Bel m’es quan vei chamjar lo senhoratge,
que˙lh vielh laissan als joves lor maisos,
e chacus pot laissar en son linhatge
tans filhs que l’us puoscha ben esser pros.
Adoncs m’es vis que˙l segles renovel
mielh que per flor ni per chantar d’auzel.
E qui senhor ni domna vol chamjar
vielh per jove, be˙s deu renovelar.
«J’aime voir changer le seigneuriage,
et que les vieux laissent aux jeunes leurs maisons,
car chacun peut laisser dans son lignage
tant de fils que l’un d’eux puisse bien en être digne.
Donc il me semble que le monde se renouvelle
mieux que par les fleurs et par les chants d’oiseaux.
Et celui qui peut changer un vieux seigneur ou une vieille dame
par des jeunes, il est bien qu’il se renouvelle.»
BERTRAN DE BORN.
Le bruit avait couru, porté par quelque voyageur, que Bernart le Fils, après deux années d’éloignement, était rentré chez son père, le comte de Comminges, au début de l’hiver. Dès lors, les femmes de la Moure s’étaient mises à attendre. Mais les jours passaient, et les semaines et les mois: Guilhèm ne revenait pas. On s’était attendu à ce qu’il revendique sa place tout de suite puisqu’il était chevalier et avait fini son apprentissage. Il était d’ailleurs temps qu’il prenne femme et décharge sa mère du fardeau de la seigneurie. C’était du moins ce que pensaient les vassaux de la Moure ainsi que Brunemarthe, qui trouvait long son temps de suivante et aspirait à être enfin à son tour la dame du château.
Azalaïs, si elle avait hâte de voir son fils, n’était pas pressée de céder les rênes, car elle avait beaucoup de chagrin à noyer dans le travail: on n’avait aucune nouvelle d’Arnaut. Le duc d’Aquitaine, elle l’avait appris par la missive qui lui avait annoncé la mort de Philippa, était revenu sain et sauf, mais sans Arnaut. Au soir d’un combat, son époux était resté introuvable. S’il avait été mort, on aurait trouvé son corps gisant parmi les autres, mais il n’y était pas. On avait donc supposé qu’il était prisonnier et attendu la demande de rançon. Elle n’était pas venue, et ses compagnons étaient perplexes. On comprenait bien qu’ils le tenaient pour mort, sans trop vouloir le dire, mais Azalaïs refusa d’y croire.
Tout en continuant de jouer son rôle sans faiblesse, elle pleura la morte et le disparu. Elle s’était préparée à la perte de son amie dont elle avait bien vu, quand elle l’avait quittée à Toulouse, qu’elle n’en avait plus pour longtemps à vivre et elle se réjouissait que la duchesse ait pu réaliser son vœu le plus cher: implanter, dans le Toulousain, un couvent d’obédience fontevriste. Elle ne doutait pas que Philippa soit partie heureuse et en paix avec Dieu comme avec les hommes. Sa peine était très douce et elle pleurait davantage sur elle-même que sur Philippa: avec la disparition de la duchesse d’Aquitaine, elle avait perdu une amie chère qui l’avait aidée, autrefois, à surmonter beaucoup d’épreuves.
Pour Arnaut, c’était différent. Rien de raisonné dans sa détresse: une douleur brute traversée de lueurs d’espoir tout à fait irrationnelles. Lorsqu’elle était sans nouvelles, au début, elle pensait qu’il ne reviendrait jamais, et maintenant qu’il était donné pour disparu, elle s’attendait à le voir arriver, un jour, au bout du chemin. Il était fréquent que des voyageurs, partis depuis des années en des contrées lointaines, ressurgissent soudain alors qu’on ne les espérait plus. Arnaut avait peut-être perdu la mémoire, à la suite d’un coup d’épée, ou bien s’était arrêté dans un couvent pour faire retraite, ou… ou bien était mort, mais à cette pensée, qui l’effleurait souvent, elle ne s’arrêtait pas: elle voulait continuer d’attendre et, s’il le fallait, elle attendrait toute sa vie.
