8.

Nuit agitée

Biliaer, l’économe de Dardéa, n’était pas taillé pour la vie d’aventurier. Il était blême et on lisait une panique naissante au fond de ses yeux. La tension qu’il ressentait se voyait jusque dans les muscles de son visage, agités de soubresauts comme des grains de pop-corn dans une poêle chaude.

Thomas et ses amis venaient de lui ouvrir la porte de l’appartement dans lequel ils s’étaient entassés pour la nuit. Ils le regardaient avec des yeux remplis d’interrogation et de sommeil.

Biliaer déglutit péniblement et se décida à ouvrir la bouche.

— Iriann Daeron m’a chargé de réveiller tout le monde. Il semblerait que l’aile sud subisse en ce moment une attaque…

Les adolescents bondirent comme un seul homme.

— J’en étais sûr ! glapit Pierric.

— Qui attaque qui ? demanda Thomas.

— Je ne sais pas, avoua l’économe. Je crois que c’est Dune Bard qui a détecté l’intrusion et que les Défenseurs qu’elle a envoyés aux nouvelles ne sont pas encore revenus…

— Qu’a ordonné mon père ? s’enquit Ela.

— Que vous le rejoignez dans le patio. Tout le monde doit se tenir prêt à une possible évacuation.

— On s’habille chaudement et on rassemble vite nos affaires, lança Duinhaïn.

— Tu es déjà prêt ? s’étonna Palleas en découvrant Pierric équipé de pied en cap.

— J’ai dormi tout habillé…

— Je vous laisse, lança Biliaer. J’ai encore du monde à avertir.

Il s’éclipsa et les adolescents s’égaillèrent dans tous les coins de l’appartement. Ela agrippa Thomas par la manche.

— C’est toi qu’ils veulent, chuchota-t-elle avec de la détermination dans le regard. Tu devrais filer d’ici immédiatement : ils ne doivent pas mettre la main sur toi !

— Et vous laisser derrière moi ? Pas question ! Et puis, rien ne dit que l’attaque sera couronnée de succès. Je suppose que les Mères Dénessérites ne vont pas se laisser faire comme ça. En plus, la vibration fossile doit être farcie d’Effaceurs d’ombre…

— Mettez le turbo, les jeunes ! les apostropha Pierric. On n’a pas toute la nuit !

Ela émit un « hum » préoccupé et fila dans la pièce où elle avait dormi en compagnie de Tenna. Pierric aida Thomas à jeter ses affaires dans un sac, en prenant un air railleur.

— Il faudra dire à ton frérot de Ténébreuse qu’il commence sérieusement à me courir sur le haricot à nous gâcher les nuits à tout bout de champ. Il est insomniaque ou quoi ?

— Sûrement, insomniaque et aigri à la fois…

Moins de cinq minutes plus tard, Thomas et ses amis rejoignaient les membres des délégations de Dardéa et d’Épicéane dans le patio du deuxième niveau de l’aile ouest. Iriann Daeron, Dune Bard, le prince Fars et le maître Défenseur Melnas discutaient avec un homme en redingote. L’allure de ce dernier disait que c’était un soldat, même s’il portait des vêtements civils : la rigidité de ses épaules, l’acuité de son regard et la manière dont sa main semblait prête à saisir une épée qui n’était pas là.

— Nous sommes tout disposés à vous prêter main-forte, disait Melnas à l’inconnu.

— Votre proposition est généreuse, répondit l’autre. Mais les Mères Dénessérites et mes soldats ont la situation bien en main, à présent…

À cet instant, l’homme prit conscience de la présence de Thomas et s’inclina profondément à son adresse.

— Désolé pour ce regrettable incident, Mon Seigneur.

— Je ne suis pas un seigneur, se défendit l’adolescent gêné. Juste Thomas…

— Comme il vous plaira, Mon Seigneur Thomas.

Le garçon choisit de ne pas relever et tourna les yeux vers sa tante. Elle devança sa question.

