Le commandeur Valendar ravala sa salive et regretta soudain d’avoir réussi à rattraper l’armée insaisissable qu’il traquait depuis vingt jours. En selle sur son galopeur caparaçonné, il étudiait la plaine en contrebas à travers une longue vue en ivoire de baleine siffleuse. Il déplaça son instrument pour suivre les manœuvres adverses. La colonne de chariots à étages, tractés par d’imposantes tortues des cavernes, s’était fractionnée en plusieurs tronçons, qui s’enroulaient à présent sur eux-mêmes pour former d’inexpugnables fortins circulaires. Dans le même temps, des centaines d’humanoïdes avaient bondi des chariots pour sauter sur le dos des animaux qui accompagnaient la caravane et que Valendar avait pris dans un premier temps pour du bétail.
Sa lunette d’approche lui montrait à présent qu’il n’en était rien : au milieu des nuages de poussière, il ne distinguait pas très bien les montures enfourchées par les guerriers, mais elles étaient trop grosses pour être des galopeurs. Elles couraient avec une grâce féline et leur peau ocellée scintillait au soleil à la façon d’écailles. Mais ce qui avait glacé le commandeur de terreur, c’était les cavaliers eux-mêmes : nus au-dessus de la ceinture, ils avaient la peau d’un bleu lumineux et d’immenses chevelures noires qui flottaient librement sur leurs épaules. Malgré leur infériorité numérique, ils chargeaient sans hésiter en direction de la légion, qui tardait à former les rangs. Et tout en galopant, ils tendaient de grands arcs et commençaient à décocher une pluie de flèches en direction des Parfaits et de leurs auxiliaires étoilés. Les projectiles s’embrasaient mystérieusement en traversant l’air et produisaient des explosions dévastatrices en tombant au milieu de leurs poursuivants.
— Comment font-ils pour tirer aussi loin ? s’insurgea Valendar. Ils ne sont toujours pas à portée de tir de nos propres archers !
L’Empathe traqueur à ses côtés le toisa avec stupéfaction :
— Je viens de réussir à percer les barrières mentales d’un étranger, dit-il d’une voix pantelante. Il s’agit d’un enfant. Il y a des centaines d’enfants parmi ces gens… Ce ne sont pas des alliés du Ténébreux, ce sont des… des…
— Des Djehals ! grinça le commandeur. Je n’ai jamais cru à leur existence, mais les mythiques hommes bleus de Ténébreuse sont bien devant nous ! Qui sait d’où ils arrivent…
Il abaissa d’un mouvement rageur la visière de son heaume.
— Ils ont engagé le combat avant même que nos messagers ne parviennent jusqu’à eux ; à présent, il est trop tard pour éviter l’affrontement !
Il se tourna vers les porteurs de cor, alignés sur sa gauche.
— Sonnez la charge de toutes les cohortes : la légion passe à l’attaque !
Un concert funèbre à plusieurs tonalités jaillit au-dessus de la plaine : c’était l’appel au carnage qu’attendaient les milliers de cavaliers faisant face à la charge vigoureuse des Djehals. Valendar enfonça ses talons dans les flancs de son galopeur, qui s’élança sans hésiter dans la pente. Un grondement dans son dos lui apprit que les lanciers de sa garde s’ébranlaient à leur tour. Sa dernière pensée avant de tirer son épée échancrée fut un regret. Son fils et sa femme ne sauraient jamais qu’il était mort en héros, quelque part dans les Marches de Torth.
Pierric suivait Fëanor, d’une démarche encore chancelante. Après avoir écouté le récit du garçon, le Veilleur avait ouvert sans la moindre hésitation le narcovaisseau de Zubran, causant la mort de l’ancien Premier Soutien, devenu fou. À présent que l’esprit dérangé s’était évanoui pour toujours, les caissons d’animation suspendue s’ouvraient les uns après les autres. Des dizaines de voyageurs du sommeil se répandaient sur la voie hélicoïdale du puits du sommeil, échangeant à voix basse des propose sur le cauchemar qu’ils venaient de vivre. Les compagnons de Fëanor leur prodiguaient des paroles d’apaisement et distribuaient des boissons destinées à dissiper le mal du sommeil dont souffraient parfois les dormeurs en émergeant de l’animation suspendue.