Guilhèm était à Fronsac, avec ses amis de jeunesse, à prolonger indûment le temps des plaisirs. Les autres, en réalité, n’avaient guère le choix; leurs pères avaient encore bon pied bon œil, et la place n’était pas libre. Ils envisageaient même de repartir: les tensions entre le comte de Comminges et son fils s’aggravaient et le suzerain n’attendait que le printemps pour pousser dehors cet aîné trop encombrant et son remuant entourage. La situation de Guilhèm était différente: selon la volonté de son grand-oncle, Arnaut n’était que le dépositaire du pouvoir et devait céder la place à l’héritier dès que celui-ci serait apte à l’occuper. Or il l’était depuis déjà plusieurs mois. Si Arnaut avait été à son poste, il se serait précipité à la Moure aussitôt revenu de Flandre, pour avoir le plaisir de le déloger, mais il avait appris sa disparition et sa mort probable. N’ayant rien à conquérir, mais seulement à prendre une place qui l’attendait et que personne ne songerait à lui disputer, il ne se pressait pas, profitant encore un peu des plaisirs de la jeunesse et de la camaraderie.
Même si leurs aînés, par dépit, les ignoraient un peu, car ils n’étaient plus les seuls à pouvoir faire les récits de leurs exploits, Bernart le Fils et ses compagnons étaient traités en héros à la cour de Comminges. Les plus jeunes béaient d’admiration au récit de leurs histoires qu’ils réclamaient sans cesse alors qu’ils dédaignaient celles des anciens devenues fades d’avoir trop de fois été écoutées. Tandis que les fils narraient leurs aventures, les pères écoutaient d’une oreille un peu distraite avec l’air supérieur qu’autorisait leur expérience passée: il était évident qu’ils pensaient que tout cela n’était en rien comparable avec ce qu’eux-mêmes avaient accompli autrefois. Qu’est-ce que la Flandre en comparaison de l’Orient et un butin de tournoyeur en regard de celui d’un Croisé?
Les femmes avaient été ravies de retrouver tous ces jeunes hommes. Ils avaient changé, étaient devenus plus beaux, auréolés qu’ils étaient du prestige de leurs succès. Mais où donc était Jeanne se demanda Guilhèm au jour de son arrivée, cherchant dans le groupe excité qui les entourait la plantureuse jeune femme dont il avait été si fier d’être l’amant. Jeanne n’était pas là: il ne voyait que des jeunes filles et une femme âgée, grise et ridée. Elle ressemblait fort à la comtesse et il crut que c’était sa mère jusqu’à ce qu’elle embrasse Bernart en l’appelant son fils. Atterré, il regarda cette femme flétrie, qu’il avait tenu dans ses bras il n’y avait pas si longtemps, et il eut honte de l’avoir désirée. Il la salua froidement et s’en détourna aussitôt quand elle posa sur lui un regard douloureux.
Le messager qui se présenta à la Moure, un matin du début du printemps, n’était pas un porteur de bonnes nouvelles: il annonçait l’arrivée prochaine du vieux Guilhèm qui, sentant ses jours comptés, avait décidé de rentrer mourir chez lui. Le cavalier informa Azalaïs qu’un autre messager avait été dépêché à la cour du comte de Comminges pour avertir Guilhèm que son grand-oncle mourant le réclamait. Rassurée sur ce point, la dame de la Moure s’empressa de convoquer le ban et l’arrière-ban pour recevoir le vieil homme avec tous les égards qui lui étaient dus.
Guilhèm prit à peine le temps de saluer ses compagnons pour voler au chevet de son grand-oncle bien-aimé. Il arriva deux jours avant lui, car le vieillard voyageait en litière et, au lieu de s’installer à la Moure où il était accueilli avec effusion, il repartit aussitôt pour se porter au-devant du convoi. Les retrouvailles émurent profondément les deux hommes. L’amour et le respect que Guilhèm avait pour l’Ancien lui faisaient ressentir d’autant plus douloureusement la perspective de sa perte qu’il n’y avait jamais songé, comme s’il eût été éternel. Quant au Vieux, il était heureux de voir que le garçon devenu un homme était resté aussi proche de lui. Les deux journées pendant lesquelles ils cheminèrent ensemble furent des jours de bonheur. Guilhèm, son cheval abandonné, marchait à côté de la litière en racontant ses années d’apprentissage, encouragé par l’Ancien à qui la vue du garçon avait donné un regain de vigueur. Tout y passa, des événements glorieux à ceux dont il était moins fier, mais avec son grand-oncle, il redevenait un enfant sûr d’être compris et absous. Le vieux Guilhèm n’était pas malade, il était seulement très âgé et son corps était usé comme une chose ayant trop longtemps servi. Ses facultés étaient intactes, mais il se fatiguait vite. Souvent dans la journée, il fermait les yeux et sommeillait. Guilhèm alors le laissait pour galoper un moment avec François.
