16.

En rêve inconnu

Pierric avait emporté dans le demi-sommeil l’odeur froide de tombe ouverte qui imprégnait l’intérieur de son narcovaisseau. « Ma tombe, si je ne trouve pas ce qui interdit aux Spartes de quitter l’animation suspendue ! »

L’état de songe éveillé dans lequel se trouvait le garçon était pour le moins surprenant : il se souvenait parfaitement de là où il était et de ce qu’il était venu faire ; il avait même la possibilité de s’orienter au milieu des paysages issus de son subconscient. En revanche, il était incapable d’estimer le temps écoulé depuis que la lentille de cristal pourpre de son narcovaisseau s’était refermée sur lui. Quelques minutes ou peut-être des semaines. Il était comme privé de toute perception temporelle.

Le rêve conscient ressemblait en tous points à ce que Fëanor lui avait annoncé : des contrées paisibles, fabriquées dans le creuset de ses fantasmes à partir de bribes de son passé. Il avait commencé par découvrir une adorable chaumière, sur laquelle de larges draperies de lumière tombaient en diagonale à travers les branches d’un gigantesque marronnier. Le paysage alentour était plein de douceur et de beauté, parsemé de fleurs jusqu’à l’horizon. Des oiseaux chantaient sous la futaie, des lapins mâchonnaient sur l’humus semé de lumière émeraude. À peine Pierric s’était-il dit qu’il ne manquait à l’appel que Bambi, qu’aussitôt des chevreuils étaient apparus, déambulant gracieusement sur l’herbe en fixant l’adolescent de leurs grands yeux liquides.

Le garçon avait souri aux animaux et s’était éloigné paisiblement en direction de la ligne d’horizon. L’air était rempli du doux parfum d’un éternel printemps. Le ciel s’ornait de petits cumulus joufflus, qui accrochaient les rayons du soleil et scintillaient comme la barbe à papa de son enfance. Les nuages avaient le bon goût de ne pas dissimuler l’œil rouge placé au centre du ciel : le couvercle lenticulaire de son narcovaisseau semblait l’observer, mystérieuse présence rappelant à tout instant que rien dans tout ce qu’il voyait n’existait vraiment.

« Surtout, ne perds jamais de vue la lentille au-dessus de toi », lui avait précisé Fëanor. « Elle est ton cordon ombilical avec le monde réel. Tant qu’elle est là, il te suffit de le souhaiter pour t’éveiller aussitôt. Si le lien était rompu, alors tu plongerais dans le sommeil profond et seule l’intervention d’un Hermétique permettrait de te ramener à l’état de veille. Et, vu que le dernier Hermétique est prisonnier de l’animation suspendue, tu serais irrémédiablement perdu… »

Comme un écolier faisant l’école buissonnière par la plus belle journée de la semaine, Pierric prenait plaisir à marcher sur l’herbe élastique qui lui chatouillait les chevilles. Ici, pas de ville, pas de routes, pas de pollution. Juste cet océan de verdure, un monde du dimanche, fait pour musarder ou pour s’allonger sur le dos, les yeux mi-clos, en somnolant dans l’odeur enivrante de l’herbe, du thym et des fleurs. L’adolescent évitait le moindre geste qui puisse troubler la quiétude absolue de ce paysage idyllique. Il se contentait de flâner en se laissant porter par l’inspiration du moment, tantôt suivant un couple de papillons jaunes et bleus, tantôt répondant aux clins d’œil d’un millier de fleurs agitées par le soupir d’une brise indolente.

— Je n’aimerais pas avoir à tondre tout ça, rit-il.

Le son de sa voix résonna étrangement… comme s’il se trouvait dans un endroit exigu… Il se rappela soudain que c’était le cas ! « Tu n’es pas là pour faire du tourisme virtuel », se morigéna-t-il. « Tu as une mission ! Entrer en contact avec les chevaliers spartes endormis. » Mais comment faire ? Marcher jusqu’aux confins de ce monde, si confins il y avait, ou au contraire rester sur place pour tenter de percevoir à travers les apparences un indice de la présence d’autres dormeurs ? Il n’avait pas l’amorce d’une réponse. Il s’assit pour réfléchir.

