. C’était nouveau, pour elle, d’attirer un jeune homme et tout aussi nouveau d’en être touchée. François ne différait guère de ses compagnons, plus brun de peau, peut-être, avec un air de maturité et de réflexion qui manquait aux autres, assurément. Dans le regard qu’il posait sur elle, il y avait beaucoup d’émotion. Elle devina qu’il souhaitait entendre parler de la Moure et elle se souvint tout à coup que les parents du garçon avaient péri deux hivers auparavant, lors de la grande famine. Elle pâlit terriblement et son voisin, inquiet, se pencha sur elle. Prenant sa main dans un geste d’une grande douceur, il s’enquit de son désarroi. Elle la retira aussitôt, gênée de ce contact, et il s’excusa. Elle déglutit difficilement, puis se décida à parler: il faudrait bien que quelqu’un le lui dise. Ce fut à son tour à lui de devenir livide et ce fut alors elle qui posa très légèrement sa frêle main blanche sur celle de son voisin. La sentant contractée, elle laissa la sienne, pour l’apaiser, et peu à peu, il se détendit. Elle la retira alors et ils parlèrent de la Moure. François s’informa discrètement de la situation qu’on lui faisait au château, et se réjouit de son amitié avec Brunemarthe et avec la dame. Puis il voulut avoir des nouvelles de Maria et de Garsenda. Elle lui apprit la mort de la Moundine. Ils parlèrent de Peire, et devant la tristesse de Marie, François, de nouveau, effleura sa main. Ils vécurent un moment très doux et quand il fallut se quitter, Marie s’aperçut avec remords qu’elle avait complètement oublié Brunemarthe. Celle-ci, d’ailleurs, ne se priva pas de le lui faire remarquer et ajouta méchamment, le menton en avant et les lèvres pincées: «On dirait que tu t’es bien amusée avec ton paysan.» Deux grosses larmes montèrent aux yeux de Marie, mais l’autre, toute à sa rancœur, feignit de ne pas les voir.