Car il était là, le fidèle compagnon. Pressenti par Bernart le Fils pour repartir avec lui vers une autre campagne de tournois, il avait refusé. Par fidélité: fidélité à Guilhèm et fidélité à Marie. Son ami, qui savait que rien d’aussi glorieux qu’en Flandre ne pouvait l’attendre à la Moure, avait été comblé par cette preuve d’attachement. Soulagé aussi: il avait déjà eu beaucoup de peine à quitter Amadieu et Jean, mais se séparer de François aurait équivalu à l’amputer d’une partie de lui-même. Il l’aurait pourtant laissé partir, si tel eût été son désir, mais sa joie à le voir décider sans hésiter de le suivre avait été grande. Le vieillard, au fait des exploits de l’ancien paysan et de sa loyauté, décida de le récompenser, comme Guilhèm le suggérait.
— On va te marier pour t’assurer un fief, dit-il à François.
Le cœur du jeune homme bondit, mais il n’avait pas encore gagné. Il les laissa faire l’inventaire des jeunes filles à marier de la seigneurie. Le Vieux ne les connaissait pas, mais Guilhèm les avait rencontrées lors du séjour toulousain et son bref passage à la Moure lui avait montré que trois d’entre elles y étaient encore: Pierrine et les deux sœurs, Alamanda et Flandrine. Garsie, il avait eu le temps de l’apprendre, avait choisi le couvent depuis un an déjà. Quand ils en eurent fait le tour, et pesé l’importance des fiefs détenus par leurs pères, ils durent se rendre à l’évidence: elles avaient de nombreux frères et n’auraient qu’un petit avoir. Il faudrait chercher ailleurs. François, qui n’avait encore rien dit, intervint alors:
— Il y a aussi Marie.
Sa voix calme et ferme montrait qu’il ne lançait pas une idée en l’air, mais une pensée longuement mûrie. Les deux autres restèrent bouche bée. Le vieux Guilhèm réagit le premier:
— Marie, la fille de Bieiris?
— Oui.
Se tournant vers son ami, François ajouta:
— Tu me donnerais ta demi-sœur, Guilhèm?
Guilhèm ne comprit pas tout de suite. Marie, sa demisœur ? Il était vrai que Marie était la fille de son père. Il n’y avait jamais pensé sous cet angle. Il n’y avait jamais pensé du tout, d’ailleurs. Elle faisait partie des meubles de la cuisine quand elle était enfant, et s’il avait le vague souvenir d’une jeune fille qui accompagnait Brunemarthe à Toulouse, sa mémoire ne parvenait pas à préciser ses traits, car tout ce qui se rapportait à sa fiancée l’avait laissé indifférent. Mais il répondit très vite:
— Ma demi-sœur? Bien sûr! Ainsi nous serons tout à fait frères!
Et ils se donnèrent deux ou trois bourrades, heureux de sceller par les liens du sang leur vieille amitié.
L’Ancien les laissa s’épancher un moment avant de les ramener au bon sens. Quand il s’y résigna, sa voix semblait plus lasse que de coutume:
— Si j’ai bon souvenir, elle n’a rien votre Marie.
François, qui le savait, ne répondit pas. La joie de Guilhèm s’éteignit d’un coup. Il questionna:
— Mais elle a bien une famille maternelle? Ils ne peuvent rien lui donner?
— Son grand-père avait renié sa mère et n’a jamais rien voulu savoir de sa petite-fille.
— Est-ce qu’il a un fils? Un descendant direct?
— Non. Seulement un neveu à qui il a promis le fief après lui. Il est très vieux son grand-père, ajouta l’Ancien pensivement. À peu près aussi vieux que moi. Il va mourir bientôt. Il faudrait lui faire changer ses dernières volontés. C’est mon vassal, après tout… Envoyez donc tout de suite un messager pour lui dire que je l’attends à la Moure. Je ne vous promets rien, mais je vais user de tout mon pouvoir pour qu’il accepte de légitimer Marie. Mais attention, si j’y parviens, ce ne sera pas fini, car il faudra compter avec le neveu: il attend le fief depuis des années et voudra se battre pour le garder.
— On se battra! répondirent Guilhèm et François comme un seul homme.
Le vieillard sourit avant de reposer la tête sur sa litière, puis fit un geste de la main pour les éloigner: leur exubérance l’épuisait et il devait préserver ses forces pour tenir jusqu’au bout de sa dernière représentation.
