13.

Le comte de Lapérouse

Remarquable, répétait Henrique Serrao.

C’était au moins la dixième fois qu’il employait ce qualificatif depuis que Thomas avait entamé le récit des événements de la nuit.

— Du coup, vous n’êtes pas plus avancés qu’en début de soirée ?

— Malheureusement, grogna le garçon. Et à moins de trouver une nouvelle voie d’accès, je crains que la Frontière de Terre-Matrice ne reste à jamais inaccessible…

L’archéologue prit un air mystérieux.

— C’est à mon tour de vous surprendre, reprit le scientifique. J’ai reçu un appel téléphonique passionnant, ce soir !

Thomas et ses amis se figèrent, dans l’expectative.

— Est-ce que le nom de Lapérouse vous dit quelque chose ? demanda l’archéologue.

Tous secouèrent négativement la tête.

— Le comte de Lapérouse vivait juste avant la Révolution française, commença le scientifique. À cette époque, la France et l’Angleterre se disputaient le monde à coups d’expéditions maritimes. Le plus célèbre de ces explorateurs était le britannique James Cook, le premier à avoir cartographié les îles du Pacifique. Le malheureux a terminé dévoré par les cannibales d’Hawaï, en 1778.

Ela fit une moue dégoûtée.

— En France, le roi Louis XVI ne voulait pas être en reste. Il monta une expédition concurrente, qui appareilla en 1785, sous le commandement du comte de Lapérouse, un héros de la guerre contre les Anglais. L’expédition comptait deux navires, la Boussole et l’Astrolabe, et emportait les meilleurs savants français de l’époque. Elle devait parcourir près de cent milles en quatre ans. Lapérouse commença par traverser l’Atlantique, puis il franchit le cap Horn, débarqua sur les îles de Pâques et d’Hawaï, rejoignit l’Alaska, la Chine, les Philippines. Après deux ans et demi d’une incroyable odyssée, Lapérouse fit escale en Australie, pas très loin de Sydney, puis il mit le cap en direction de la Nouvelle-Calédonie et, à partir de là, on n’entendit plus jamais parler de lui.

Henrique Serrao fit une pause. Sa voix baissa d’un ton, devint presque un murmure.

— C’est ainsi qu’est né le mystère Lapérouse, une énigme légendaire qui fera fantasmer des générations de navigateurs pendant un siècle et demi. En 1964, les épaves des navires ont finalement été identifiées, dans les récifs des îles de Vanikoro, situées dans l’archipel des Salomon, à quelque cinq cents milles de la Nouvelle-Calédonie. Les premières recherches ont permis de comprendre que les deux vaisseaux de l’expédition se sont fracassés contre les brisants et qu’un certain nombre de survivants ont ensuite survécu à terre pendant une trentaine d’années…

Brillants d’excitation, les yeux de l’archéologue sautaient d’un visage à l’autre.

— Le mois dernier a débuté une nouvelle campagne de fouilles sous-marines des épaves, la neuvième engagée depuis les années soixante. Elle est financée par je ne sais quel riche armateur japonais mais elle est conduite sur le terrain par un dénommé Richard Mercier, avec lequel j’ai travaillé deux ans à la Direction des Recherches Archéologiques Sous-Marines de Marseille. C’est lui qui m’a appelé ce soir, pour me faire part d’une découverte susceptible de m’intéresser : une fulgurite possédant les mêmes reflets rubis que celles de la grotte d’Uluru. Elle a la forme d’un serpent et sa surface polie présente des gravures d’une grande finesse. Mercier pense qu’il s’agit d’une carte indiquant l’entrée d’une grotte au pied d’une structure rocheuse… qui ressemble bougrement à Uluru !

Thomas avait involontairement porté la main à la fulgurite suspendue à son cou, le cœur battant, la tête bourdonnante. Ainsi existait peut-être une chance de découvrir un autre accès au cœur du monolithe !

— C’est une coïncidence incroyable, laissa échapper Pierre Andremi. Qu’il découvre justement aujourd’hui cet objet qui pourrait se révéler d’une importance cruciale pour nous…

Henrique Serrao opina doucement du chef.