— Une troupe importante d’hommes-scorpions s’est introduite dans le sixième niveau de l’aile sud que nous occupions hier, dit-elle sombrement. Elle a ensuite gagné les autres niveaux avant d’être repoussée par l’intervention des Mères Dénessérites et des troupes du mégaron Korsaki.

L’homme en redingote hocha la tête d’un air martial.

— Comment des hommes-scorpions ont-ils pu prendre pied dans le château ? sourcilla Thomas.

— Il semblerait qu’il y ait des Passe-Mondes parmi eux, peut-être des Mordaves…

— Un Passe-Mondes ne peut s’introduire dans un lieu que s’il y a déjà été ; c’est donc qu’ils ont bénéficié d’une complicité intérieure, trancha le garçon.

Le mégaron Korsaki se raidit ostensiblement mais ne répliqua pas. L’idée avait dû aussi lui traverser l’esprit.

— Que faisons-nous, à présent ? demanda Ela.

— C’est justement ce que nous étions en train de nous demander, répondit son père d’un ton préoccupé. Deux choix s’offrent à nous : rester ici, avec le risque d’une nouvelle attaque, ou bien quitter Perce-Nuage immédiatement.

— Et peut-être nous précipiter dans la gueule du loup, rajouta Thomas.

Le garçon avait déjà pris sa décision. Il jeta un coup d’œil vers Pierre Andremi, qui regardait dans sa direction, et poursuivit avec une assurance qu’il était loin de ressentir.

— C’est moi que les serviteurs du Ténébreux recherchent, et personne d’autre. Moi loin d’ici, vous ne courrez plus de danger. C’est pourquoi je vais partir immédiatement pour le Reflet, où monsieur Andremi va m’aider à trouver la Frontière située en Australie, le continent que vous appelez la Terre des Géants.

— Tu vas te faire prendre par les Effaceurs d’ombre, répliqua Melnas.

— Je ne vais pas me déplacer à travers la vibration fossile mais juste la traverser pour passer d’un monde à l’autre. Aucun risque de me faire prendre.

— Attends l’arrivée des Veilleurs, suggéra Dune Bard. J’ai activé le sort d’alarme qui me relie à eux. Ils ne vont pas tarder à arriver et pourraient t’accompagner.

Thomas lui adressa un regard chargé de reconnaissance.

— Je n’ai besoin que de mes amis et de Pierre Andremi pour trouver cette Frontière, répondit-il. Mais je pourrais peut-être emporter ce sort d’alarme, à toutes fins utiles ?

— Je vais te donner mon répéteur ; je m’en confectionnerai un autre, acquiesça sa tante.

— Tu souhaites encore m’enlever ma fille, grogna Iriann Daeron. Cela devient une habitude.

Une ride marquée au-dessus de ses sourcils trahissait son inquiétude. Thomas déglutit.

— Nous veillons l’un sur l’autre, affirma-t-il d’un ton qu’il espéra convaincant.

Le Guide de Dardéa garda ses yeux rivés dans ceux de l’adolescent, comme s’il cherchait à éprouver sa détermination.

— Soit, dit-il finalement. Elle sera de toute façon certainement plus en sécurité dans le Reflet qu’à Anacl…

Un cri d’alarme emporta la fin de sa phrase. Tous les regards se portèrent vers une extrémité du patio : une trentaine de hautes créatures hybrides – mi-hommes et mi-scorpions – chargeaient en brandissant des haches et des épées. Elles étaient précédées par une puanteur suffocante. Les cris de bataille des Défenseurs de Dardéa jaillirent à la rencontre des assaillants, pulvérisant sans distinction des plaques d’exosquelette, des colonnes et des arbustes. Les soldats d’Épicéane bondirent à l’attaque, les lèvres retroussées sur un cri de guerre guttural :

— Embrassons la mort !

Les lames et les armures sonnèrent comme des dizaines de marteaux sur des enclumes et des hurlements de rage et de douleur explosèrent au même moment.

THOMAS !

La voix d’Ela électrisa le garçon. Il découvrit au-delà de la jeune fille trois silhouettes immenses, drapées de la tête aux pieds dans des capes d’ombre remuant comme des ailes de chauves-souris.