Comme s’il suivait le cours de ses pensées, le paysage passa par toutes les couleurs du crépuscule. Le soleil s’enfonça derrière des nuages rougeoyants et la nuit se leva, allumant des myriades d’étoiles au-dessus de la prairie. La lentille du narcovaisseau ressemblait désormais à une grosse braise rouge au milieu du ciel, attisée par un hypothétique vent d’altitude. Pierric se rappela subitement une nuit de l’été précédent, passée dans le jardin d’Honorine en compagnie de Thomas. Ils avaient contemplé jusqu’à l’aube les étoiles à travers la petite lunette astronomique reçue pour son anniversaire, en piochant leurs noms mystérieux dans un vieux livre d’astronomie prêté par Romuald : Capella, Sirius, Bételgeuse, Arcturus, Antarès… Tous ces noms exotiques les avaient fait rêver. Cela avait été une grande nuit, la meilleure de l’année et, maintenant qu’il y pensait, une des meilleures de sa vie. Ici, en revanche, pas besoin de lunette astronomique, tant la lumière des astres semblait intense. Le ciel nocturne ruisselait littéralement de lumière ; la voie lactée faisait penser à une longue flaque phosphorescente cerclée de brasiers blancs, jaunes, rouges.

Puis ce fut le matin, vivifiant, d’une transparence cristalline. Un petit vent vif faisait scintiller des gouttes de rosée sur les hautes herbes. Le bruit des cigales peuplait le silence. Pierric se fit la remarque qu’il aurait bien mangé quelque chose. « C’est idiot d’avoir faim en dormant », pensa-t-il avec un gloussement réjoui. Il découvrit sur sa droite une petite mare d’eau bouillante et, juste derrière, un nid rempli de trois œufs de belle taille. Sans se poser plus de questions, il déposa les œufs dans l’eau, compta jusqu’à cent quatre-vingts puis les récupéra à l’aide de plusieurs brindilles entrecroisées. Les œufs étaient cuits à point, mais aurait-il pu en être autrement dans un rêve ?

Une fois restauré, Pierric décida d’avancer toujours tout droit, afin de voir s’il existait une limite à cet endroit. Il marcha, enfoncé à mi-corps dans un flot d’herbes folles, marcha sous le soleil resplendissant qui semblait n’avoir jamais brillé avec une telle douceur, marcha au milieu de fleurs extravagantes qui sentaient bon de toutes leurs forces, marcha au milieu d’un paysage mauve de bruyère, bourdonnant d’abeilles facétieuses, marcha encore et encore. Le temps semblait aboli, la marche aisée, la température idéale. Il n’y avait rien de menaçant dans ce paysage idyllique. Pourtant, Pierric finit par frissonner. Sans raison apparente.

Il pivota sur lui-même, avec l’impression désagréable d’être épié. Mais non. Il était seul, à perte de vue. Il haussa les épaules, se força à siffloter insouciamment malgré l’écho étrange renvoyé par la lentille du narcovaisseau et repartit d’un bon pas. Mais le cœur n’y était plus. Quelque chose clochait, il l’aurait juré. Oui, mais quoi ? Rien ne paraissait différent. Le paradis demeurait le paradis, la plaine moutonnant à l’infini ressemblait toujours à un immense champ de blé. L’unique nouveauté était la présence de brumes de chaleur, lointaines, qui brouillaient l’horizon. La belle affaire ! Ah, et puis un vol de grues qui traversait majestueusement le ciel. Ainsi qu’un faucon, visiblement plus haut. Le rapace tomba soudain en piqué pour plonger sur la volée des grues sauvages. Il heurta l’une d’elles et l’emporta, pantelante et désarticulée. Le plumage hirsute de la malheureuse flottait encore derrière elle dans l’air immobile et sombre.

Sombre ? Pierric sourcilla. Les brumes de chaleur repérées l’instant d’avant avançaient dans sa direction, en glissant entre lui et le soleil. La luminosité chutait rapidement. L’adolescent réalisa soudain qu’il ne s’agissait pas de nuages mais d’oiseaux. Des milliers d’oiseaux, des moineaux, des hirondelles, des pigeons, des hiboux, des corbeaux, des grues et même des faucons. Et puis, d’autres encore, que le garçon ne connaissait pas. Ils volaient aile contre aile, sans se soucier les uns des autres, comme s’ils avaient quelque chose de très urgent à faire de l’autre côté de la plaine. Le nuage palpitant couvrait maintenant la moitié du ciel et commença à passer au-dessus de Pierric. Il perdait des plumes au passage, qui tombaient comme de la neige. C’est alors que le garçon remarqua quelque chose qui lui fit froid dans le dos : cette masse gigantesque et palpitante, qui tirait son dais obscur entre lui et le ciel, progressait dans un silence total, incompréhensible. Aucun des oiseaux ne poussait le moindre cri ; le battement de ces dizaines de milliers d’ailes ne produisait pas le plus petit claquement, le sifflement le plus ténu. Un silence… de mort !