Tous les vassaux étaient là, venus voir mourir leur vieux chef. On installa une estrade dans la grande salle, sur laquelle fut juché un lit afin qu’il soit bien visible à chacun. Alors, ce fut le défilé: ils vinrent le saluer un à un et obtinrent quelques mots en retour. Parfois, épuisé, le mourant fermait les yeux un moment et ceux qui ne lui avaient pas encore parlé craignaient que ce ne fût la fin, mais il les rouvrait, le visage un peu plus creusé et la voix plus lasse, et la procession continuait. Quand ils furent tous passés, il accepta un peu du vin herbé qu’Azalaïs lui offrit et attendit un moment d’en ressentir les bienfaits. Puisant alors dans ses ultimes ressources l’énergie nécessaire au bon déroulement du dernier acte de sa vie, celui pour lequel tout le monde était venu, la distribution de ses biens et l’expression de ses dernières volontés, il se redressa.
Il appela d’abord Guilhèm pour en faire l’éloge devant tous et leur confirmer qu’il était son unique héritier. Puis, s’adressant au garçon, il précisa:
— Je te confie la seigneurie. À toi de la transmettre à tes enfants telle que je te la donne ou, mieux encore, enrichie de terres et de biens, mais ne perds aucune de ses parties: tu démériterais de tes ancêtres qui l’ont conservée pour toi telle que je te la donne.
Il fit signe à Brunemarthe d’approcher et de lui tendre la main. Il la mit dans celle de Guilhèm et dit à la jeune fille:
— Sois pour lui une bonne épouse et donne-lui des fils.
Brunemarthe, la gorge serrée, approuva d’un signe de tête. Il regarda ensuite Azalaïs qui vint auprès de lui. Sa voix de vieillard chevrotait d’émotion lorsqu’il lui parla:
— Ma nièce, tu as été pour moi plus qu’une fille. Tu as tenu ton rôle à merveille et tu m’as donné un héritier dont je suis fier. Et se tournant de nouveau vers son neveu:
— Guilhèm, tu dois aide et protection à ta mère. Assure-lui une vieillesse digne et heureuse. Ainsi qu’à son époux, s’il revient.
Il désigna ensuite un petit coffre qui ne le quittait pas et dit:
— Tu veilleras aussi à donner aux moines de Peyrissas les objets précieux qui sont ici pour qu’ils prient pour mon âme.
Guilhèm acquiesça et on croyait que le vieillard en avait terminé lorsqu’il demanda Marie. Un mouvement d’étonnement passa et chacun se fit attentif: tout ce que l’on venait d’entendre était exactement ce qui était prévu, mais la mention de Marie était déconcertante. Il dit à la timide jeune fille qui s’était avancée vers lui:
— Tu n’as pas lieu d’être fière de ta mère – Dieu ait son âme! –, mais ton père était un homme de bien et tu es digne de lui. Je veux t’établir avant de partir et quelqu’un va m’y aider. Et il dit alors avec une voix devenue soudainement plus forte:
— Il y a bien dans cette assemblée quelqu’un dont cette enfant est la petite-fille et la seule descendante directe?
Le seigneur de Péguilhan, ainsi interpellé, s’avança:
— Je n’ai jamais voulu voir l’enfant qui me rappelait la honte de sa mère. C’est mal à toi Guilhèm d’en faire état publiquement.
— Cette fille dont on ne fait que des louanges est aussi celle de Bernart. C’est la demi-sœur de ton seigneur et la dame de la Moure l’a élevée comme sa fille. Tu serais le seul à la rejeter?
Le vieil homme bougonna, regarda Marie dont les yeux étaient pleins de larmes et, finalement, de mauvaise grâce, lui ouvrit les bras.
— C’est l’héritière de Péguilhan, ne l’oublie pas. Tu devras le dire à ton neveu quand il rentrera de Terre Sainte.
— Je serai sans doute mort avant. Il lui faudra un mari pour la défendre.
— Je lui en donne un: le compagnon de ton nouveau seigneur, François, le meilleur chevalier de Flandre.
Les choses allaient trop vite pour le seigneur de Péguilhan qui eut une faiblesse et qu’il fallut transporter à l’écart. Marie se précipita pour l’assister. Pendant ce temps, le vieux Guilhèm se reposait un peu: lui aussi avait trouvé la dernière scène éprouvante. Il avala quelques gouttes de bouillon et somnola un moment.