— Des Mordaves !

Ses amis ainsi qu’Andremi refluaient précipitamment devant la menace. Les guerriers du Ténébreux avaient le visage en partie découvert, des visages d’un blanc cadavérique, poinçonnés par de sombres globes oculaires et de minces lèvres exsangues. Dune Bard proféra aussitôt une incantation et des boules de feu volèrent en direction des Passe-Mondes maléfiques. Ils évitèrent sans peine les projectiles et se ruèrent au combat, avec une grâce vipérine. « Ils sont là pour moi. Ils vont s’en prendre à Ela si je n’interviens pas immédiatement ! » Avec un grondement étouffé, Thomas plongea à leur rencontre, Excalibur subitement matérialisée dans sa main.

— Mourez, ordures !

Il entendit crier derrière lui, mais il n’écouta pas. Sa colère venait d’entrer en résonance avec la vibration de l’épée et il n’était plus qu’un bloc de rage secoué de mouvements accélérés.

La face blême du premier Mordave se fendit d’un sourire torve en le voyant accourir, puis aussitôt ses prunelles se dilatèrent et il leva son épée pour parer l’assaut du garçon. Le choc fut rude et les deux combattants virevoltèrent à une vitesse inconcevable pour le commun des mortels. Quelques mois plus tôt, Thomas aurait été tué au premier coup d’épée de la créature. À présent, c’est lui qui imposait son rythme. Ses mouvements étaient si vifs et imprévisibles que le Mordave en était réduit à reculer en se défendant. Un deuxième assaillant se présenta soudain sur le côté de l’adolescent et une attaque fusa. Thomas fit mine de ne pas la voir venir et, au moment ultime, il partit en arrière pour échapper à l’épée, qui ne transperça que le vide. Il abattit Excalibur à deux mains, coupant net le bras de son adversaire. L’arme du Mordave tinta en tombant au sol, les doigts en forme de serre toujours agrippés à la poignée. Le garçon tourbillonna sur lui-même et frappa de taille. Le corps du Mordave amputé se plia en deux et s’effondra lentement. Le regard de Thomas fila frénétiquement le long de sa lame, à la recherche du premier adversaire. Mais il avait disparu, de même que le troisième Mordave. Le garçon tourna encore une fois sur lui-même, frustré que le combat s’achevât si vite. Il vibrait à l’intérieur comme un avion de chasse sur le point de décoller. Il était incapable d’entendre autre chose que le tambour de son sang dans sa tête. Excalibur hurlait silencieusement dans sa main, prolongement de sa propre fureur. Il réalisa soudain qu’une voix s’adressait à lui.

— C’est terminé, Thomas, disait-elle. Abaisse ton arme. C’est terminé…

Il comprit que cette voix apaisante était celle de Dune Bard. Il cilla plusieurs fois en essayant de reprendre pied avec la réalité. Sa tante le contemplait d’un air préoccupé.

— Tu dois apprendre à contrôler tes émotions lorsque tu te bats avec cette épée, poursuivit-elle gravement. Elle amplifie ta colère ; ne la laisse pas t’aveugler.

Thomas acquiesça, sans réellement comprendre ce qui inquiétait l’incantatrice. Ela se serra contre lui, frémissante, le souffle court. Il ramena ses bras autour d’elle.

— Quand je t’ai vu foncer sur ces monstres, j’ai vraiment cru que tu allais te faire tuer, frémit la jeune fille.

— J’ai eu peur qu’ils s’en prennent à toi, chuchota-t-il. Rien n’aurait pu m’empêcher de te protéger…

Fars et Iriann Daeron s’approchèrent à leur tour. Ils portaient des estafilades et leurs vêtements étaient maculés d’éclaboussures douteuses.

— Les hommes-scorpions ont tous été éliminés, dit le père d’Ela. Nous ne comptons que des blessés, par la Grâce des Incréés. Ça va, Thomas ?

— J’en ai laissé deux s’échapper, répondit l’adolescent avec humeur.