— Ils l’ont découvert hier, mais cela dit, tu as raison. En même temps, tu serais étonné de connaître la succession d’événements bien plus improbables encore qui ont conduit à quelques-unes des plus célèbres découvertes archéologiques de notre histoire.

— Est-ce que nous pourrions voir sa fulgurite ? demanda Thomas.

L’archéologue arbora un sourire réjoui.

— Le premier avion pour Brisbane, sur la côte est de l’Australie, part de Yulara à dix heures demain matin. De là, il ne nous restera plus qu’à trouver un vol pour les îles Salomon !

*

Un quart d’heure plus tôt, les deux îles de Vanikoro avaient surgi à l’horizon, comme quelque apparition mythique. Le ciel était clair mais un vent modéré poussait des écharpes de brume au-dessus du bleu profond de l’océan Pacifique. Thomas, le nez collé à la verrière de l’hélicoptère Super Puma, avait l’impression d’être un explorateur du dix-huitième siècle tombant par hasard sur un monde perdu. Les îles étaient les vestiges d’un très ancien volcan effondré, dans les entrailles duquel l’océan s’était engouffré. Escarpées, voilées de nuages, couvertes d’une végétation luxuriante, elles paraissaient d’une incroyable sauvagerie. Pour couronner le tout, une ceinture de récifs presque infranchissable encerclait les deux îles, bien visible depuis les airs, mais piège mortel pour tout navire à fort tirant d’eau. Ces bouts de terre coupés de toute civilisation appartenaient au minuscule État des îles Salomon, situé à l’est de la Nouvelle-Guinée.

— Il tombe six mètres d’eau par an sur Vanikoro, grinça le pilote de l’hélicoptère. Pas un jour sans pluie dans cet enfer !

— L’endroit idéal pour se retirer du monde, ironisa Xavier.

— Un Occidental ne survivrait pas un mois seul sur cette île, trancha le pilote. S’il échappait aux crocodiles, aux serpents et aux scorpions, le climat ou les maladies lui régleraient rapidement son compte.

— Les survivants de l’expédition Lapérouse ont bien tenu plusieurs dizaines d’années, hasarda Pierre Andremi.

— Ils étaient nombreux, habitués aux conditions difficiles d’une expédition maritime, et puis, surtout, ils ont été aidés par les indigènes.

— Combien d’habitants vivent aujourd’hui sur l’île ? demanda Henrique Serrao.

— Quelques centaines. Les plus âgés se souviennent encore de l’histoire que leur racontaient leurs aînés, parlant de deux pirogues géantes remplies d’hommes blancs qui se seraient fracassées sur la barrière de corail avant de couler. Le baise-main que font aujourd’hui les habitants aux visiteurs semble être une survivance des coutumes apportées par les Français. La langue des autochtones conserve aussi quelques empreintes de la présence étrangère. La plante locale qui donne des haricots, par exemple, s’appelle encore la plante à cassoulet !

— On va se sentir comme à la maison, sourit Xavier.

L’hélicoptère décrivit un arc de cercle pour longer la ligne de brisants.

— Voilà la Coureuse, annonça le pilote.

Incliné en avant, leur appareil leur permettait de découvrir un bâtiment élancé peint en blanc et surmonté à la poupe par une hélistation circulaire. Sous le bateau océanographique, le bleu profond de l’océan devenait subitement blanc, à cause des hauts-fonds coralliens.

— L’épave de la Boussole, le navire amiral de Lapérouse, est coincée dans une faille, à une centaine de mètres derrière la Coureuse. L’épave de l’Astrolabe est située plus loin, dans une fausse passe au milieu des récifs où les marins ont cru pouvoir se mettre à l’abri avant de sombrer à leur tour.

Le pilote relâcha les commandes et le Super Puma s’immobilisa à l’aplomb du bateau océanographique. Il rajusta le casque sur ses oreilles, échangea quelques mots avec un interlocuteur à bord de la Coureuse, puis opéra un atterrissage en douceur dans le cercle orange de l’hélistation.

