… ges no·n auretz de me,
qu’eu m’en vau, chaitius, no sai on.
De chantar me gic e·m recre,
e de joi e d’amor m’escon.
«…vous n’aurez plus rien de moi,
car je m’en vais, malheureux, je ne sais où.
Je renonce à chanter et je m’en abstiens,
et je me soustrais à la joie et à l’amour.
BERNART DE VENTADORN.
Guilhèm n’avait pas accepté la dérobade du duc d’Aquitaine. Tandis que fusaient les commentaires au sujet du départ en croisade, il scruta les visages alentour à la recherche de signes indiquant qu’il n’était pas le seul à être prêt à tenter un coup de main pour arracher Blanche à son ravisseur. Son attention se porta naturellement sur son frère, Aimery. Il ne fut pas déçu: la colère et la détermination étaient inscrites sur son visage. Guilhèm ne lui avait jamais parlé, car c’était un grand seigneur de la suite du duc d’Aquitaine alors que lui-même n’était pas encore chevalier, mais il n’hésita pas. Il se planta devant lui, le regarda avec hardiesse et lui dit:
— Je suis ton homme.
L’autre lui répondit avec la même sobriété:
— Demain, à l’aube.
Il se détourna ensuite de Guilhèm qui continua de l’observer de loin. Cela permit au garçon de comprendre qu’ils seraient une bonne petite troupe, le lendemain, à la poursuite du seigneur du Port-Vieux, car toute la soirée il vit des jeunes gens se livrer au même manège que lui. À un moment, le duc d’Aquitaine vint parler à Aimery puis le quitta en lui pressant l’épaule de la main. Était-ce un geste de réconfort pour la perte de sa sœur ou un encouragement à agir? Guilhèm n’aurait su le dire, mais il pressentait que le duc avait deviné le projet de son vassal et l’encourageait à le réaliser.
Amadieu et François gardaient un œil sur Guilhèm, car ils craignaient ses réactions. Ils avaient vu sa démarche et celles des autres garçons, avaient compris ce qui se préparait et décidé d’y participer pour lui venir en aide, le cas échéant. En se roulant dans sa couverture, avant de dormir, François demanda simplement:
— Quand?
— À l’aube.
— Nous en serons, dit Amadieu.
Guilhèm ne fut pas étonné de l’appui de ses amis, mais néanmoins, par loyauté, il insista sur le fait que l’aventure était pour eux très risquée: c’était à leur propre suzerain qu’ils allaient s’opposer en se joignant à Aimery puisque le comte de Comminges avait fait alliance avec celui de Foix pour protéger le seigneur du Port-Vieux. Amadieu coupa court en affirmant:
— Si tu n’as pas peur pour toi, nous n’avons pas peur pour nous.
Quoique réconforté par cette preuve d’amitié et la promesse d’entreprendre une action, Guilhèm connut une nuit agitée et un sommeil nerveux entrecoupé de rêves violents.
Ils étaient une vingtaine dans la fraîcheur du matin, à galoper vers le lointain château du Port-Vieux, sis en territoire fuxéen, mais à son extrême limite ouest, non loin des vallées pyrénéennes du Comminges. Le seigneur du Port-Vieux avait un jour d’avance. Malgré cela ils ne désespéraient pas de le rattraper, car ils disposaient d’un excellent guide: le propre voisin du ravisseur, en conflit avec lui, avait sauté sur l’occasion qui lui était offerte de nuire à son ennemi. Dès qu’il avait appris l’histoire, il était venu proposer son aide à Aimery et lui avait assuré qu’il connaissait un moyen de rattraper les fuyards: en effet, le seigneur du Port-Vieux, afin de ménager Blanche, se verrait obligé de prendre le chemin accessible aux chevaux pour rejoindre sa forteresse, un nid d’aigle perché au sommet de la montagne, alors qu’il existait un sentier escarpé qui y menait beaucoup plus vite. Si Aimery et ses hommes prenaient la voie difficile, le seigneur du Port-Vieux les trouverait à l’attendre devant son château. Il les avertit que pour y passer il fallait être à pied et ne pas craindre le vide, car le sentier épousait longuement la ligne de crête, mais ils ne voulurent pas connaître les dangers: ils n’avaient peur de rien ni de personne. Les meilleurs amis d’Aimery s’étaient joints à lui ainsi que les jeunes de chaque mesnie les plus avides d’en découdre: s’ils arrivaient à temps pour l’empêcher de s’enfermer avec sa proie dans son inexpugnable forteresse, le seigneur du Port-Vieux n’avait aucune chance de leur résister.
