10.

Uluru

Le lever de soleil trouva Thomas et ses compagnons en train de jeter leurs bagages dans le coffre d’un Land Rover qui avait connu des jours meilleurs. La chaleur faisait déjà crépiter les insectes dans les jardins de l’hôtel. Le conducteur du 4x4, un rouquin efflanqué, d’une vingtaine d’années, leur demanda de bien claquer les portières pour réussir à les fermer… mais pas trop fort quand même ! Puis il lança sa machine pétaradante sur la route d’Uluru.

Arrivée à un ou deux kilomètres du rocher sacré, la voiture quitta le ruban d’asphalte pour s’engager sur un chemin truffé de nids-de-poule qui donnaient l’impression de rouler sur de la tôle ondulée. Ses passagers se cramponnaient tant bien que mal à leur ceinture de sécurité ainsi qu’à leur petit déjeuner. Thomas avait l’impression que son estomac tournait dans le tambour d’une machine à laver. Il fut infiniment soulagé lorsque leur chauffeur claironna « We’re arrived ! » une demi-heure plus tard. Un campement de grandes toiles beiges s’alignait dans une petite dépression, à une centaine de mètres du jaillissement orange de l’immense monolithe. Le rouquin serra le frein et, l’espace d’un moment, Thomas demeura assis à contempler Uluru.

Il avait été déçu d’apprendre que le titan de pierre n’était pas le résultat de la chute d’une météorite géante dans le désert australien, mais plus simplement le vestige d’une couche de roche formée par accumulation de sable au fond d’un océan peu profond, 540 millions d’années dans le passé. Cette strate avait été basculée quasiment à la verticale, 150 millions d’années plus tard, à l’occasion d’intenses plissements de la croûte terrestre. Le vent s’était ensuite chargé de raboter les montagnes environnantes, ne laissant subsister que quelques fragments de l’immense couche de roche dressée, dont Ayers Rock était le plus important. Avec ses trois cent cinquante mètres de hauteur et ses dix kilomètres de périmètre, le monolithe de grès donnait l’impression d’avoir jailli des entrailles de la terre et de s’être brusquement pétrifié au contact de l’air. Il dégageait incontestablement quelque chose de mystique, d’irréel. Pas étonnant que les Aborigènes le vénèrent comme une divinité !

Extasié, Thomas descendit enfin du 4x4 et fit quelques pas le nez en l’air, avant de constater que leur arrivée au French camp n’était pas passée inaperçue. Un homme de grande taille, débordant de muscles et coiffé d’un chapeau de cow-boy, s’approchait d’eux.

— Vous êtes les amis de monsieur Serrao ? lança-t-il d’une voix de fausset, qui ne collait pas au personnage.

Thomas réprima difficilement le sourire qui lui venait aux lèvres.

— Je suis Pierre Andremi et voici Thomas Passelande et Xavier Acker, annonça le milliardaire avec politesse. Monsieur Serrao est-il disponible pour nous recevoir ?

— Venez, il est dans l’atelier de nettoyage.

L’homme les précéda à l’entrée d’une tente ouverte sur trois côtés, sous laquelle était installée une grande table couverte de trouvailles archéologiques, fragments de poteries, pierres coupantes, et tout un fatras impossible à identifier par un néophyte. Quatre hommes et deux femmes munis de masques médicaux travaillaient autour de la table. Ils étaient occupés à libérer les vestiges de leur gangue de terre, les nettoyant avec une précision chirurgicale à l’aide de pinceaux et de bâtonnets aux allures de cure-dents. Personne ne leur prêtant attention, le cow-boy s’approcha de l’un des hommes portant de petites lunettes rondes et lui glissa un mot à l’oreille. Celui-ci leva subitement les yeux en direction des nouveaux venus. Il ôta son masque et dédia un sourire chaleureux à Andremi.

— Ce cher Pierre ! Tu ne peux pas savoir à quel point cela me fait plaisir de te voir ici !

Il serra des deux mains celle que lui tendait le milliardaire. L’archéologue avait un visage hâlé auréolé d’une masse de cheveux blancs et une barbe poivre et sel qui mettait en valeur ses yeux bleus pleins de vivacité.