— Oui, mais tu as tué un Mordave, répliqua le monarque d’un ton éloquent.

— C’est toi qui as zigouillé Dark Vador ? s’extasia Pierric. Ben mince… Respect !

L’adolescent salua d’une révérence, un chapeau imaginaire collé contre sa poitrine. Thomas eut un sourire sans conviction. Sa colère soudaine avait disparu, remplacée par une peur étrange et terrible. Les Mordaves l’avaient une fois encore retrouvé ! Et ils n’avaient pas hésité à l’attaquer en plein cœur d’un palais rempli de magiciennes de grande réputation. Ils se montraient un peu plus entreprenants à chaque fois. Leur pouvoir augmentait, inexorablement… Le garçon se morigéna. Il n’avait pas le droit de laisser l’abattement l’envahir ! Il allait simplement devoir se montrer plus prudent à l’avenir, plus… imprévisible. Et suivre sans hésiter les intuitions de Pierric. Il sentit son cœur se serrer : la paisible vie à Dardéa était terminée pour lui… pour le moment, en tout cas. L’adolescent leva les yeux vers le groupe qui s’était constitué autour de la dépouille du Mordave. Ils contemplaient l’immense silhouette brisée et ils le contemplaient également lui, immobiles, silencieux, encore sous le choc de ce qui venait de se passer.

— Tu crois qu’il y en a d’autres ? articula difficilement l’adolescent en regardant sa tante.

— J’ai sondé les environs : il n’y a plus d’activité suspecte dans tout le palais. De toute façon, la vibration est à présent saturée par des pièges mentaux érigés en urgence par les Mères Dénessérites. Elles sont furieuses de s’être laissé surprendre un tel jour…

Un sourire étira les lèvres de l’incantatrice.

— Leur amour-propre en a pris un coup…

Thomas aspira une grande goulée d’air.

— Nous allons partir, lança-t-il d’une voix forte.

Ses amis hochèrent la tête comme un seul homme. Ela, Tenna, Pierric, Palleas, Duinhaïn, Bouzin, tous semblaient impatients de quitter cet endroit. Pierre Andremi paraissait partager leur empressement, dardant un regard décidé sur Thomas.

— Prenez au moins le temps de vous restaurer, suggéra Iriann Daeron. Le jour est sur le point de se lever. À présent, nos ennemis ne tenteront plus rien.

Thomas jeta un coup d’œil en direction de Pierric. Le garçon acquiesça silencieusement. « Ça veut dire qu’il n’y a plus de risque ou bien que tu as déjà l’estomac dans les talons ? » se demanda Thomas. Il réprima le sourire qui menaçait d’envahir son visage.

— Un bon petit déjeuner nous remettra les idées en place, dit-il en se détendant.

Le mégaron Korsaki se chargea de faire évacuer les dépouilles des assaillants en un temps record, comme s’il tenait à faire disparaître au plus tôt les témoignages de l’incapacité de sa reine à assurer la sécurité de ses hôtes. Les délégations de Dardéa et d’Épicéane se serrèrent dans un angle du patio autour de la grande table en forme de fer à cheval et des serviteurs s’empressèrent de servir une collation digne d’un dîner de Nouvel An. La tension retomba d’un cran.

— Tu peux nous transporter tous d’un coup jusqu’au Reflet ? demanda Duinhaïn à Thomas.

— Sans problème. Passer d’un monde à l’autre me réclame moins d’énergie que de me déplacer à l’intérieur de l’un des mondes.

— Nous allons donc nous retrouver au même endroit mais dans notre monde d’origine ? interrogea Pierre Andremi.

— Exactement, confirma Thomas. Il suffira ensuite de trouver un moyen de locomotion pour retrouver la civilisation.

— Un téléphone suffira, assura le milliardaire. Je m’occuperai ensuite d’organiser notre transfert jusqu’en Australie. Par contre…

Une ombre passa furtivement sur son visage.