Soudain, Pierric se figea, comme tétanisé. Face à lui venait de surgir… Léo Artéan ! Pas de doute, c’était bien le masque en or finement travaillé du souverain sparte qui apparaissait sous le capuchon de sa cape… Le monarque s’était également immobilisé. Ses yeux vairons fouillaient avidement le visage du garçon, comme s’ils cherchaient à déterminer qui il était. Puis, sans raison apparente, les épaules du Sparte furent agitées de soubresauts. Un… sanglot ?
Interloqué, Pierric vit le roi rabattre lentement sa capuche et retirer son masque. Le garçon tressaillit, ouvrant la bouche de surprise : derrière la fatigue, qui adhérait comme un autre masque à ses traits, venait d’apparaître le visage de Ki ! La jeune fille pleurait et riait à la fois, des larmes dévalant le long de ses joues. Ébloui, Pierric n’osait plus respirer, oppressé par le trop-plein d’émotion. La crainte que la plus infime turbulence ne fit s’évaporer ce qui ressemblait à un rêve le tétanisait. Un mot réussit finalement à franchir le nœud en travers de sa gorge :
— Ki !
Fëanor, qui regardait d’un air de totale incompréhension les deux adolescents, crut bon de le détromper :
— Non, je te présente Arcaba, l’élue de cœur dans la langue des anciens. C’est notre nouveau roi !
Pierric secoua la tête avec incrédulité, sentant une joie indicible monter du plus profond de son être, inondant la moindre parcelle de sa chair. Alors, comme si leur sang battait subitement au même rythme, les jeunes gens se portèrent l’un vers l’autre, bras ouverts.
«Liaan’nk M’lyddria Il’niaddit’d», répétait mentalement Thomas avec curiosité. Il était impatient de connaître le pouvoir que recélait le nom de l’Incréé découvert dans la grotte de Terre-Matrice, deux jours après la prise de la ville par l’armée de Catal. Récupérer le nom avait été une simple formalité, accomplie sous le regard d’une foule de Mixcoalts impatients, réunis autour de la Frontière pour assister à la première cérémonie de l’Aedir en presque mille ans.
La déclamation poétique de Catal et de quelques privilégiés qui s’en était suivie avait mis en transe le public attentif et provoqué une réaction stupéfiante de la Frontière : le cube obscur avait commencé par résonner sourdement, émettant une sorte de bourdonnement monocorde qui paraissait épouser le rythme syncopé de la poésie. Puis il était rentré progressivement en résonance avec les textes psalmodiés, les mots semblant absorbés comme de l’eau par une éponge puis renvoyés sous la forme de flashs lumineux en direction de l’assistance médusée.
Deux jours plus tôt, Thomas avait été surpris de découvrir que le tunnel vertical d’où émergeait la Frontière à chaque décade était le puits de l’esplanade où ils avaient surgi lors de leur première incursion à Terre-Matrice. Cela signifiait que la Frontière apparaissait à un endroit qui correspondait, dans son monde d’origine, au centre de la grotte du Serpent Arc-en-Ciel. Il ne pouvait s’agir d’une simple coïncidence. Les rites secrets pratiqués autrefois par les Aborigènes à Uluru, au cours desquels se formaient les fulgurites, devaient être liés d’une façon ou d’une autre à la cérémonie de l’Aedir. Le fait que ces rites aient été abandonnés depuis plus d’un siècle et demi par les Aborigènes était un indice supplémentaire. En effet, cent soixante-dix ans dans le monde du Reflet correspondait justement à un millier d’années à Anaclasis, période pendant laquelle les Réincarnés avaient interdit toute manifestation poétique autour de la Frontière. Thomas aurait bien aimé vérifier le bien-fondé de ses suppositions, en allant voir ce qui se passait au même instant à Uluru. Mais le caractère solennel de la cérémonie de l’Aedir l’avait contraint à demeurer bien sagement au milieu des Mixcoalts extatiques.
— On a failli partir sans toi ! plaisanta Thomas en voyant Pierre Andremi les rejoindre dans la tente où lui et ses amis s’étaient rassemblés pour le départ.
— Et on dit que ce sont les femmes qui se font attendre, ironisa Ela, en adressant un clin d’œil entendu à Tenna.
— Voilà, voilà, j’arrive, sourit le milliardaire. Je vois Henrique une fois tous les ans ; c’est bien normal que les adieux se prolongent un peu. Et puis, c’est de la faute de Palleas aussi.
L’intéressé haussa les sourcils d’incompréhension.