— Salut, Henrique ! répondit Andremi avec de l’émotion dans la voix. Cela fait vingt ans que tu m’invites sur tes chantiers ; il était temps que je vienne enfin voir en quoi consiste ton travail ! Et, pour tout te dire, l’idée de découvrir Uluru me taraude depuis l’enfance ; alors, l’occasion était trop belle…

— T-t-t, rétorqua l’archéologue. On ne prononce pas U-lu-ru mais Ou-lou-rou, en faisant rouler le « r » du bout de la langue.

Andremi répéta plusieurs fois, jusqu’à ce qu’Henrique Serrao lève le pouce avec un air réjoui.

— Tu me présentes tes compagnons de route ? demanda l’archéologue en se tournant vers Thomas et Xavier.

— Voici Thomas, que j’ai rencontré dans des circonstances un peu particulières, commença le milliardaire. Je te raconterai tout ça ce soir, devant une bonne bière. Thomas doit faire certaines choses dans la région et je me suis dit que cela pouvait être l’excuse qui me manquait pour laisser tomber mes affaires quelque temps. Et voici Xavier, mon secrétaire particulier. Il est de toutes mes escapades à l’étranger.

— Bienvenue à Uluru, dit Serrao en serrant tour à tour la main de l’adolescent et du garde du corps.

Andremi posa la main sur la poitrine de l’archéologue et tourna un visage malicieux vers Thomas et Xavier.

— Et voici mon ami Henrique Serrao, déclara-t-il avec emphase. Le Howard Carter du vingt et unième siècle. S’il vous dit que les pyramides égyptiennes étaient des pas de tir pour des fusées spatiales, vous pouvez le croire. Cet homme est un génie !

Le scientifique secoua la tête en riant.

— Ne l’écoutez pas. Laissez-moi plutôt vous présenter mon équipe : vous avez déjà croisé Franck, notre cuisinier toulousain (le cow-boy hocha la tête)… les autres sont Odile, Noémie, Roger et Fernando, tous les quatre de brillants archéologues qui ont consenti à m’accompagner dans cette folle aventure. Mookoi (le seul Aborigène du groupe) est détaché par le centre culturel du parc pour veiller à ce que les fouilles se fassent dans le respect des traditions de son peuple. Deux personnes manquent encore à l’appel : Pete, chargé de l’intendance et des chevaux, et puis ma fille, Virginie.

— La petite est ici ? s’étonna Andremi. Sa mère doit être aux quatre cents coups de l’avoir laissée partir.

— Je ne te le fais pas dire. Mais Virginie n’est là que depuis le début des vacances scolaires. Tiens, d’ailleurs, quand on parle du loup…

Thomas suivit son regard et découvrit une adolescente de seize ou dix-sept ans, vêtue simplement d’un short kaki et d’un haut de maillot de bain noir. Elle avait des cheveux blonds qui retombaient en carré sur ses épaules bronzées et des yeux noisette pétillants. « Et de très jolies fesses », remarqua Thomas. Elle tourna le regard vers le garçon et il releva vivement la tête, coupable.

— Bonjour à tous ! lança-t-elle avec désinvolture. Coucou, Pierre, cela fait drôlement plaisir de te revoir.

Elle s’approcha d’un pas dansant qui donna à Thomas l’impression d’avoir quelque chose de bloqué en travers de la gorge. Elle embrassa le milliardaire sur les deux joues. Son nez se plissa et un air ironique voltigea sur ses lèvres.

— Tu es venu en soucoupe volante ou bien tu as pris l’avion comme tout le monde, cette fois ?

— J’ai renoncé à la soucoupe volante depuis que j’ai trouvé mieux, répondit-il du tac au tac. Mais tu n’en sauras pas plus.

Elle fronça les sourcils, se demandant visiblement s’il se moquait d’elle. Andremi l’enveloppa d’un regard mystérieux et elle éclata de rire. Le milliardaire présenta Thomas et Xavier. Le garçon se sentit rougir jusqu’à la racine des cheveux lorsqu’elle tira sur le bas de son short en lui décochant un regard malicieux.

— Vous restez longtemps ? demanda-t-elle à Andremi.

— Quelques jours. Cela dépendra du temps qu’il faudra à Thomas pour régler ses affaires dans la région.

— Quel genre d’affaires ? sourcilla la jeune fille.

— Voyons, Virginie, protesta son père. Tu es bien indiscrète ! Nos invités vont penser que j’ai complètement échoué à t’enseigner les bonnes manières.

L’archéologue sembla penser à quelque chose et pivota vers Andremi.