Thomas n’était pas fâché d’être arrivé. Le trajet depuis Uluru avait nécessité de prendre pas moins de trois avions successifs avant que l’hélicoptère de la Coureuse ne les récupère sur le minuscule aérodrome de l’île voisine de Nendo. Sans papiers d’identité, les amis de Thomas originaires d’Anaclasis avaient malheureusement été contraints de rester en Australie. Le garçon avait promis à Ela de lui rendre visite dès qu’il en aurait la possibilité.

Thomas eut le sentiment que quelqu’un venait d’ouvrir la porte d’un four lorsqu’il quitta la cabine climatisée de l’hélicoptère.

— Le vent est toujours aussi chaud par ici ? lança-t-il au pilote.

— Bienvenue à Vanikoro ! acquiesça l’autre avec un clignement d’œil.

Le garçon se tourna face au large et remplit profondément ses poumons. La brise charriait la rumeur des vagues à travers les récifs et le cri des oiseaux marins. Un homme de forte corpulence vint à leur rencontre en souriant. Il avait le visage rose d’un chérubin avec des yeux noirs pétillants. Il saisit la main que lui tendait Henrique Serrao et la secoua comme s’il activait une pompe pour vider les cales d’un navire en perdition.

— Richard Mercier, annonça-t-il en adressant un regard amical aux autres passagers du Super Puma.

Avec son chapeau à larges bords, ses immenses lunettes démodées et son bermuda à fleurs, il avait quelque chose de comique qui ne cadrait pas avec son statut de directeur de fouilles.

— Je suis heureux de vous accueillir sur la Coureuse, poursuivit le gros homme. J’espère que vous n’êtes pas trop épuisés par votre voyage, parce que nous avons mis le SMR à l’eau il y a dix minutes et les images valent le détour…

— Le SMR ? sourcilla Serrao.

— Le Sous-Marin Radioguidé, un petit bijou ultra maniable de la taille d’une boîte à chaussures. Il se faufile à peu près n’importe où et permet d’effectuer l’essentiel du travail de repérage avant d’envoyer les plongeurs sur zone. On a aperçu plusieurs requins blancs autour du bateau ce matin, alors on va limiter les plongées au strict nécessaire pendant les prochaines heures. Vous m’accompagnez en salle de contrôle ou préférez-vous souffler un peu ?

— On te suit, répondit Serrao après avoir obtenu d’un regard l’assentiment de ses compagnons de voyage.

La salle de contrôle était située dans les profondeurs du navire. Trois hommes y travaillaient, environnés par des cartes sous-marines et des écrans d’ordinateurs. Sur le plus grand d’entre eux se déployaient les escarpements d’un canyon sous-marin aux couleurs chatoyantes. Mercier présenta ses collaborateurs aux visiteurs puis se laissa lourdement tomber sur une chaise. Pendant qu’il scrutait impatiemment la console, un membre de son équipage fit signe aux nouveaux venus de s’installer à leur tour. Ils récupérèrent des tabourets empilés contre une cloison et s’agglutinèrent autour de leur hôte. Un homme émacié à la barbe descendant jusqu’à la poitrine actionnait un levier relié à un boîtier de commande. L’angle de prise de vue de l’image sous-marine se modifiait chaque fois qu’il inclinait la manette. Une étrange structure allongée, à demi enfouie sous le corail, surgit soudain sur l’écran.

— Voici la coque de la Boussole, posée par trente mètres de fond, indiqua l’archéologue en bermuda. La partie enfoncée dans le sol est l’arrière du navire, le bateau a coulé par la poupe. C’est sur cette partie que nous avons concentré nos recherches jusqu’à présent.

Mercier se tourna vers l’homme aux commandes du sous-marin miniature.

— Hiram, tu nous emmènes à la cabine de Lapérouse, s’il te plaît ?

L’homme poussa un « hum » d’acceptation et actionna le levier vers l’avant. L’épave grossit démesurément, puis bascula lorsque le SMR plongea derrière la coque. La lumière diminua, obligeant le barbu à allumer les projecteurs dont était muni le mini-sous-marin. La pénombre s’anima de dizaines de taches brillantes.