— Il va falloir quelques jours pour que nous obtenions les papiers nécessaires pour quitter l’Europe. Je vais faire jouer mes relations, mais cela risque quand même d’être difficile pour les ressortissants d’Anaclasis…

Les natifs d’Anaclasis froncèrent les sourcils, ne comprenant visiblement pas la nature du problème. Thomas intervint.

— Dans mon monde, on ne peut voyager d’un pays à l’autre que si l’on présente certains papiers, qui attestent de notre origine et donnent le droit de traverser les frontières.

L’adolescent se tourna vers Andremi.

— J’ai un passeport chez Honorine. Cela fait deux ans de suite qu’elle doit m’emmener passer Noël chez un de ses cousins qui vit en Afrique du Sud. Il ne me manque que le visa. Nous ferons le voyage tous les deux pendant que nos amis resteront chez Honorine. Je viendrai les chercher une fois que nous serons arrivés en Australie. Cela ne me prendra que quelques minutes à travers la vibration.

— Excellent, apprécia Andremi. Je pense pouvoir obtenir ton visa en moins d’une journée. Il suffira de ne pas faire trop de vagues là-bas pour éviter d’attirer l’attention des autorités sur nos sans-papiers !

— On fait rarement d-d-des vagues où q-que l’on aille ! affirma Bouzin pince-sans-rire.

— J’ai vu, soupira le milliardaire. Ça promet !

Dune Bard se pencha vers Thomas.

— Les Veilleurs d’Arcaba viennent de se présenter au portail du beffroi des Nuages, souffla l’incantatrice.

Le garçon ouvrit de grands yeux.

— Je les avais complètement oubliés ! Ils n’ont jamais été aussi longs…

— Je suppose qu’aucun d’eux n’avait auparavant mis le pied dans les monts Pélimères et qu’ils ont dû progresser par bonds successifs pour nous rejoindre. Allons les accueillir et les rassurer sur notre sort.

Thomas, Pierric et Ela emboîtèrent le pas à l’incantatrice.

La première clarté du jour les surprit lorsqu’ils mirent le nez au-dehors. L’aube se levait, terne et sinistre, comme si elle s’était imbibée des événements de la nuit. Les nuages pesaient à la manière d’un couvercle sur la ville, fuligineux, gonflés de pluies à venir ou peut-être de neige. Fëanor et cinq Veilleurs d’Arcaba arrivèrent vers eux à grands pas.

— Je suis soulagé de vous voir en pleine forme, lança Fëanor avec une grimace de dépit. Nous avons fait aussi vite que possible, mais aucun de nous n’avait jamais visité la cité des Mères Dénessérites.

— Nous savons que vous avez fait de votre mieux, assura Dune Bard, avec un sourire reconnaissant. Merci de vous être précipités à notre aide. Je suis désolée de vous avoir dérangés pour rien, cette fois-ci.

Les mâchoires de Fëanor se crispèrent.

— Nous arrivons trop tard pour vous porter secours, mais nous ne sommes pas venus pour rien. Car, cette fois, c’est nous qui avons besoin d’aide !

L’incantatrice haussa les sourcils.

— Expliquez-vous, Fëanor. Vous savez que mon soutien vous est acquis en toute circonstance.

Le Veilleur s’humecta les lèvres et hocha la tête.

— Je le sais et je vous en remercie du fond du cœur, mais, aujourd’hui, nous avons besoin de… Pierric !

La bouche du garçon béa de surprise.

— Moi ? Mais pourquoi… commença-t-il, puis il cligna des paupières. Comment puis-je être utile ?

Le Veilleur écarta les bras, dans une attitude exprimant la perplexité.

— Pour tout te dire, je n’en ai pas la moindre idée. Je sais simplement que ton aide a été requise explicitement.

— Par qui ? demanda Ela.

— Par… C’est un peu long à expliquer et le temps nous est compté. Faites-moi confiance ; c’est de la plus haute importance… pour nous tous ici présents. Acceptes-tu de nous accompagner ?

Pierric adressa un regard chargé d’incompréhension à Thomas – qui haussa les sourcils en signe d’effarement – puis à Dune Bard, avant de se retourner vers Fëanor. Il acquiesça puis déglutit avec vigueur comme s’il regrettait de l’avoir fait.