— Vous ne deviez pas être plus nombreux ?

— Si, mais le 4x4 est parti les chercher, mentit le milliardaire, sans la moindre hésitation. Hier au soir, nous n’avons trouvé à louer qu’une voiture.

— Je comprends. En cette saison, Yulara est littéralement assiégée par les touristes. Je vous propose de vous montrer vos quartiers. Une fois vos amis arrivés, je pourrai vous emmener visiter l’endroit où nous menons nos recherches, si vous vous sentez d’attaque.

— Excellente idée, approuva Andremi. C’est loin d’ici ?

— Deux kilomètres. Nous prendrons les chevaux pour aller plus vite.

*

Une fois leurs bagages déposés dans une tente imposante comportant plusieurs chambres dotées de lits pliants et d’armoires métalliques, Thomas s’isola pour s’immerger dans la vibration fossile. Le trajet jusqu’à la maison d’Honorine dura plusieurs minutes. Ela, Tenna, Palleas, Duinhaïn et Bouzin l’attendaient dans le salon, leurs sacs posés par terre et la mine impatiente. La nuit tombait sur la région grenobloise.

— J’ai cru que tu n’allais pas revenir, bougonna Ela en déposant un baiser sur sa joue.

— Là-bas, la matinée n’est pas encore très avancée, protesta le garçon. Vous vous sentez le courage de repartir pour une nouvelle journée sans avoir dormi ?

— Nous avons passé notre temps à dormir depuis que nous sommes arrivés chez ta grand-mère, plaisanta Palleas. Pas de risque de tomber de sommeil avant, disons, deux ou trois jours…

— OK. Où sont Honorine et Romuald ?

— Au restaurant avec une association du quartier, répondit Ela. Ils ont dit qu’ils te faisaient des bisous mais qu’il ne fallait pas les attendre.

Thomas songea fugacement à Pierric, qui manquait à l’appel, et se demanda pour la centième fois où les Veilleurs avaient bien pu l’emmener. Il balaya la question : il serait bientôt parmi eux et leur expliquerait de vive voix pourquoi les guerriers Passe-Mondes avaient eu besoin de lui.

— Vous avez tous activé votre sort de compréhension ? demanda Thomas. Bon, alors laissez-moi vous dire ce que nous allons faire…

Il leur expliqua qu’il allait les déposer à proximité du campement d’Henrique Serrao et qu’ils devraient ensuite terminer à pied et raconter à qui voudrait l’entendre que le chauffeur du 4x4 était tellement pressé qu’il n’avait pas pris le temps de les amener jusqu’au campement.

Juste avant d’élever leur niveau de vibration, Thomas eut une illumination.

— Duinhaïn, tu n’as pas oublié quelque chose ?

L’autre fronça les sourcils puis fit la grimace.

— Si, mes oreilles…

Il tira de son sac un répéteur à sort fourni par Dune Bard et souffla dedans avec un air résigné. Aussitôt, ses oreilles pointues s’arrondirent comme celles de ses compagnons. Il haussa les épaules de dépit et Thomas plongea dans la vibration. Une demi-heure plus tard, il présentait ses amis à Henrique Serrao. Ce dernier fut surpris d’apprendre qu’un chauffeur de taxi local ait pu abandonner des touristes sur une piste isolée du parc, mais il ne sembla pas mettre en doute la version des jeunes gens.

Peu après, chacun se choisit un cheval dans un corral de fortune, aménagé entre trois eucalyptus, avant de s’engager dans le bush en compagnie de l’archéologue et de l’employé du parc, le fort peu loquace Mookoi. Les adolescents étaient heureux de se retrouver : les rires et les plaisanteries qui fusaient l’attestaient. Thomas respirait profondément. Le léger bercement des pas de son cheval lui rappelait ses nombreux voyages à Anaclasis. Retrouver la silhouette d’amazone d’Ela était un pur bonheur. Remarquant la facilité avec laquelle Andremi dirigeait sa monture, le garçon régla son allure sur la sienne.

— Où as-tu appris à monter aussi bien ? demanda-t-il.

— Oh, ça…

Le milliardaire sembla se replonger dans de vieux souvenirs, avec un sourire incertain sur les lèvres.

— J’ai appris à monter à Genève. J’avais un professeur particulier d’équitation, une jeune femme charmante, Julie, qui m’a donné des cours pendant une année.