Ils galopèrent tout le jour, ne s’arrêtant qu’à la nuit tombée, sans même prendre le temps de faire une pause pour avaler la nourriture dont ils s’étaient pourvus. Au premier relais, ils apprirent que le seigneur du Port-Vieux menait un train aussi rapide que le leur: il avait passé la nuit précédente à l’endroit où ils se proposaient de faire étape et en était reparti au petit matin. L’aubergiste leur confirma qu’ils étaient quatre hommes accompagnés d’une femme. Depuis le matin, elle avait son propre cheval, une jument blanche, qu’ils lui avaient achetée. Les jeunes gens affamés dévorèrent l’énorme omelette aux girolles fortement relevée d’aïl que leur hôte s’était empressé de préparer et mirent à mal sa provision de jambon dont ils découpèrent de larges tranches. Ils firent descendre le tout à grands coups de claret et s’endormirent aussitôt, pêle-mêle dans le foin des chevaux.
Ils avaient menacé l’aubergiste des pires sévices s’il ne faisait pas en sorte qu’ils soient prêts à partir aux premières lueurs de l’aube. L’avertissement fit son effet, car le levant rosissait à peine que déjà ils étaient en selle, l’estomac plein et les fontes alourdies de nourritures abondantes. La poursuite reprit, aussi effrénée que la veille. Le guide se révélait efficace: à chaque étape, on leur confirmait le passage des fuyards. La distance qui les séparait resta cependant la même plusieurs jours durant. Un soir, enfin, ils apprirent qu’ils leur avaient gagné quelques lieues. Le lendemain, plus encore. Selon les aubergistes, la femme qui les accompagnait montrait des signes de fatigue et les hommes devaient ralentir. Les poursuivants étaient radieux: ils allaient les rattraper.
Guilhèm ne parlait pas à ses amis, car la chevauchée accaparait toute son énergie et son rêve éveillé, toutes ses pensées. Il ne vivait plus que pour voir surgir tout à coup devant lui un groupe de cavaliers et savoir que la prisonnière était là, à sa portée. Depuis le départ de Toulouse, il rejouait nuit et jour dans sa tête la scène figée et immuable qu’il avait imaginée pour les retrouvailles, y prenant chaque fois le même plaisir et y puisant la même exaltation. Il en était tellement obsédé qu’il lui semblait parfois l’avoir déjà vécue: c’était une jeune femme n’osant plus espérer être sauvée qui le voyait arriver, seul. Il défiait ses quatre geôliers, les mettait hors de combat et s’agenouillait à ses pieds. Alors, elle lui tendait la main et lui disait qu’elle se mettait sous sa protection. Ses compagnons de poursuite n’étaient que des ombres disparaissant au moment opportun et il était le seul, l’unique sauveur de Blanche, ce qui lui valait sa gratitude et son amour.
Amadieu et François, alarmés, observaient le regard halluciné de Guilhèm et se désolaient de ne pas pouvoir parler avec leur ami. Faute de mieux, ils ne le lâchaient pas, chevauchant toujours à ses côtés, attentifs et inquiets. Tant que la poursuite durait, il n’y avait sans doute rien à craindre, mais lorsqu’elle serait terminée, on ne pouvait pas prévoir comment il réagirait en voyant qu’il n’y avait aucun rôle pour lui dans la scène finale. Il faudrait qu’ils soient prêts à intervenir à ce moment-là.
Après une semaine de poursuite, ils touchèrent au but: ils étaient au pied de la montagne et voyaient se découper dans le ciel le donjon du Port-Vieux. La construction, élevée et massive, avait l’air de marquer, au bout du monde, la limite des lieux accessibles aux simples mortels. Ils s’arrêtèrent un moment à la contempler, pris d’une soudaine indécision comme s’ils croyaient vain d’essayer de l’atteindre. Le guide, craignant de les voir renoncer, les secoua en insistant sur le fait qu’il n’y avait pas de temps à perdre: si on laissait son ravisseur enfermer Blanche là-dedans, on ne la reverrait jamais. Il leur montra, sur la droite, la piste muletière que les fuyards avaient empruntée quelques heures auparavant. Elle montait lentement, faisant de larges courbes pour atténuer la raideur de la pente. Le seul moyen de les rattraper, dit-il, était de prendre à gauche le sentier de chèvre qui filait tout droit. Il était clair qu’il fallait grimper à pied dès le début: les chevaux auraient assez de mal à assurer leur équilibre sans avoir en plus à supporter la charge d’un cavalier. Chacun prit sa monture par la bride et ils avancèrent les uns derrière les autres à la suite de leur guide qui jubilait: il était sûr maintenant qu’ils allaient arriver avant son ennemi.