— Bien, fit le Veilleur, rasséréné. Cela ne prendra certainement pas bien longtemps ; une journée, peut-être deux. Je m’arrangerai pour te ramener auprès de tes amis aussitôt après.

Pierric tourna les yeux vers ses compagnons d’aventure. Il semblait avoir de la peine à croire au tour imprévu que prenaient les événements.

— On ne s’ennuie jamais dans ce drôle de monde, plaisanta-t-il sans réelle conviction. Bon… ne faites pas trop de bêtises au pays des kangourous. Et soyez prudents.

— Promis, assura Thomas. Reviens-nous entier : tu peux encore servir.

Son compère sourit fugacement. Ela esquissa un geste discret de la main. Dune Bard remua la tête avec un air impénétrable.

— On y va ? demanda Pierric à Fëanor.

Le Veilleur acquiesça silencieusement. Pierric posa sa main sur le bras du grand Veilleur, adressa un clin d’œil à ses compagnons… et s’évapora en compagnie des six Passe-Mondes d’Arcaba.

Dune Bard, Thomas et Ela demeurèrent immobiles sur le perron du beffroi des Nuages. La tête de Thomas bourdonnait de pensées aigres comme le vent qui soulevait ses vêtements et ses cheveux : « D’abord, Dardéa qui m’envoie en mission à Perce-Nuage, puis les Mères Dénessérites qui cherchent à m’imposer leurs volontés, ensuite ces foutus Mordaves qui tentent de m’enlever une fois de plus, maintenant les Veilleurs qui viennent d’emmener Pierric vers une destination inconnue. Tout le monde prend des décisions lourdes de conséquences pour moi et mes amis… Il est temps de reprendre l’initiative ! » Il serra les poings convulsivement et tourna le visage vers Ela.

— On monte chercher les autres et on gagne le Reflet immédiatement. Je vous laisse tous chez Honorine pendant que j’embarque avec Andremi pour l’Australie. Une fois à destination, je viens vous chercher. On met la main sur la troisième Frontière et, dans trois jours, tu dors dans tes draps à Dardéa !

En tout cas, c’était le plan : un aller-retour rapide dans son monde d’origine avant de rentrer au bercail.

*

Cela devenait une habitude. Thomas savait parfaitement qu’il dormait mais se sentait totalement sous l’emprise du rêve étrange qu’il était en train de faire. Il percevait pourtant la vibration lointaine du Boeing 747 dans son dos. Il se souvenait même avoir embarqué en classe Affaires sur un avion de la British Airway, pour ne pas avoir à attendre la fin de l’entretien annuel du jet privé d’Andremi. À présent, l’avion de ligne fonçait à pleine vitesse dans le ciel nocturne, des kilomètres au-dessus du continent asiatique. Savoir qu’il rêvait n’empêchait pas Thomas d’être subjugué par le paysage lugubre de toundra au-dessus duquel il avait l’impression de dériver.

Sa désolation glacée donnait à cette région un aspect surnaturel, barbare et sinistre. L’aura d’une incroyable antiquité planait telle une ombre grise sur chaque rocher moussu enraciné dans le lichen, sur chaque plaque de neige sale rappelant la proximité des glaciers, sur chaque mare d’eau thermale fumant son haleine fétide. Du côté d’où arrivait le vent, la plaine était coupée net par un ravin gigantesque. Deux falaises vertigineuses, qui descendaient à pic dans un vaste canyon et se faisaient face à mille mètres l’une de l’autre. Des brumes tourbillonnantes couvraient le fond de cette gorge, ondulant en vagues sinistres, trouées par de brèves apparitions de créatures sinueuses et gigantesques. Une ombre ondulant au-dessus des vapeurs se transforma lentement en une caricature de château fort, noir comme la nuit, hérissé d’un nombre incalculable de tours effilées. La construction paraissait flotter sur la brume. Thomas n’eut pas le loisir de pousser plus loin ses investigations.