— Des particules de limon, expliqua Mercier, en posant ses deux mains croisées sur son ample estomac.

Le SMR passa sous un mât cassé, évita des cordages enveloppés d’une couche spectrale de limon, qui faisaient penser à une sinistre toile d’araignée. Une porte ouverte apparut au-dessus de ce qui devait être le pont du navire. L’image d’un couloir étroit, colonisé par un banc de poissons jaunes et bleus, succéda à celle du canyon sous-marin. Thomas en avait le souffle coupé. Il avait l’impression d’être à bord de la Calypso et de remonter le temps aux côtés du commandant Cousteau.

— La cabine de Lapérouse est au fond du quartier des officiers, indiqua Mercier. Elle a déjà été fouillée par l’expédition précédente et ne comporte plus d’objet de valeur. En revanche, nous avons trouvé des ossements humains appartenant à deux individus différents ainsi que les débris d’un instrument de navigation sous un amas de planches, coincés entre le bateau et le corail. C’est aussi là que nous avons découvert la fulgurite gravée…

— Richard ! l’interrompit le dénommé Hiram. Nous avons de la compagnie…

Mercier bondit sur sa chaise, qui oscilla en grinçant.

— Regarde, dit le barbu. J’éteins les projecteurs.

Le couloir retomba dans une obscurité étouffante, mais pas totalement. Une lueur jaune filtrait à travers les lattes disjointes d’une cloison.

— Ça vient de la cabine de Lapérouse, s’étrangla Mercier.

— Je crois qu’on a des pilleurs d’épaves, dit Hiram.

— Avance un peu, qu’on voie à qui on a affaire !

Il y avait trois plongeurs en combinaisons noires au milieu des vestiges de la cabine. Ils paraissaient fouiller méthodiquement chaque recoin à la lumière de la lampe incorporée à leur équipement de plongée. La turbidité créée par le mouvement de leurs palmes troublait l’image relayée par le SMR. Soudain, l’un des plongeurs tourna son masque dans la direction du sous-marin miniature. Sans hésiter, il leva ce qui ressemblait à un fusil sous-marin et l’écran ne fut plus animé que de parasites. Au juron poussé par Hiram répondit un mouvement interloqué des huit personnes présentes dans la salle de contrôle.

— Ils n’ont pas le droit ! s’insurgea Mercier. Nous avons la concession exclusive jusqu’à la fin du mois.

— Je m’équipe avec les gars et on descend les mettre dehors à coup de palme dans les roustons ! rugit un homme de la Coureuse, bâti comme un taureau.

— Est-ce que vous avez des notions de combat sous-marin ? intervint Xavier.

— Non, mais j’ai ça, répliqua l’autre en brandissant un poing fermé.

— Et eux sont dotés de fusils d’assaut étanches de fabrication russe, affirma l’ancien gendarme du GIGN. Et d’appareils respiratoires qui éliminent les bulles expirées par leurs détendeurs pour ne pas être repérés en surface. Je ne sais pas qui ils sont, mais ils sont équipés comme de véritables commandos des Marines. À votre place, j’éviterais de me précipiter dans la gueule du loup…

Le costaud ne répliqua pas, visiblement sensible aux arguments de Xavier.

— À quelle distance se trouvent les autorités les plus proches ? demanda Pierre Andremi.

— Sur l’île de Nendo, répondit Mercier d’un air accablé. Mais je doute qu’elles disposent d’autre chose que de vélos pour se déplacer rapidement.

— Ce genre d’événement est-il déjà arrivé depuis que vous êtes ici ? interrogea Henrique Serrao.

— Non, c’est la première fois. Même les autochtones ne se risquent pas au-delà de la barrière des brisants.