Les premières heures de marche eurent lieu dans la forêt; il faisait bon et frais parmi les sapins et ils rencontraient souvent des sources où les chevaux pouvaient s’abreuver. Le sentier était étroit, mais facile, car la mousse et les aiguilles constituaient une surface spongieuse et souple. Puis, la pente se fit plus raide, les arbres rares, le sentier rocheux dur aux pieds et aux sabots, jusqu’à ce que l’on arrive finalement au-dessus de la forêt, là où les arbres ne vivent plus. Il y avait encore de l’herbe, mais on savait que l’on parviendrait bientôt au roc. C’est à ce moment-là qu’ils les virent: cinq silhouettes sur le versant d’en face qui tendaient, comme eux, vers les hauteurs vertigineuses où s’élevait le repaire du seigneur du Port-Vieux. Elles étaient plus haut dans la montagne, mais leur chemin était plus long: les chances d’arriver les premiers paraissaient égales pour chaque groupe. Aimery alors aiguillonna ses troupes, les exhorta à grimper le plus vite possible, leur promit une monstrueuse ripaille s’ils gagnaient. Sa harangue provoqua un «hourra» d’enthousiasme qui creva le silence et dont la montagne renvoya longuement l’écho. En face, ils les entendirent. Ils ne les avaient probablement pas encore repérés et le seigneur du Port-Vieux imaginait sans doute que les poursuites avaient été abandonnées. Ils s’arrêtèrent un instant, une silhouette féminine agita son bras qu’on lui fit abaisser, et ils reprirent le chemin, les hommes entourant la cavalière et la forçant à accélérer la cadence.
À la suite du guide, aussi frais que s’il faisait une promenade, la troupe d’Aimery repartit d’un bon pas. Sous le soleil toujours plus ardent, entourés de nuages de mouches qui les harcelaient autant que les chevaux, ils montaient, sans un regard pour le vide à des centaines de toises au-dessous, sans lever les yeux vers la citadelle qui tremblait dans la chaleur de midi, ne regardant que leurs pieds de cavaliers que cette marche inusitée rendait de plus en plus douloureux. Parfois, l’un d’eux trébuchait, mais reprenait aussitôt son équilibre. Le guide prodiguait régulièrement ses conseils:
— Marchez les jambes légèrement écartées et ne mettez jamais les deux pieds sur la même roche: si elle roule…
D’un doigt menaçant, il montrait le vide où l’on apercevait la ligne argentée d’un torrent que l’on n’entendait plus depuis longtemps. Les jeunes gens ne l’écoutaient pas. Ils montaient machinalement, accablés de chaleur et de fatigue. Plus personne ne parlait: on économisait ses forces et sa salive. Tout à coup, un terrible hennissement de frayeur les fit sursauter: un cheval venait de dévisser en franchissant une coulée de caillasse. Muets et pétrifiés, ils le virent tomber interminablement, se déchirant au passage sur les roches saillantes, jusqu’à ce qu’il soit arrêté par un arbre isolé qui avait poussé parmi les cailloux comme pour défier les lois de la nature. L’animal paraissait disloqué, mais il n’était pas mort, et ils l’entendirent des heures durant hurler une douleur que l’écho répercutait à l’infini. On ne pouvait rien pour lui: il était inaccessible. Malgré cela, son maître, que les souffrances de la bête rendaient fou, voulut descendre l’achever et il fallut deux hommes pour le retenir d’aller vers une mort certaine. Alors il continua de marcher pendant que de grosses larmes silencieuses roulaient sur son visage.
Blanche et ses compagnons n’étaient plus visibles: le chemin les avait menés derrière une masse rocheuse qui les cacherait jusqu’à la fin du parcours. Tout se jouait maintenant. La troupe d’Aimery n’avait plus qu’une courte distance à franchir, bien inférieure à celle des autres, mais elle était extrêmement périlleuse et pour ne pas avoir d’accident, il fallait prendre le temps de respecter les consignes de prudence du guide. Pour plus de sécurité, il s’était placé au point névralgique afin de les obliger à suivre ses conseils. C’était une coulée de cailloux ronds comme ils en avaient déjà franchi beaucoup, mais celle-ci était plus en pente encore que les précédentes et on n’y voyait pas trace de sentier. Les pierres, lisses comme des galets, roulaient sous les pas, et si l’on n’y prenait garde, on pouvait se retrouver tout au fond du ravin, englouti sous l’avalanche pierreuse déclenchée par la chute. Parfois, l’une d’elles roulait et la troupe, figée, l’écoutait tomber avant de repartir d’un pas prudent. Inlassablement, le guide répétait ses recommandations. Tout le monde passa.