Le garçon avait remarqué la façon singulière dont Andremi avait prononcé le prénom de la jeune femme. Il pencha le visage de façon à voir le visage du milliardaire : un pli barrait son front. « Il est amoureux de cette Julie ? »

— Pourquoi as-tu cessé de la voir ?

Andremi tourna un regard surpris vers l’adolescent, puis se détendit.

— Je suis un excellent élève qui assimile très vite, répondit-il. Elle n’avait plus grand-chose à m’enseigner après une année, voilà tout. Et puis, elle avait un projet de ranch du côté d’Aix-les-Bains. Elle a déménagé peu après.

— C’est elle qui te l’a dit ?

— Oui… enfin, je ne sais plus. Mais, dis-moi, que me vaut ce soudain accès de curiosité ?

— J’ai envie de mieux te connaître, sourit Thomas. Et je suis heureux de voir que ton cœur ne bat pas seulement pour la finance et les OVNI.

— Tu parles de l’équitation, je suppose ? ironisa le milliardaire.

— Tu sais très bien de quoi je parle. Comment est-elle ?

Andremi soupira en secouant la tête.

— Toi, quand tu as une idée derrière la tête… Elle est blonde avec des yeux noisette. Elle a la trentaine et une spontanéité bien à elle, qui me mettait souvent dans l’embarras. Son franc-parler me changeait du bavardage hypocrite des financiers et des politiciens que je fréquente en général. C’est d’ailleurs à son contact que j’ai commencé à relâcher la pression côté travail, à passer plus de temps à mes recherches sur les OVNI…

— Cela fait combien de temps que tu ne l’as pas revue ?

— Deux ans.

Il se tut, visiblement prêt à clore la conversation. Thomas ne l’entendait pas de cette oreille.

— Pourquoi n’as-tu pas cherché à la revoir ?

— Si tu t’intéressais plutôt au paysage ?

— S’il te plaît…

— À cause de la différence d’âge, je pense…

— Pffff ! Je me doutais que tu allais sortir une excuse aussi pathétique. La vérité, c’est que tu as eu la trouille de t’engager, pas vrai ?

Le milliardaire se tourna vers le garçon, de l’exaspération au fond des yeux. Thomas ne lui laissa pas le temps de répliquer.

— Depuis que je te connais, je suis scié par ta capacité à relever les défis, à toujours trouver une parade, une idée, à décider vite. Je me suis même dit un jour que j’aurais aimé avoir un père comme toi. Mais là, il faut que tu arrêtes de te cacher derrière tes cheveux gris ou ton emploi du temps de ministre et que tu la rappelles dare-dare !

Andremi tarda à répondre, visiblement touché par les paroles du garçon.

— D’accord, fit-il en souriant.

— D’accord quoi ?

— D’accord, je la rappellerai à notre retour d’Australie… Mais j’ai moi-même une condition.

— Laquelle ?

— Que tu me parles plus souvent comme un fils à son père. Je ne suis pas habitué, mais j’aime bien ça…

Thomas hocha la tête, ému à son tour par la franchise de cet homme qui pesait plusieurs milliards d’euros mais qui avouait sans pudeur qu’il souffrait de la solitude.

— Avec plaisir.

Les cavaliers venaient d’arriver au pied de l’immense rocher et longeaient à présent le titan géologique. Des pans d’Uluru étaient baignés de soleil tandis que d’autres disparaissaient dans l’ombre, un contraste presque douloureux à l’œil. Des bosquets d’eucalyptus poussaient contre les parois rougeâtres, tandis que la terre sablonneuse qui s’entassait au pied des falaises était parsemée d’herbe fraîche et de fleurs du bush. Des oiseaux voletaient en nombre dans les feuillages et d’autres jaillissaient des saillies du rocher pour chasser les insectes qui remplissaient l’air de leur bourdonnement monotone. L’hiver austral avait des allures de printemps dans le Red Heart.

Thomas se demanda fugacement à quoi pouvait ressembler le monolithe, côté Anaclasis. Était-ce la réplique parfaite de celui-ci ou bien était-il radicalement différent ? Il sourit intérieurement : « Te bile pas, mon garçon ! Tu ne vas pas tarder à le savoir. Cette nuit, tu passes de l’autre côté, tu trouves ta Frontière et tu mets la main sur le troisième nom d’Incréé ! » Le moral gonflé à bloc, Thomas donna une impulsion à son cheval pour rejoindre Henrique Serrao. L’archéologue donnait des explications à ses amis.