Quand il prit à nouveau la parole, ce fut pour demander Maria à qui il rappela qu’il lui avait confié des draps, autrefois, pour son linceul. Elle s’attendait à la demande et les avait préparés. Quand elle les lui montra, il eut un air apaisé. Il dit alors à Guilhèm:
— Tu m’enterreras sous les dalles de la chapelle, à côté de mon père, là où ma place est réservée. Maintenant, ajouta-t-il, fais venir le prêtre: il ne me manque plus que l’absolution de mes péchés et je serai prêt à partir.
Le prêtre vint et le bénit dans un silence solennel. Le vieux Guilhèm dit alors:
— Mes très chers amis, je vous dis adieu, car je vais quitter ce monde. Priez pour moi!
Il ferma les yeux une nouvelle fois tandis que se déchaînaient les lamentations. Tout le monde pleurait: les femmes, les anciens compagnons, les jeunes hommes, les serviteurs. Les chiens hurlaient, excités par le vacarme.
L’agonie dura trois jours. Azalaïs avait organisé les veilles: le jour elles incombaient aux femmes, la nuit aux hommes, plus aptes à se défendre des démons qui hantent les heures sombres. Le mourant ne parla plus et n’eut que de brefs moments de conscience au cours desquels il serrait faiblement, de sa main de plus en plus débile, le bras d’Azalaïs ou celui de Guilhèm, car l’un des deux était toujours à son chevet. Souvent ils y étaient ensemble, et c’est aux côtés du mourant que Guilhèm, malheureux de voir s’éteindre le vieil homme qu’il aimait tant, et Azalaïs, un peu désemparée à la pensée de ce que la mort de son oncle impliquait pour elle, surent retrouver la complicité affectueuse qui les liait autrefois, quand Guilhèm était enfant. Avec beaucoup de retenue, et presque sans paroles, chacun d’eux sut rassurer l’autre quant à l’avenir: Azalaïs laissa entendre qu’elle ne s’imposerait pas et Guilhèm promit qu’il y aurait toujours à la Moure une place pour sa mère.
Avant de mourir, le vieux Guilhèm essaya de dire quelque chose. Guilhèm et Azalaïs se levèrent pour mieux l’entendre, mais la force lui manqua. Il avait légèrement relevé la tête, qui retomba et roula sur le côté, sa mâchoire se détendit, ses yeux devinrent vitreux: c’était fini. Le garçon, bouleversé, mit la tête dans ses mains et pleura. Sa mère s’approcha de lui et osa un geste qu’elle n’avait plus fait depuis des années: elle lui caressa les cheveux en murmurant des mots d’apaisement. Loin de la repousser, il prit sa main et s’y accrocha pour qu’elle reste auprès de lui et l’aide à surmonter sa dernière peine d’enfant. Comme s’il croyait encore que sa mère était assez forte pour le consoler de tout.
Ce moment d’intimité dura peu, car la nouvelle se répandit aussitôt dans le château. Ils vinrent tous assister à la toilette funèbre que firent pieusement Azalaïs et Maria. Quand il fut allongé dans le cercueil et revêtu de son suaire, le vieux Guilhèm fut conduit à la chapelle où il serait veillé en attendant l’inhumation. Derrière les deux gardes chargés de porter le cercueil, un cortège s’organisa. Azalaïs, qui depuis tant d’années avait marché devant, céda le pas devant son fils: le vieux seigneur était mort, la première place revenait au jeune suzerain. Elle allait se mettre derrière lui lorsqu’elle fut bousculée: Brunemarthe, les dents serrées et l’œil agressif, entendait prendre la place de la dame. Guilhèm perçut le remue-ménage et se retourna. Il comprit aussitôt qu’aucune des deux ne capitulerait: Azalaïs ne bougerait pas de la place qui était encore la sienne et Brunemarthe ne lâcherait pas celle qu’elle venait d’investir prématurément. Alors, Guilhèm joua, pour la première fois, son rôle de seigneur: il préserva la paix. Prenant sa mère à son bras gauche et à son bras droit celle qui serait son épouse dans quelques heures, il suivit, flanqué des deux femmes, la dépouille de son grand-oncle dans la chapelle où l’on avait déjà allumé les cierges pour l’accueillir.