Serrao posa un regard préoccupé sur Thomas. Le garçon devina qu’il se demandait si leur arrivée avait quelque chose à voir avec la présence de ces hommes. Ou encore si le tatoué d’Uluru comptait des nageurs de combat parmi ses relations. Thomas invoqua le nom de l’Incréé découvert à Hyksos et projeta son esprit en direction de l’épave. Contre toute attente, il ne capta rien d’autre que les pulsions primitives d’un requin nageant près de la surface. La transmission de pensée était-elle bloquée par les trente mètres d’eau ? Décontenancé, il reporta son attention sur ce qui l’entourait.

— Je te conseille de contacter les autorités, même si tu sais qu’elles n’interviendront pas de sitôt, dit Serrao à Mercier.

— Et de lever l’ancre pour le reste de la journée, compléta Xavier. On ne sait jamais. Les plongeurs viennent certainement de la côte ; éloignez-vous le temps qu’ils terminent ce qu’ils sont venus faire. Il y a quelque chose de valeur à bord de cette épave ?

— Pas à ma connaissance, répondit le scientifique avec une moue dépitée. Des vestiges doivent encore traîner de-ci de-là. Mais rien qui justifie la présence de pilleurs d’épaves…

— Est-ce que vous avez un deuxième SMR à bord ? demanda Thomas.

— Oui, mais il faudra des heures pour le rendre opérationnel.

— Alors, autant vous y atteler immédiatement, suggéra Pierre Andremi. Je pense qu’il serait prudent de vérifier que la voie est libre avant la prochaine plongée.

Mercier acquiesça silencieusement en faisant trembler son double menton. Il poussa un soupir et se composa un visage affable.

— Hiram, je te laisse adresser un message aux autorités de Nendo pendant que je montre à nos invités notre découverte d’avant-hier. Au moins, celle-là, les braconniers ne mettront pas la main dessus !

*

La fulgurite que leur tendit le gros homme un instant plus tard était tout simplement splendide. Elle adoptait la forme d’un S, avec une tête de serpent stylisée d’un côté et une queue effilée de l’autre. Sa surface était parfaitement polie et recouverte de gravures d’une grande finesse. Mercier leur tendit une loupe et les visiteurs la détaillèrent à tour de rôle.

— On reconnaît parfaitement Uluru, se réjouit Henrique Serrao.

— Et une grotte, dans laquelle des hommes semblent danser, sourit Thomas. C’est bien un plan !

— J’ai l’impression que l’entrée de la grotte est repérée par rapport à ce point noir, situé au pied du rocher, raisonna Pierre Andremi. Il y a huit ou neuf traits, qui représentent peut-être des failles, avant d’arriver à la grotte.

— Le tout est de trouver à quoi correspond ce point noir, dit Serrao.

Il se tourna vers Mercier.

— Tu nous autorises à prendre des photographies de la pierre ? J’ai apporté un appareil numérique permettant de réaliser des vues macro de haute qualité.

— Aucun souci, répondit son ami d’un air las. Du moment que tu me promets qu’elles ne seront pas publiées.

— Tu as ma parole. Je vais photographier la fulgurite sous toutes les coutures. Une fois de retour en Australie, je ferai un montage des différentes vues, de façon à obtenir une image complète du plan.

— Vous repartez quand ?

— Il faudrait que l’hélicoptère nous redépose à Nendo demain après-midi. Nous avons un avion pour Noumea sur le coup des seize heures.

— J’espérais que vous resteriez plus longtemps, soupira le gros homme. Le temps de vous faire découvrir le climat redoutable de Vanikoro ainsi que le site émouvant où les survivants de l’expédition de Lapérouse avaient établi leur campement. Mais c’est vous qui voyez. En attendant, vous êtes ici chez vous… tant que l’US Navy ne décidera pas du contraire !

Le rire de Serrao sonna faux.

— Est-ce qu’il y a des armes à bord ? demanda Xavier d’un ton volontairement léger.

— Un pistolet automatique, que je conserve dans ma cabine. Pourquoi ?

— Pour préparer le siège, plaisanta le garde du corps.