C’était comme si… ce n’était plus tout à fait son rêve à lui ! Comme si quelque chose de l’extérieur venait de s’introduire dans son espace pour gâcher son Eden privé. Il n’était plus seul, à présent. Et il n’était pas très sûr d’en éprouver la moindre satisfaction. Il resta un moment le nez en l’air, à contempler cet étonnant tsunami de becs et de plumes déferler à travers l’espace. Puis un constat le paralysa d’horreur : il ne voyait plus la lentille de son narcovaisseau ! Cette intrusion inexplicable l’avait précipité malgré lui dans le sommeil profond… irrémédiablement !

Il tomba à genoux, contemplant toujours la marée de volatiles, profondément choqué, et pris de tremblements comme s’il avait de la fièvre. Il était prisonnier de l’animation suspendue, comme tous les chevaliers spartes dans le puits du sommeil. Il avait échoué. Il ne savait pas si le froid qui lui prenait la gorge dans un étau était bien réel ou s’il lui venait d’ailleurs, de ses propres entrailles. La panique nouait ses réflexes, engourdissait son cerveau, écrasait ses poumons sous une chape de plomb. Il resta pétrifié un temps sans durée mesurable, s’identifiant à ce morne paysage devenu gris sur lequel roulaient les nuages d’oiseaux fantômes. « Toi aussi, tu es un fantôme, à présent… »

Finalement, un frémissement secoua son échine à cette pensée, comme le craquement de la glace au printemps. L’amorce d’un dégel. Comme à chaque fois où la volonté lui manquait, l’image de Ki l’inonda, telle une lumière vive. Son visage apparut devant lui, plus merveilleux que jamais. Sa voix résonna en secret dans ses oreilles, le suppliant de reprendre courage, de ne pas abandonner. Il sentit une force se lever, qui balaya sa peur et le laissa émerger de son hébétude. La détermination resurgit comme un bouchon de liège à la surface de l’eau, plus forte et plus tenace à chaque instant. La rage remplaça le désespoir, tout aussi excessive.

« Rien n’est perdu. Si ce quelque chose a envahi mon rêve, c’est que je peux aussi envahir le sien ! Et le détruire ! » Il sauta sur ses pieds et leva un regard menaçant en direction des oiseaux. Réduit aux plus folles conjectures, son esprit déployait soudain une activité inouïe, passant en revue toutes les hypothèses sur le phénomène dont il venait d’être victime. Attaque extérieure ? Phénomène naturel inconnu ? Panne de son narcovaisseau ? Manifestation de son propre inconscient ? Événement imprévu survenu dans le Sanctuaire ?

Une certitude s’imposa à lui : cette intrusion était le résultat d’un esprit malfaisant ou tout simplement malade. L’esprit d’un autre voyageur du sommeil ! Le rêveur dérangé avait échappé aux barrières de son propre espace mental et avait parasité inexorablement tous les autres dormeurs, comme un virus implacable passant d’un individu sain au suivant. C’est ce qui était arrivé aux Spartes. Tous avaient vu la lentille de leur narcovaisseau s’effacer derrière des nuages d’orage, des nuées d’oiseaux, des vols d’insectes, des fumées d’incendie ou des cendres volcaniques… Pierric le savait, il le sentait jusqu’au plus profond de ses tripes. Cette certitude ne devait rien au hasard : elle était la simple expression de son talent de prédicteur. L’unique nouveauté était qu’il ne l’avait pas lue dans la forme d’un cumulus ou d’un cirrus mais à travers les volutes ondulants de ce raz-de-marée d’ailes et de plumes surgi de l’horizon.

« Je dois remonter aux sources de la contamination ! », comprit le garçon. « Remonter le fil d’Ariane jusqu’à son auteur et trouver un moyen de le mettre hors d’état de nuire. Peut-être en le tirant du sommeil, peut-être en retournant sa folie contre lui-même ? » Il aviserait le moment venu en suivant son intuition. Pierric s’élança à contre-courant du vol des oiseaux. Il ne marchait plus, il ne courait même pas, il flottait au-dessus de la prairie, à ras de terre, soulevant des tourbillons de pollen dans son sillage. Il filait à la vitesse de la pensée, devançant d’une tête une vague de surpression de plusieurs dizaines de mètres de hauteur, pareille à un rideau de brume qui courait sur l’étendue déserte.