— On mettait au point avec ton presque beau-père tes retrouvailles avec Virginie, le taquina le milliardaire.
Palleas rougit jusqu’à la racine des cheveux.
— Ah, il vous a parlé de ça, fit-il d’un ton gêné.
— Mais tu ne nous as rien dit à nous, petit cachottier, s’insurgea Tenna avec une lueur malicieuse dans le regard.
— Je parie que tu étais au courant, lança Ela à Thomas avec une mine réjouie.
— Bien entendu, claironna le garçon. Tu voudrais qu’elle vienne comment, sinon ? En faisant du stop sur une autoroute d’Effaceurs d’ombre ?
— Bon, alors on la fait, cette virée à travers la vibration fossile ? proposa Xavier d’un ton bourru.
Visiblement, il cherchait à détourner l’attention générale du malheureux Palleas, dont les oreilles étaient plus écarlates que des pivoines.
— Ça roule ! lança Thomas. Accrochez-vous à moi : le Poudlard Express va quitter la gare !
— Le Poudlard quoi ? sourcilla Ela.
— Je t’expliquerai, promit Thomas avant d’éclater de rire.
Il siffla comme une antique locomotive à vapeur et transporta tous ses amis devant la maison d’Honorine.
Balhoo était le plus heureux des hommes.
Il chantait en compagnie des autres membres du Vrai Peuple l’antique cantilène en l’honneur de Numereji, le Serpent Arc-en-Ciel. Sa main droite faisait tournoyer son bullroarer tandis que sa main gauche faisait le signe du refuge, pour accueillir dignement le Créateur de toutes choses.
Au centre de la grotte sacrée d’Uluru se déployait une féerie de formes et de couleurs entrelacées, une fenêtre ouverte tout droit sur le Temps du Rêve. L’image du Serpent Arc-en-Ciel ondulait follement, comme les spires d’un écheveau de ressorts, ses lèvres ourlées de lumière remuant à une vitesse proprement fantastique, à la manière d’un film passé en accéléré. Pas un son n’accompagnait la magie des images. Pas un son n’aurait de toute façon été perceptible : il aurait immanquablement été couvert par le crépitement des hommes-éclairs qui s’abattaient sans discontinuer sous l’apparition divine, lançant sur le sable étincelant leurs giclées d’électricité. Chaque nouvel impact projetait en l’air des pierres en fusion, les larmes rouges de Numereji, le feu-dragon de la légende.
Balhoo était le plus heureux des hommes. Ce jour resterait à jamais dans la mémoire de son peuple. Le vieil homme agita la main au-dessus de ses cheveux crépus, adressant par ce geste un papillon de gratitude en direction de Thomas Altjina Tjurunga, le garçon qui leur avait ramené les faveurs de Numereji.
La porte de la maison d’Honorine était grande ouverte.
— Encore sur le départ, nos jeunes mariés, affirma Thomas en frappant au battant.
Après tout, ce n’était plus tout à fait chez lui ici, à présent. Il tendit l’oreille et entendit des pas dans l’escalier. Romuald surgit devant lui, tiré à quatre épingles dans un costume de couleur sombre. Le vieil homme lui adressa un regard si désespéré que l’adolescent sentit subitement sa bonne humeur s’évaporer, remplacée par un froid glacial. Durant un instant, le monde entier lui parut devenir très silencieux, immobile ; même son propre cœur sembla s’arrêter.
— Où est Honorine ? demanda-t-il d’une voix étranglée.
Romuald prit une lourde et pénible inspiration.
— Ta grand-mère est morte avant-hier, Thomas. Elle est partie en dormant, sans souffrir…
Une fois lâchés, les mots semblèrent s’étirer et rester en suspens dans les airs. Comme un linceul qu’on déplie et qui tarde à retomber. Le regard éperdu, Thomas contempla la nuit prématurée engloutir le jour avant de s’écrouler.
L’adolescent prend sur lui et plonge à corps perdu dans la quête de la quatrième Frontière, quelque part dans une région correspondant à la Roumanie. Il va se retrouver sur la piste d’une mystérieuse coupe de résurrection, détenue dans le temple de Brann, au cœur de la forêt de Zaporia, puis dans un château fort de Transylvanie, où vécut le tristement célèbre comte Dracula…
Deux univers impitoyables s’entrouvrent devant le garçon, celui de l’infiniment petit et celui de l’au-delà…
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