Un rire dans son dos attira son attention. Un ricanement mauvais, venu d’un lieu qui ne connaissait pas la joie et que l’adolescent aurait reconnu entre mille. Un son qui le saisit comme un nœud coulant et déclencha un frisson le long de sa colonne vertébrale. Le garçon se tourna vers son frère jumeau, en battant lentement des pieds comme s’il était en train de nager. Le vieillard décharné flottait à une dizaine de mètres de lui, les pans de son immense manteau ondulant au ralenti dans la bise d’altitude. Derrière lui, comme s’il projetait une ombre immense sur les choses, le paysage semblait plongé dans un crépuscule prématuré. Le sourire grimaçant que lui tendait le vieil homme semblait sincère, quoique teinté de dérision. Parallèlement, Thomas eut le sentiment que le mal absolu qu’il dégageait était si concentré qu’il aurait pu le toucher en tendant la main.

— Mon petit coin de paradis, grinça le Dénommeur en roulant ses yeux caves en direction du canyon. Cet endroit s’appelle Inndoor, ce qui signifie « la Plaie » dans la langue des mythiques Djehals. C’est ici que je me retire lorsque l’exercice du pouvoir me pèse… (Il eut un rire ressemblant à du papier froissé.) C’est que je ne suis plus aussi jeune que toi ! Que dirais-tu de suspendre les hostilités et d’accepter quelques jours mon hospitalité ? Ce serait pour moi un honneur…

Thomas eut un haut-le-cœur et cracha sa réponse.

— Accepter l’hospitalité d’un monstre mégalo ? Plutôt mourir !

— Accepter l’hospitalité d’un frère qui constitue ton unique famille, répondit le Ténébreux avec une surprenante douceur. Je ne te veux aucun mal, crois-moi…

— C’est pour m’adresser un carton d’invitation que vous m’avez encore expédié vos tueurs la nuit dernière, ironisa Thomas d’un ton fielleux.

Le visage blafard exprima ce qui aurait pu passer pour de la surprise. Le parchemin craquelé de son front se creusa de nouvelles rides.

— Je n’ai jamais cherché à te nuire, répliqua-t-il d’un ton circonspect.

— Les Mordaves et les hommes-scorpions, c’était juste pour éviter que je perde la main à l’épée ?

La figure du Ténébreux devint lisse comme du verre. L’air siffla dans ses narines pincées. Pendant une fraction de seconde, Thomas aurait juré distinguer des flammes derrière ses pupilles dilatées.

— Kalarati ! cracha le vieillard, sa lèvre supérieure retroussée sur un rictus de bête malfaisante. J’aurais dû m’en douter…

Il vrilla un regard furieux dans celui de Thomas.

— Pour nous deux, ce n’est que partie remise ! Nous sommes liés comme les deux faces d’une pièce de monnaie…

Le cœur du garçon se serra à l’accent de certitude dans la voix de son jumeau. Puis il réalisa soudain qu’il était de nouveau seul au-dessus de la toundra. Un spasme d’angoisse lui contracta l’estomac, sans raison apparente. Avec un cri étranglé, il se redressa droit comme un I, s’efforçant désespérément de se réveiller. Il lui semblait encore entendre la voix de l’horrible vieillard, aussi nette que s’il se tenait à côté de lui. « Pour nous deux, ce n’est que partie remise. Nous sommes liés comme les deux faces d’une pièce de monnaie… »

Les yeux écarquillés, il fouilla la pénombre pour se convaincre qu’il était toujours là où il pensait être : sur le siège en position allongée d’un Boeing 747. La faible lueur émise par les plafonniers de l’allée centrale lui permit de voir le profil d’Andremi, endormi. Soulagé, le garçon se détendit. Son esprit embrumé s’arrêta sur le nom prononcé avec colère par le Dénommeur : Kalarati. Qui était ce Kalarati ? Pourquoi cette colère soudaine du vieillard ? Les questions n’avaient pas fait un tour dans sa tête qu’il glissa à nouveau dans le sommeil.