— Le monolithe est composé de grès, mais il contient également des oxydes de fer qui lui donnent sa couleur rouge si particulière. Cet endroit est une véritable oasis au milieu du désert. On y trouve de la végétation en abondance, un point d’eau permanent, et toute une faune très originale s’y est établie. Elle comprend des chauves-souris, des reptiles, des marsupiaux, des oiseaux, des tas d’insectes…

— Est-ce que l’on va monter sur le rocher ? demanda Tenna.

— Non. Il existe un chemin qui permet de le faire, mais seulement à pied. Cependant, ce rocher est sacré pour les Aborigènes et, pour ma part, je ne me permettrais pas de le fouler des pieds. Ce serait un peu comme de monter sur les toits du Vatican ou sur la Kaaba à la Mecque.

— Que représente Uluru pour les habitants de ce pays ? demanda Duinhaïn.

— C’est un peu compliqué à expliquer… Dans leur conception du monde, chaque événement laisse une trace sur terre. Et, à ce titre, certains lieux remarquables constituent des vestiges de la création de l’univers. Cette création s’est déroulée à une époque que les Aborigènes appellent le Temps du Rêve, car tout serait né du rêve de plusieurs créatures magiques appelées les hommes-éclairs. Uluru serait l’un de ces vestiges privilégiés. Il posséderait encore certains pouvoirs de rêve, entendez par là des pouvoirs de création ; c’est ce qui le rend si sacré. Ne me demandez pas de quels pouvoirs il s’agit, je n’en ai pas la moindre idée…

L’archéologue tira sur ses rênes pour stopper à l’entrée d’un minuscule canyon, en partie dissimulé derrière des broussailles. Il se tourna vers Andremi.

— Nous sommes arrivés. Nous allons attacher les chevaux à ces buissons et remonter dans la faille qui débute derrière.

— Rien ne laisse deviner qu’il y a quelque chose à voir ici, fit remarquer Thomas.

— C’est voulu, répondit Henrique Serrao. Nous ne souhaitons pas attirer l’attention des touristes sur notre grotte. Nous l’avons découverte par hasard, après deux mois passés dans le coin à scruter en vain les parois du rocher, mètre après mètre, à la recherche d’hypothétiques peintures rupestres. Un coup de chance ! La découverte n’a pas encore été ébruitée. Seuls quelques responsables du centre culturel du parc ont été mis au courant. Suivez-moi…

La fissure mesurait deux mètres de large à la base, et s’évasait si rapidement vers le haut qu’elle devait passer pour une simple ondulation de la roche vue de loin. La fente courait sur cinq mètres puis bifurquait si subitement sur la droite qu’elle donnait l’impression de se terminer en cul-de-sac. Après le coude, elle se transformait en un étroit boyau qui plongeait au cœur du rocher. L’archéologue alluma la puissante lampe torche qu’il avait emportée.

— Attention à vos têtes : l’entrée de la grotte mesure moins d’un mètre soixante !

Le passage de la lumière à l’ombre priva un instant Thomas de ses perceptions visuelles. Il se contenta de suivre le pinceau lumineux de l’archéologue, les mains tendues en avant pour ne pas heurter Ela qui le précédait. En humant l’air, il constata qu’il était frais. Il sentit même une très légère brise. Après une quinzaine de mètres, Serrao s’arrêta et demanda aux visiteurs de se répartir autour de lui. Sa voix était étrangement sourde, comme si les parois du boyau s’étaient soudain écartées. L’archéologue, qui avait soigneusement pris soin de garder le faisceau de sa lampe pointé vers le bas, balaya soudain le monde souterrain où ils avaient pénétré. Des « oh » de stupeur s’élevèrent.

— C’est immense, laissa échapper Thomas.

La grotte dans laquelle ils avaient débouché était si vaste qu’il était impossible d’en distinguer le fond. La voix d’Henrique Serrao vibrait de fierté lorsqu’il reprit la parole.

— La grotte mesure environ cent cinquante mètres de diamètre et le point le plus haut de son plafond culmine à près de soixante mètres. Mais le plus remarquable ne réside pas dans ses dimensions.

Il éclaira le sol sablonneux devant eux. On l’avait creusé de plusieurs fosses carrées, des piquets et des ficelles délimitant les côtés de chaque trou. Des pelles et des brosses trônaient sur une caisse, à proximité.