Et puis, soudain, il aperçut une lueur devant lui. Une filtration de vif-argent au bas de l’horizon, comme si le soleil s’apprêtait à se lever. Mais le soleil était déjà présent dans le ciel, au-dessus des nuées de volatiles. Alors quoi ? La lumière brillante sembla soudain lui sauter au visage. Il arrêta sa course folle, le cœur battant. Il sut qu’il était arrivé au bout du territoire du rêve ! Un rideau brillant lui barrait le chemin, comme un store métallique gigantesque isolant du monde de l’éveil le monde de son inconscient. Loin au-dessus de sa tête, les oiseaux apparaissaient comme par magie le long de cette barrière démesurée. Pierric tendit la main pour toucher la surface argentée et eut un haut-le-cœur. Ses doigts étaient passés à travers le rideau aussi facilement que s’il s’agissait d’un écran de fumée. Qu’y avait-il de l’autre côté ? La meilleure façon de le savoir était encore d’y aller. Il emplit ses poumons au maximum et s’avança résolument dans la lumière. La lueur argentée se diffusa dans un éclair métallique le long de ses flancs et sur sa tête, et il se retrouva aussitôt… à l’endroit exact qu’il venait de quitter ! Mais, cette fois, il regardait dans la direction d’où il venait et non plus vers le rideau brillant, qui s’était reformé dans son dos. Visiblement, traverser ne menait nulle part ! Il n’y avait qu’ici. Mais alors, d’où provenaient les oiseaux ? Ils semblaient surgir directement du néant, sans traverser la barrière argentée. Refusant de baisser les bras, le garçon supposa qu’il devait exister une sorte de passage entre ce monde-ci et celui d’où provenaient les envahisseurs. Un tunnel, une fissure ou quelque chose d’autre qu’il reconnaîtrait lorsqu’il le verrait et qui permettait aux oiseaux d’exister ici.

Il s’élança de nouveau, au-dessus du sol, cette fois parallèlement au rideau de lumière. Le temps s’écoula, des heures, peut-être des jours entiers, avec toujours le même paysage privé de soleil. Il finit cependant par noter une modification : la trajectoire des oiseaux au-dessus de lui se modifiait insensiblement. Dans un premier temps à peu près perpendiculaire à la surface argentée, elle formait progressivement avec elle un angle de plus en plus aigu. L’adolescent s’arrêta net lorsqu’il comprit l’origine du phénomène : le territoire du rêve devait adopter une forme arrondie, comme un moule à tarte dont la couronne aurait été la barrière lumineuse. En suivant le bord, il tournait progressivement autour du centre, alors même que le flot des envahisseurs suivait un itinéraire parfaitement rectiligne. Si l’explication était la bonne, alors cela signifiait qu’il allait dans la mauvaise direction, s’éloignant de la fissure par où le rêve de l’intrus avait contaminé le sien. Son intuition lui disait que la faille se situait à l’endroit exact où le vol des oiseaux formait un angle droit avec la frontière lumineuse.

Il fit demi-tour et fila à la vitesse d’un avion de chasse, sans cesser de scruter le déferlement d’oiseaux au-dessus de lui. Il repéra la brèche des kilomètres à l’avance, énorme tache noire corrompant le voile argenté, comme une tumeur maligne proliférant sur un tissu sain. Aucun oiseau ne surgissait directement de ce lac de noirceur mais, pour Pierric, il ne faisait pas de doute que la contagion venait de là. Il plongea sans réfléchir dans l’inquiétant bâillement obscur, craignant par-dessus tout que la brèche ne se referme subitement à son approche. Une exhalaison froide d’humidité et de moisi lui bondit au visage. « Il fait aussi noir que dans un sachet de réglisse, ici ! », frissonna le garçon. Mais avant que l’angoisse n’ait eu le temps de le gagner, il surgit sous la clarté tragique d’un sinistre crépuscule. Des nuages oppressants pesaient comme un couvercle sur une inquiétante forêt automnale. Les arbres tendaient leurs branches nues en direction du ciel glauque, comme les doigts tordus de suppliciés implorant la grâce de leurs bourreaux. Pas de doute : il était dans le rêve cauchemardesque de l’intrus !