De nouveaux rires. Pourtant, Thomas aurait juré que l’ancien gendarme ne plaisantait qu’à moitié. Il ramena les yeux sur la fulgurite aux reflets chatoyants. Il savait que la petite sculpture n’était rien de plus qu’un morceau de verre naturel, mais, pour une étrange raison, l’objet paraissait posséder une force vitale. La roche semblait scintiller dans la pièce sombre où étaient entassées les autres trouvailles faites à bord de la Boussole, comme si elle était illuminée de l’intérieur et libérait un flot d’énergie contenue depuis des siècles. « Encore ta foutue imagination qui te joue des tours », pensa-t-il. Son regard s’arrêta sur un détail auquel il n’avait pas fait attention.

— Vous avez vu tous ces petits zigzags autour du rocher ? fit-il en se retournant vers les autres. Vous avez une idée de ce que l’artiste a voulu représenter ?

— Peut-être les écailles du serpent, suggéra Andremi.

— Je ne crois pas, dit Serrao avec un drôle de regard. Mon explication va peut-être vous sembler saugrenue… Je crois qu’il s’agit d’éclairs. Ceux-là mêmes à l’origine des fulgurites retrouvées dans la grotte…

Ses compagnons l’observèrent un moment en silence.

— Qu’est-ce qui aurait pu donner autant d’éclairs ? s’étonna Thomas.

— Rien, en théorie, avoua Serrao. Mais depuis que je t’ai rencontré, je ne m’arrête plus à ce genre de détail.

L’adolescent sourit à l’air malicieux de l’archéologue, sentant se dissiper la tension de la dernière demi-heure.

*

La Coureuse ne tarda pas à lever l’ancre et passa le reste de l’après-midi en haute mer. Pendant que Serrao déballait son matériel pour une longue séance photo, Thomas rendit visite à ses amis restés à Uluru. Il les trouva dans l’une des tentes, en train de jouer aux cartes en compagnie de Virginie. Cette dernière ouvrit de grands yeux en voyant s’approcher le garçon, qui était censé se trouver avec son père à des milliers de kilomètres de là. Thomas soupira : ils allaient devoir la mettre également dans la confidence. À l’extérieur, un raz-de-marée de poussière malmenait le campement dans un grondement de bêtes aux abois.

— Ça souffle comme ça depuis ce matin, râla Ela. Pas moyen de mettre le nez dehors. Comment ça se passe à Vanikoro ?

Thomas leur raconta leurs dernières péripéties puis expliqua à Virginie comment il avait pu revenir aussi vite. La jeune fille ne crut pas un mot de ses explications. Thomas se transporta dans la vibration fossile sous ses yeux et, à compter de cet instant, elle ne mit plus en doute le moindre élément de son récit. Une fois la curiosité de la jeune fille assouvie, Thomas et ses amis explorèrent une nouvelle fois toutes les hypothèses au sujet de la grotte d’Uluru. Quel culte y était rendu jadis par les Aborigènes ? Pourquoi tant de fulgurites occupaient toutes les strates géologiques ? Quel lien pouvait unir la grotte avec Terre-Matrice et les Mixcoalts ? Le Serpent Arc-en-Ciel peint au plafond était-il bien une représentation des reptiles ailés d’Anaclasis ? La seconde grotte, celle qui figurait sur la fulgurite de l’expédition Lapérouse, allait-elle leur permettre de pénétrer plus discrètement dans Terre-Matrice ? Mais cette présumée seconde grotte n’était-elle pas tout simplement celle déjà fouillée par l’équipe d’Henrique Serrao ? Auquel cas tous leurs espoirs seraient réduits à néant. Lorsque Thomas décida de quitter ses amis, trois heures plus tard, ils en étaient toujours au même point mais avaient passé un agréable moment.

— Pourquoi ne ramènes-tu pas tout le monde immédiatement à travers la vibration fossile, maintenant que vous avez obtenu ce que vous cherchiez à Vanikoro ? demanda Ela.

— Pour rester un tant soit peu discrets, répondit le garçon. Mais c’est vrai que l’idée de me retaper une journée de voyage ne m’emballe pas beaucoup…

Il caressa la joue de la jeune fille.

— En fait, c’est une ruse pour que tu te languisses de mon retour, ajouta-t-il malicieusement.