— Cet endroit a été le cadre d’un culte très ancien. Nous avons trouvé de multiples objets et des fresques murales stupéfiantes qui l’attestent (le faisceau de la lampe laissa apercevoir des peintures ocre représentant des empreintes de mains, des hommes et des animaux stylisés). Nous avons fait réaliser des datations par thermoluminescence sur des tessons de poteries, des datations par hydratation superficielle sur des pointes de flèches, des datations par le carbone 14 sur des ossements d’animaux. Et toutes donnent la même plage d’occupation pour la grotte : elle a été fréquentée à partir de vingt mille ans avant Jésus-Christ et n’a été abandonnée que récemment, au début du dix-neuvième siècle. Rendez-vous compte, presque vingt-deux mille ans d’occupation !

— Inouï, souffla Andremi dans un murmure. As-tu une idée du culte qui était célébré ici ?

— Aucune. Le seul indice est la présence d’un nombre incalculable de fulgurites, dans toutes les strates couvrant cette période. Il y en a partout, sauf au centre de la salle. J’ignore pourquoi.

— Que s-sont des f-f-fulgurites ? demanda Bouzin.

— Mille excuses, soupira l’archéologue. Mon quotidien est tellement rempli de fulgurites qu’il m’arrive d’oublier que la plupart des gens n’en ont jamais entendu parler. Il s’agit de pierres, faites de sable vitrifié par la foudre. Avant d’apprendre à fabriquer le verre, il y a 4 000 ans, l’homme a de tout temps taillé ses outils ou ses parures dans du verre naturel fabriqué par les volcans, par la chute des météorites et, plus rarement, par la foudre. Les fulgurites se trouvent en général dans les déserts, là où la foudre a le plus de chance de trouver de la silice, le constituant principal du sable. Les éclairs élèvent la température du sable à plus de 3 000 degrés, ce qui le fait fondre sur le tracé de l’arc électrique. Une fulgurite est littéralement l’enregistrement d’un coup de foudre dans le sol. Le plus gros spécimen connu a été retrouvé en Libye et il mesurait quinze mètres de longueur ! En comparaison, ceux que nous avons trouvés dans cette grotte sont des lilliputiens. Aucun ne dépasse la dizaine de centimètres. Mais ce qui est étonnant, c’est que nous en avons retrouvé des quantités prodigieuses, une centaine par mètre cube de terre remuée. Je vais vous en montrer ; la caisse en est pleine…

Thomas sursauta. Il venait de se souvenir du pendentif que lui avait offert le vieil Aborigène de Yulara. L’amulette ressemblait aussi à du verre naturel. Il sortit le petit zigzag de pierre de sa chemisette.

— Est-ce que ça ressemble à cet objet ? demanda-t-il d’une voix étranglée.

L’archéologue interrompit son mouvement. La lumière de la lampe torche illumina la pierre que tenait l’adolescent, la faisant scintiller d’un éclat rouge qu’il n’avait pas remarqué jusqu’à présent. Les yeux de Serrao s’arrondirent de surprise.

— Où as-tu acheté cette fulgurite ? demanda-t-il.

— Je ne l’ai pas achetée ; c’est un cadeau.

— Celui qui te l’a offerte t’a-t-il signalé sa provenance ?

— Non, c’est juste un colifichet qu’un vieil Aborigène de Yulara portait autour du cou et qu’il m’a offert. Pourquoi ?

— Tu me permets de regarder cette pierre de plus près ?

Thomas tendit le collier à Serrao. Le scientifique fit passer la pierre entre son visage et la lampe, sourcils froncés. Même Mookoi s’était rapproché de l’archéologue pour étudier la fulgurite. Son œil généralement impavide s’éclaira et il contempla le garçon avec un respect tout neuf. Serrao ramena son regard sur Thomas. L’adolescent constata que, malgré la fraîcheur de la grotte, de la sueur perlait sur le front de l’archéologue. Il était livide.

— Que se passe-t-il ? s’inquiéta Andremi. Pourquoi sembles-tu si perplexe ? C’est aussi une fulgurite, c’est bien ça ? (L’autre acquiesça d’un hochement de tête.) Alors, où est le problème, puisque tu viens de nous dire que c’était relativement fréquent dans les déserts ?