Des chants funèbres accompagnèrent la longue nuit de veille que tout le monde passa en prières. Au matin, le prêtre célébra une messe de Requiem pour le repos de l’âme du défunt pendant laquelle chantèrent les nonnes du couvent. Leurs voix étaient très belles: nul doute que le Tout-Puissant accueillerait une âme accompagnée d’autant de piété. Après l’absoute, on fit glisser le cercueil dans la tombe, à côté du chœur. Azalaïs, qui s’était appliquée à ne pas regarder le trou béant pendant toute la cérémonie, eut un frisson d’horreur, mais elle se reprocha aussitôt cette réaction de païenne: le corps qui glissait là n’était que poussière, car l’âme immortelle qui l’avait habité l’avait quitté depuis des heures.
Aux funérailles succéda la cérémonie de l’hommage destinée à introniser le successeur du défunt. Les vassaux de la seigneurie prêtèrent serment au nouveau seigneur de la Moure, Guilhèm, qui avait ceint l’épée de son père, et à son épouse, Brunemarthe. Conscient de sa nouvelle dignité de suzerain, Guilhèm recevait l’hommage le corps raidi et le visage grave, répondant à chacun selon l’usage. Cependant, quand vint le tour de François et de Marie, les jeunes seigneurs de Péguilhan, il eut un instant de défaillance. Son regard planté dans celui de son ami, tout leur passé commun lui revint à l’esprit tandis que l’émotion le paralysait. Il eut soudain le désir d’arrêter le temps, de prolonger encore un peu la jeunesse et l’insouciance. Mais déjà François prononçait les mots consacrés. Il se reprit aussitôt et lui répondit d’une voix qui ne tremblait pas: le temps des enfances était passé.
La journée se termina par un banquet tout au long duquel chantèrent les jongleurs. À un planh déplorant la mort du vieux seigneur succédait un chant glorifiant les exploits du nouveau ou une canso en l’honneur de la nouvelle dame, à moins que ce ne fût une carole pour faire danser les jeunes époux et leurs alliés. Après la tension et le chagrin des derniers jours, on s’étourdit dans une fête débridée où l’on s’amusa avec acharnement pour conjurer la mort et le malheur. Au village, les pauvres aussi banquetaient, car le vieux seigneur avait laissé sur sa cassette les sommes nécessaires pour payer de la nourriture en abondance à tous les humbles de la seigneurie afin qu’ils prient pour son âme.
Azalaïs contemplait la fête d’un œil mélancolique. Il était temps pour elle de céder la place. Brunemarthe n’accepterait pas la présence de sa belle-mère et mieux valait partir de soi-même que se faire chasser. Une cellule l’attendait depuis longtemps au couvent de Saint-Laurent en prévision de ce jour. La prieure lui avait souvent répété qu’elle comptait sur son expérience pour l’aider à gérer le monastère: une tâche à sa mesure qu’elle se faisait fort d’accomplir au mieux. Elle s’y rendrait avec Garsenda, devenue comme un petit enfant: la vieille femme, qui ne reconnaissait personne et souriait gentiment toute la journée sans rien dire, coulerait là ses derniers jours dans la paix. Jeanne allait rester à Moure, à attendre qu’on la marie à son tour. La vieille nourrice y demeurerait aussi pour s’occuper des enfants à venir. Et Marie s’en allait. Pas très loin, bien sûr, mais ailleurs qu’au couvent où elles avaient projeté d’aller ensemble. Pourtant, Azalaïs n’était pas triste: l’immense bonheur de la jeune fille la consolait de sa défection. De toute façon, Marie la visiterait souvent, elle n’avait pas à craindre son abandon. Brunemarthe, par contre, viendrait rarement, et c’était tant mieux: le mariage avec Guilhèm ne la satisferait pas et alors, ce seraient des plaintes sans fin dont elle préférait être éloignée. Elle aurait mieux aimé pour son fils une femme qui lui eût convenu davantage: une femme forte et généreuse qui se serait souciée de la prospérité de la seigneurie et aurait continué son œuvre à elle. Mais Azalaïs avait confiance en Guilhèm: il jouerait honorablement son rôle de suzerain et saurait prendre de la vie tout ce qu’elle pourrait lui donner. Il serait heureux malgré Brunemarthe.
Une carole passa devant la table d’honneur et détourna les pensées d’Azalaïs vers la danse et les chants. Alors, elle sourit à la fête. Tout était bien ainsi: demain, elle irait au couvent soigner les roses du cloître en attendant Arnaut parmi les chants des nonnes.