— Objectif atteint, chuchota l’adolescente avec un air furibond.

— Et puis, ça permet de laisser à Palleas le temps de mieux connaître Virginie, chuchota Thomas en souriant. J’ai l’impression qu’ils ne se quittent plus d’une semelle, ces deux-là !

— Je pense qu’Anaclasis ne va pas tarder à compter une habitante de plus, plaisanta à moitié Ela.

*

À son retour sur la Coureuse, Thomas monta sur le pont pour assister au coucher du soleil. L’astre s’enfonçait dans la mer parmi les nuages rougeoyants, colorant la crête des vagues d’une touche écarlate. La brise apportait un soupçon de fraîcheur.

— C’est magnifique ! lança le garçon à Xavier, qui était accoudé face au crépuscule.

— Pas mal, répondit le garde du corps presque sans desserrer les dents.

Thomas remarqua qu’il avait le teint blafard, malgré la lumière cuivrée du soleil.

— Ne me dis pas que tu as le mal de mer ? demanda Thomas, amusé.

— Alors, je ne le dis pas, tenta de plaisanter l’ancien gendarme. Tu as vu tes amis ?

— Oui, ils sont immobilisés sous les tentes par une véritable tempête de sable.

— Les veinards ! Au moins, ils n’ont pas à supporter ce fichu roulis.

Thomas sourit. Il s’abîma dans la contemplation de l’océan, qui déroulait paisiblement ses vagues à l’infini. Un reflet du soleil attira son attention, près de l’horizon.

— C’est quoi, là-bas ? demanda-t-il.

Xavier suivit son regard.

— Un bateau, je crois… Il a l’air gros.

Les yeux fixés sur la réverbération, il sembla se rembrunir.

— Je vais chercher une paire de jumelles sur la passerelle.

Il revint une minute plus tard et scruta l’horizon à travers d’énormes jumelles kaki en métal. Il haussa les épaules d’un air soulagé.

— Ce n’est qu’un vieux cargo, dit-il en tendant la paire de jumelles à Thomas.

Il avait certainement craint qu’il y ait un lien entre le navire et les plongeurs inconnus. L’adolescent fixa à son tour la tache lointaine qui avait cessé de scintiller. C’était un bateau de grande taille, visiblement ancien, à en juger par la couleur rouillée de la coque, avec une cheminée inclinée vers l’arrière d’où s’envolait un filet de fumée.

— Je préfère être à bord de la Coureuse que sur cette poubelle flottante, apprécia Thomas.

— Mouais, pour moi, c’est du pareil au même, bougonna Xavier.

Pierre Andremi surgit à leurs côtés.

— Le repas du soir va être servi… pour ceux que ça intéresse !

— J’arrive, dit Thomas en décochant un regard navré au garde du corps. Je te mets de côté quelque chose ?

— Merci, ce n’est pas utile, assura Xavier.

Thomas suivit le milliardaire en direction de la salle commune où les scientifiques du bord et l’équipage prenaient leurs repas.

— Henrique a terminé ses photos de la fulgurite ? demanda l’adolescent.

— Oui, mais il est bon pour recommencer demain matin. Je crois qu’il a eu un problème technique en transférant les images sur son PC et qu’il a tout perdu. Il était vert de rage contre lui-même, tout à l’heure !

Lorsqu’ils retrouvèrent l’archéologue, ce dernier semblait s’être fait une raison. Il discutait joyeusement avec ses collègues du bord, un verre de vin rouge à la main. Le repas fut l’un de ces rares moments de convivialité, où l’on oublie toutes ses préoccupations autour de quelques bouteilles d’un honnête vin australien. Personne n’aborda la question des pilleurs d’épaves ou tout autre sujet polémique. Thomas se laissa entraîner par l’esprit festif et but plus que de raison, sous le regard compréhensif de Pierre Andremi. Une fois la table débarrassée, le garçon se dirigea d’une démarche légèrement chancelante vers la cabine exiguë qui lui avait été attribuée. Il s’endormit comme un bébé, bercé par l’alcool et la légère oscillation du bateau.