Un dernier précipice à longer, un ultime rocher à contourner et ils furent devant l’énorme porte de chêne qui commandait la tour. Ils ne purent s’en approcher à cause des gardes qui avaient suivi leur montée depuis qu’ils étaient à découvert et les tinrent en respect avec leurs arcs bandés. Les arrivants s’étant mis à l’abri des rochers, les gardes n’osèrent pas tenter une sortie qui les aurait obligés à franchir un grand espace découvert et restèrent retranchés derrière leurs créneaux. La troupe demeura hors de portée, à l’entrée du sentier où le seigneur du Port-Vieux, qu’elle avait réussi à distancer, ne tarderait pas à déboucher. Il arriva quelques minutes à peine après eux et sa grimace de dépit prouvait qu’il avait espéré jusqu’à la fin arriver le premier. Il ne tenta rien pour garder Blanche: ils étaient quatre contre vingt et toute résistance eût été inutile. L’élan de la jeune femme qui se jeta en pleurant dans les bras de son frère disait assez qu’elle était là contre son gré. L’homme qui venait de la perdre ne regardait qu’elle, mais ne dit rien ni ne fit un geste. Sa dignité dans l’échec imposa le respect à son vainqueur et Aimery, abandonnant toute idée de vengeance, lui dit simplement:
— Je reprends mon bien.
Guilhèm cependant ne l’entendait pas ainsi et s’élançait pour lui sauter à la gorge lorsqu’il fut solidement empoigné par ses deux amis. Amadieu lui souffla:
— Tu ne vois pas qu’il la rend?
Non sans mal, ils l’entraînèrent à l’écart. François lui tenait fermement les bras et Amadieu, qui avait plaqué une main sur sa bouche, lui disait:
— Réveille-toi! Regarde ce qui se passe! Elle est avec son frère maintenant, elle ne risque plus rien.
Guilhèm cessa de se débattre et regarda fixement la scène qui se déroulait devant eux. Elle n’avait rien en commun avec celle dont il avait rêvé. La comprenait-il? Il avait l’air tellement hagard que ses amis n’en étaient pas sûrs. Accrochée à son frère, Blanche sanglotait:
— Aimery, je t’en prie, Aimery, amène-moi! Cet homme horrible… Je veux m’en aller, Aimery! Amène-moi dans un couvent, je t’en supplie! Le ton devenait hystérique et il dut la gifler pour la calmer. Elle se mit alors à pleurer doucement et son frère, posant un bras protecteur sur ses épaules, lui promit ce qu’elle désirait. Ils tournèrent le dos au seigneur du Port-Vieux qui semblait pétrifié et entreprirent la descente. Toujours silencieux, l’homme vaincu les regarda partir. Il esquissa un geste vers Blanche, mais elle ne leva pas les yeux.
Le retour vers la vallée fut facile, le chemin large et peu accidenté permettant aux cavaliers d’enfourcher leur monture. À la première auberge, ils firent halte pour réparer leurs forces et celles des bêtes. Blanche réaffirma sa volonté de devenir moniale. Son frère essaya de la faire changer d’avis, mais devant sa grande détermination, il céda: il avait le pouvoir de l’arracher à un homme, mais pas à Dieu. Il lui dit:
— Dès que nous serons à Toulouse, tu seras libre d’entrer au couvent de la duchesse d’Aquitaine.
Mais ce n’était plus ce que Blanche voulait. Elle lui désigna une petite construction de pierre accrochée au flanc de la montagne:
— Ce sont des religieuses qui vivent là, dit-elle. L’aubergiste nous en a parlé hier au soir. Je vais aller les rejoindre.
— Mais tu seras trop près du Port-Vieux, il va vouloir te reprendre!
— Il n’oserait pas: tout le monde respecte la sainteté de ces femmes. Les paysans savent que leurs prières les protègent; si quelqu’un les attaquait, ils le mettraient en pièces.
Aimery argua de leur extrême dénuement, mais cela aussi l’attirait vers le minuscule cloître.
— Elles ont quelques chèvres, deux ou trois châtaigniers et une source qui ne tarit jamais. Dieu leur a donné tout ce dont elles ont besoin.
Elle retira ses fragiles souliers de soie finement brodés, parure désormais inutile, en fit don à la maritorne de l’auberge qui n’en croyait pas ses yeux et osait à peine les toucher et, après une bénédiction, s’élança, aérienne, vers le refuge qu’elle s’était choisi. Longtemps, ils la regardèrent monter, fascinés et muets, et ne se mirent à table que lorsqu’elle leur eut fait un dernier signe de la main avant de disparaître.
