Belh m’es quan vei pels vergiers e pels pratz
tendas e traps e vei cavals amatz
e vei talhar ortz e vinhas e blatz
e vei gienhs traire e murs enderrocatz
et aug trompas e grans colps dels nafratz
…
Aital guerra m’agrada mas que patz…
«Il m’est agréable de voir dans les vergers et dans les prés
les tentes et les pavillons et les chevaux armés
et de voir dévaster les jardins et les vignes et les blés
et de voir tirer les machines de guerre et démolir les murs
et entendre les trompes et les grandes chutes des blessés.
Une telle guerre me plaît davantage que la paix.»
BERNART DE ROVENAC.
C’est juste avant que les jeunes filles et leur escorte ne pénètrent dans le château Narbonnais, le lendemain, que le drame se produisit. Il y eut une bousculade qui effraya les chevaux, beaucoup de cris et d’exclamations, et quand chacun eut maîtrisé sa monture, ce fut pour voir disparaître quatre cavaliers au grand galop. L’un d’eux avait un corps féminin jeté en travers de la selle: Blanche avait été enlevée. Les gardes hésitèrent: fallait-il pourchasser les ravisseurs et laisser les autres jeunes filles sans protection? Ou bien en référer au duc et attendre les ordres? Après une courte discussion, les gardes prirent le parti d’entrer au château et de donner l’alarme. Le duc ne perdit pas de temps à réfléchir: il courut à son cheval, l’enfourcha, et partit, bride abattue, dans la direction qu’on lui avait indiquée. Il était suivi de près par ses familiers et la meute des jeunes: tous voulaient participer à la chasse et à la curée.
Quand les filles de la Moure arrivèrent dans la chambre des dames avec la nouvelle, elles provoquèrent un grand émoi. Tout le monde voulait des détails, mais elles ne pouvaient que répéter le peu qu’elles avaient vu. Une seule chose était certaine: le rapt de Blanche. Mais elles ne connaissaient ni l’identité des coupables, dont elles n’avaient aperçu que les silhouettes, ni leur destination. Les suppositions allaient bon train: chacune avait un nom à avancer. Parmi les dames présentes, certaines affichaient un visage serein: leurs époux avaient partagé leur couche qu’ils venaient à peine de quitter; on savait aussi que l’on pouvait éliminer le duc d’Aquitaine: tout le monde l’avait vu partir. D’autres, au contraire, montraient une certaine inquiétude, et parmi elles, celle dont le visage était le plus anxieux était la comtesse de Comminges: en effet, de la liste de coupables potentiels, elle n’excluait ni son mari – dont elle ignorait s’il avait été séduit par Blanche parce qu’elle ne s’était pas intéressée à lui pendant le repas de la veille, mais qu’elle savait capable de ce genre de folie – ni son amant dont elle ne pouvait se cacher l’attrait que la jeune femme exerçait sur lui. Bernart avait le pouvoir de la ridiculiser, Guilhèm, celui de la faire souffrir.
Philippa et Azalaïs étaient navrées pour leur amie. Résistant aux pressions de son frère aîné, qui voulait à toute force la marier à un homme de son choix, Blanche s’apprêtait à annoncer sa décision d’entrer au couvent. Tout était maintenant compromis: en l’enlevant, le ravisseur la mettait dans l’obligation de l’épouser, à moins qu’on ne les rattrape tout de suite. Fuyant l’agitation des suivantes, elles partirent à la chapelle prier pour Blanche en compagnie des autres femmes mariées.
Les jeunes filles, que l’idée de l’angoisse de Blanche n’effleurait pas, étaient tout émoustillées par la situation. Bien à l’abri dans le château, elles vivaient l’aventure par procuration, se voyant à la place de cette femme qui était capable de susciter une passion assez vive pour pousser un homme à se conduire en prédateur. Elles se représentaient le ravisseur sous les traits d’un amant courtois: jeune, beau et tendre et s’imaginaient, avec un frisson de plaisir et de crainte mêlés, à la place de la proie. À l’étonnement général, Marie, excédée, sortit de son habituelle réserve pour les ramener à une plus juste perception de l’affaire en disant sèchement:
— Il ne vous est pas venu à l’esprit qu’il était peut-être vieux et laid, et sans doute violent, sans quoi il aurait tenté de la séduire au lieu de l’enlever?
Son intervention jeta un froid, mais elles ne se laissèrent désarçonner qu’un instant et repartirent de plus belle sur leurs chimères.