— Ce n’est pas si fréquent que cela, corrigea Serrao. Mais surtout, les fulgurites découvertes dans cette grotte sont uniques, car le verre est veiné de filaments sombres avec des reflets rubis. C’est déjà un mystère en soi, car nous ne savons pas du tout de quelle partie de l’Australie elles peuvent provenir. J’ai fait des recherches et aucune autre fulgurite recensée dans le monde ne présente ces caractéristiques… Sauf la tienne, Thomas ! Ce qui veut dire que le vieil homme qui te l’a offerte connaît l’emplacement de notre grotte...

L’archéologue restitua le collier à son propriétaire. Le garçon hésita à le remettre à son cou, le gardant à prudente distance, comme si l’éclair responsable de sa création risquait de frapper à nouveau. Ses compagnons fixaient la fulgurite, sidérés.

— Tu saurais reconnaître le vieil homme ? demanda Ela.

— Oui. Je connais même son nom : Bahloo. On pourrait essayer de le retrouver.

Serrao sembla reprendre des couleurs.

— Je doute que l’on y parvienne, mais cela vaut sans doute la peine d’essayer.

Thomas se décida à repasser le cordon autour de son cou. En relevant la tête, il remarqua quelque chose de grand et de coloré au plafond de la grotte.

— Qu’est-ce qu’il y a, là-haut ?

Le faisceau lumineux de la lampe suivit son regard, révélant une sorte d’arche peinte de plusieurs couleurs.

— Il s’agit de la plus grande peinture de la grotte, répondit Serrao d’une voix absente. Elle mesure une vingtaine de mètres et représente la principale divinité des Aborigènes, à l’origine des hommes-éclairs qui ont créé le monde. On l’appelle le Serpent Arc-en-Ciel, Numereji en langue aborigène…

Thomas se retourna vivement vers Andremi et Xavier et s’étrangla presque avant de pouvoir sortir un mot.

— Numereji… Le vieil homme a dit que Numereji m’attendait à Uluru !

Andremi secoua la tête sans un mot. Cela commençait à faire beaucoup : la fulgurite et, maintenant, la divinité peinte. Il ne pouvait pas s’agir d’une coïncidence. L’instinct de Thomas hurlait que le vieil homme ne s’était pas trouvé par hasard dans les jardins des Uluru Gardens la veille au soir. Et que, d’une manière ou d’une autre, leurs chemins allaient se croiser à nouveau.

— Quel nom t’a donné l’Aborigène ? glapit Xavier.

Il examinait soupçonneusement la fresque au plafond, comme s’il s’attendait à la voir prendre vie à tout instant. Thomas tira le papier griffonné de sa poche et le porta fébrilement devant ses yeux.

— Altjina Tjurunga ! Il m’a appelé comme ça. Qu’est-ce que cela veut dire, Monsieur Serrao ?

Le scientifique souleva ses lunettes pour éponger la sueur qui coulait dans ses yeux. Il sourcilla plusieurs fois puis serra les lèvres d’un air dépité.

— Je ne sais pas, avoua-t-il.

Pour la première fois depuis le début de la visite, la voix de Mookoi retentit.

Altjina means celestial spirit, chuchota-t-il, comme s’il craignait de troubler la quiétude de la grotte. And Tjurunga corresponds to the bullroarer.

Thomas interrogea du regard l’archéologue.

— Altjina veut dire l’esprit céleste, traduisit ce dernier. Et Tjurunga désigne le bullroarer… On appelle ça un rhombe en français. C’est à la fois un instrument de musique et un moyen de communication, vieux comme le monde. Chaque Aborigène en possède un. Il est composé d’un cordon tenant un morceau de bois, sculpté de façon à produire une vibration caractéristique lorsqu’il est mis en rotation. En modifiant la longueur du cordon et la rapidité de la rotation, la modulation du son peut être contrôlée, ce qui permet de produire de la musique ou de transmettre un message sur de très longues distances.

— « L’esprit céleste du bullroarer », marmonna Andremi dubitatif. Cela ne veut pas dire grand-chose.

Ela émit un claquement de langue.

— Il ne faut pas traduire littéralement, affirma-t-elle. Je pencherais plutôt pour quelque chose comme « l’esprit de la vibration »…

Les yeux de Thomas s’écarquillèrent, grands comme des soucoupes.

— Ça veut bien dire que notre ami aborigène en sait beaucoup plus qu’il ne l’a dit, conclut le garçon. Je crois que les prochains jours vont se révéler passionnants !