Amadieu et François, comme tout le monde, l’avaient regardée partir, le cœur serré par tant de beauté et de renoncement. Quand ils ne la virent plus et que le charme eut cessé d’opérer, ils s’aperçurent de l’absence de Guilhèm: il leur avait faussé compagnie sans attirer l’attention. Pour ne rien négliger, ils firent rapidement le tour de l’auberge, mais ils avaient peu d’espoir de l’y trouver. Alors, ils prirent sans avoir besoin de se concerter le chemin que Blanche avait emprunté: ils étaient sûrs qu’il l’avait suivie. Ils devaient arrêter Guilhèm avant qu’il ne la rattrape. Il n’était qu’un écuyer ne bénéficiant d’aucune protection: s’il commettait le geste irréparable d’enlever Blanche, le châtiment du comte de Comminges pour cet acte de félonie serait impitoyable. De tout cela, Amadieu et François n’avaient pas besoin de parler, car chacun savait que l’autre en était conscient aussi bien que lui. Ils montaient en silence, d’un pas aussi rapide que possible.
Ils les virent en même temps: la fine jeune femme aussi gracile qu’une biche et Guilhèm qui rampait comme un loup, veillant à ne pas faire craquer les brindilles pour ne pas l’effaroucher. Des années de chasse leur avaient appris à reconnaître le moment où le prédateur était prêt à sauter sur sa proie: ce moment était tout proche. Blanche s’était penchée pour boire à une source et Guilhèm s’arrêta un instant pour contempler ce moment de grâce avant de s’élancer. François voulut crier. Amadieu lui fit signe de se taire: seule la force physique pourrait arrêter Guilhèm. Il fallait empêcher qu’il ne bondisse, le neutraliser avant. Tout de suite. Amadieu avisa une grosse branche à quelques pas. Il s’en saisit avec précaution et avança vers Guilhèm à pas feutrés, attentif à ne pas faire le moindre bruit. Il l’éleva au-dessus de la tête de son ami et l’abattit avec force. Guilhèm s’affaissa sans un cri. Blanche se retourna et recula de quelques pas, apeurée, la main sur la bouche, et ses yeux s’écarquillèrent de stupéfaction quand elle comprit qu’elle venait d’échapper à un autre enlèvement. Amadieu la supplia de garder l’attentat secret: puisqu’elle n’avait pas eu de mal, elle pouvait faire preuve de charité et protéger Guilhèm par son silence. Elle accepta et s’en alla très vite. Les deux amis se penchèrent alors sur Guilhèm. Amadieu avait eu la main lourde: une plaie saignait avec abondance à l’arrière de sa tête et il n’avait pas repris conscience. Ils lavèrent de leur mieux la blessure à l’eau de la source et emportèrent leur compagnon vers l’auberge.
Leur arrivée en pareil équipage suscita quelques questions : ils dirent que Guilhèm avait glissé et fait une mauvaise chute. Ils le couchèrent dans le coin le plus tranquille du grenier à foin et s’assirent auprès de lui. Ils n’avaient aucune envie d’aller manger et boire avec les autres qui fêtaient bruyamment leur succès: ils étaient impatients que Guilhèm se réveille et en même temps le redoutaient, car ils avaient contrecarré ses plans. Admettrait-il qu’ils avaient eu raison de le protéger de lui-même ou leur retirerait-il son amitié?
Durant la nuit, Guilhèm, sans transition, passa de l’inconscience au sommeil et les deux complices soulagés purent s’endormir à leur tour. Au matin, quand Guilhèm s’éveilla, il était évident qu’il avait la tête douloureuse, mais personne n’y prit garde, car tout le monde était dans le même cas: la troupe d’Aimery avait asséché la veille les tonneaux de l’aubergiste et en payait les conséquences. Le retour vers Toulouse fut donc entrepris sans fougue excessive et Guilhèm se mêla aux fêtards dont il avait à peu près l’aspect. Il ignora ses deux amis qui chevauchèrent à ses côtés en respectant son mutisme. Il ne leur dit rien jusqu’à Toulouse, absorbé dans son désespoir. À chaque étape, il s’éloignait dès qu’il avait soigné son cheval, s’adossait à un arbre et restait ainsi des heures durant, obstinément muet. Toute flamme avait disparu de son regard. Amadieu et François n’osaient pas forcer sa réserve et paraissaient presque aussi malheureux que lui.