Brunemarthe ne s’était pas déridée depuis la veille. Sa triste soirée l’avait obsédée toute la nuit. En se tournant et se retournant sur sa couche, elle s’était répété qu’elle était la seule à ne pas être courtisée. Même Marie avait un admirateur. Et elle, personne. Elle repensait avec amertume aux rêves qui l’avaient bercée avant ce malencontreux voyage à Toulouse. Elle s’était représentée au centre d’une cour de jeunes gens empressés auxquels elle aurait accordé ses faveurs avec parcimonie: une œillade à l’un, une pression de main à l’autre; à un troisième, elle aurait abandonné une rose qu’elle venait de respirer, et à tous, elle aurait refusé un rendez-vous, pour les tenir en haleine et augmenter son pouvoir sur eux. Ce rôle, qu’elle était prête à jouer, avait échu à Blanche qui, pour comble, lui avait peut-être aussi dérobé son fiancé: en effet, comme Jeanne, elle craignait que Guilhèm ne soit l’auteur du rapt.
Marie aurait voulu consoler son amie, mais Brunemarthe découragea ses moindres tentatives: elle en voulait au monde entier. Et en particulier à Marie qui, la veille au soir, au lieu de se morfondre avec elle, avait eu l’indécence de fleureter avec ce paysan qu’elle lui enviait – sans se l’avouer – tout en le méprisant. Marie non plus n’avait pas beaucoup dormi, car elle pensait à ce jeune homme qui lui était à la fois familier et totalement inconnu. Elle était heureuse et s’empêchait de rêver au-delà de ce qu’ils avaient vécu ensemble la veille. En effet, quel avenir commun pourraient avoir une bâtarde élevée par charité et un fils de paysan n’ayant pour tout bien que l’amitié de son seigneur? Elle se contentait du bonheur présent et, repoussée par Brunemarthe, elle partit rejoindre les femmes à la chapelle pour remercier Dieu de cette joie qu’il lui accordait et pour lui demander de protéger Blanche.
Il y avait plusieurs heures qu’ils chevauchaient quand ils s’arrêtèrent, désorientés. Les traces, au début, avaient été faciles à suivre: les paysans montraient la direction d’un geste assuré, et les cavaliers, un instant arrêtés, repartaient de plus belle. Mais peu à peu, les indications devinrent plus vagues, voire contradictoires, et le duc d’Aquitaine, les mâchoires crispées par la contrariété, dut se résigner à donner le signal du retour: on ne les rattraperait pas. Si l’allure effrénée de la poursuite avait interdit tout échange, le retour, plus calme, favorisait la conversation. Guillaume fulminait. Il feignait de s’indigner du rapt de l’amie de sa femme comme d’un manque de respect envers sa maison, mais personne ne s’en laissait conter: ils savaient tous qu’en d’autres circonstances le duc eût salué le brio de cet enlèvement à la barbe des gardes, mais qu’il ne pouvait admettre qu’un autre eût mis la main sur la proie qu’il s’était choisie. Cet autre, nul n’était capable de le désigner nommément: il n’avait pas été identifié au moment du rapt et il manquait trop de monde dans la troupe des poursuivants, en raison du départ précipité, pour que l’on pût en tirer une conclusion. Ne perdant pas son temps à observer les gens ni à s’interroger sur leurs sentiments, le duc n’avait aucune idée des passions que Blanche avait pu inspirer et, partant, aucune hypothèse; si ses compagnons en avaient une, ils se gardèrent bien de l’exprimer, ne voulant pas prendre le risque, en cas d’erreur, de se mettre une vilaine affaire sur les bras.
Par contre, les jeunes de Comminges, qui suivaient à quelques toises, ne se privaient pas d’échafauder toutes sortes de suppositions. Heureux d’avoir participé à cette chasse inusitée, ils étaient beaucoup moins dépités que le duc qu’elle n’ait pas abouti. Les cadets sans fortune, surtout, car les suites de cet événement ne faisaient de doute pour personne: la jeune femme serait contrainte d’épouser son ravisseur qui, ainsi, s’emparerait non seulement de la plus belle des femmes, mais, murmurait-on, de biens importants. Ils admiraient l’audace du geste et rêvaient d’accomplir semblable exploit.
Pendant ce temps, Guilhèm, l’air sombre, ne disait rien. Ses compagnons étaient trop plongés dans leur conversation pour se rendre compte qu’il ne partageait pas leur enthousiasme. Il était tombé amoureux de Blanche au premier regard, et depuis n’avait été occupé que d’elle. Sans se demander si elle était accessible, sans se rendre compte qu’elle ne l’avait pas remarqué. Pendant le repas, indifférent à tout ce qui n’était pas elle, il ne l’avait pas quittée du regard, l’adorant à distance. C’était la première fois qu’il était ainsi captivé. Jeanne avait cessé d’exister, et toutes les autres femmes avec elle. Trop exalté, il n’avait pu rester couché, et la nouvelle du matin l’avait trouvé déambulant dans la cour des écuries. Hébété, il avait suivi le mouvement, tandis que la douleur, peu à peu, s’insinuait en lui. Il savait qu’on ne les rattraperait pas: le grand homme maigre ne lâcherait pas sa proie. Il était sûr que c’était lui le ravisseur: de tous les désirs qui entouraient Blanche, seul le sien était assez fort pour faire fi de l’autorité du duc.
Les femmes qui guettaient leur retour comprirent à leurs mines sombres qu’ils avaient échoué. Philippa et Azalaïs échangèrent un long regard désolé tandis que leurs compagnes, reconnaissant dans le groupe des cavaliers leurs maris, fiancés ou amants, non seulement se rassuraient, mais se félicitaient en secret de la disparition d’une rivale aussi redoutable. Aucune n’eût osé s’en réjouir ouvertement, par respect pour la duchesse, mais on sentait passer un courant de satisfaction et de soulagement auquel Azalaïs, plus réceptive que son amie, fut douloureusement sensible. Plus pénible encore lui fut la découverte de Brunemarthe fixant le visage défait de Guilhèm avec une joie mauvaise. Habituée à voir les hommes aux pieds de Blanche, elle devina l’amour de son fils et son désespoir. Elle se douta aussi qu’il avait négligé sa fiancée, mais elle n’avait plus de pitié pour sa future bru: Brunemarthe était trop méchante pour mériter sa compassion.
On ne savait toujours pas qui était l’auteur de l’enlèvement, et il fallut attendre que tout le monde soit rentré pour que les hommes d’écurie donnent la réponse: les seuls chevaux qui manquaient étaient ceux du seigneur du Port-Vieux et de ses trois vavasseurs. Guilhèm avait vu juste: il s’agissait bien de celui qu’il avait soupçonné. Le duc, que la colère n’avait pas lâché, demanda où étaient situées les terres de cet homme qui avait osé violer son hospitalité. Il était clair que son projet immédiat était de l’y poursuivre. C’est alors que le comte de Foix s’avança paisiblement, croisa les bras sur sa poitrine, et dit d’une voix calme:
— Elles sont dans mon comté. Le seigneur du Port-Vieux est mon vassal et je lui dois protection.
En voyant les comtes de Béziers et de Comminges s’avancer et se placer, les bras croisés eux aussi, l’un à la gauche et l’autre à la droite du comte de Foix, Guilhèm sentit son dernier espoir l’abandonner: il se souvenait de l’accord conclu entre les trois hommes et comprit que cette entente, destinée à soutenir Alphonse Jourdain, allait jouer contre Blanche.
Le silence s’était fait et chacun s’était tourné vers les quatre hommes qui s’affrontaient. La situation était claire: le duc d’Aquitaine avait le choix entre l’abandon de Blanche à son sort et le déclenchement d’une guerre avec ses trois plus grands feudataires. Tout le monde était suspendu aux lèvres de Guillaume. Qu’allait-il dire? La raison et le bon sens lui dictaient de céder, mais le duc d’Aquitaine aimait relever les défis et la crainte prenait sa mesnie qu’il ne jette son gant et les entraîne dans une aventure vouée à l’échec. Guillaume serrait les dents si fort que ses mâchoires en blanchirent, ses yeux jetaient des éclairs et l’on crut qu’il ne pourrait pas contrôler sa colère. Il y parvint cependant, au prix d’un violent effort, et chacun respira mieux en l’entendant dire:
— Au diable, le seigneur du Port-Vieux!
Mais les hôtes du château Narbonnais n’étaient pas au bout de leurs émotions. Le duc d’Aquitaine n’acceptait pas de faire piètre figure: il fallait qu’il provoque l’étonnement et l’admiration. Alors, tandis que le soulagement de voir s’éloigner le spectre de la guerre détendait les visages et que le sort de Blanche sombrait dans l’indifférence, il déclara, avec son grand sourire carnassier, à l’assistance stupéfaite:
— Puisque vous êtes tous réunis, j’en profite pour vous annoncer que je pars en croisade contre les Maures. Qui m’aime me suive!