Pierric se retourna face au rideau brillant qui fermait ce nouveau territoire mental. Il découvrit que la noire gangrène dont il venait de jaillir n’était pas isolée : d’autres ternissaient le voile argenté, aussi loin que portait le regard. Chacune devait donner accès au rêve d’un autre voyageur du sommeil. Où pouvait se trouver l’esprit malfaisant à l’origine de tout ça ? Pierric leva les yeux vers les nuages. Leur masse compacte semblait glisser à vive allure contre le rideau brillant, comme un infâme brouet tournant dans le bol d’un mixer géant. Leur texture était étrange, à la fois vaporeuse et grasse, comme un animal en décomposition au fond d’une mare. Même leur couleur était dérangeante. Les dernières lueurs du jour semblaient subir un infime décalage en les traversant, qui semblait corrompre la clarté à la manière de ces photographies rattrapées par le temps. Malgré son écœurement, Pierric lut à livre ouvert dans les nuages. L’individu au subconscient torturé qu’il recherchait se tenait au centre de sa création, sous le cœur tournoyant des nuées obscures.

L’adolescent s’enfonça dans la forêt, perpendiculairement au voile argenté, tantôt marchant, tantôt glissant au-dessus des parterres moussus séparant les arbres torturés. Il sentit une goutte froide de transpiration couler sous sa chemise. La première. D’autres allaient suivre, mais il n’avait pas peur, pas encore. Cela surgirait et emporterait tout, peut-être, mais, pour l’instant, il tenait. Il évitait de penser, en cherchant à se concentrer sur la direction à suivre. Il ne fallait surtout pas dévier, ne pas tourner en rond. Bien entendu, c’était plus facile à dire qu’à faire au milieu de ce paysage funèbre rempli d’obstacles imprévus et noyé d’une obscurité de plus en plus épaisse. Sans les intuitions qui l’assaillaient parfois, il aurait été incapable de tenir le cap, il aurait été perdu à jamais.

Le temps s’abolit de nouveau. L’adolescent franchit des torrents boueux ronflant au fond de défilés encaissés, traversa des clairières parsemées de blocs erratiques semblables à des formes d’ours tapies dans l’ombre, foula des landes fantomatiques survolées par d’énigmatiques squelettes d’animaux géants, enjamba des plaies béantes de la croûte terrestre au fond desquelles s’écoulaient des rivières de lave, glissa au milieu d’arbres carbonisés aux branches tendues comme des serres au-dessus d’une terre vitrifiée. La noirceur de la nuit n’était rien en comparaison de celles des contrées traversées, désespérément froides et mortes. Et plus Pierric avançait en direction de l’inconnu au centre du rêve, plus les choses semblaient empirer. La respiration du garçon se condensait et se déposait en gouttelettes givrées autour de ses lèvres. Il avait froid mais n’éprouvait aucune fatigue : juste une inquiétante lassitude dans laquelle il commençait à s’enliser, une torpeur telle qu’il se demanda à plusieurs reprises s’il ne ferait pas mieux d’abandonner. À chaque fois, il ramenait du fond de son apathie le visage de Ki et son image chaude et vigoureuse lui donnait la force de continuer.

Puis survint le brouillard, d’un jaune maladif, agité parfois de bouillonnements inexplicables. Pierrick marchait d’un pas prudent en gardant le regard rivé sur ses pieds, avec parfois les mains tendues en avant lorsque la visibilité se réduisait à quelques mètres. Il croisa à plusieurs reprises des empreintes, larges et griffues, sans oser faire d’hypothèses sur son auteur. Le sol devint progressivement marécageux, gluant, produisant d’écœurants bruits de succion à chaque pas. La lèpre mentale du dormeur habitant ce territoire semblait sans limites. Des bras difformes et élastiques, parsemés d’ignobles bubons purulents, émergeaient à présent du sol, oscillant par saccades, comme pour tenter d’extirper du cloaque des corps impossibles à imaginer. Ils s’entrecroisaient comme des algues flottant dans le ressac, s’inclinaient dans des parodies de révérences, en émettant des gargouillis de choses gorgées de liquide.

Le garçon se dit que s’il avait vu ça au cinéma et non en réalité, dans l’univers paranoïaque d’un grand malade, avec des trucs gluants qui lui dégoulinaient sur les vêtements, il aurait éclaté de rire. Mais là, il avait du mal à retenir ses larmes tandis qu’il contournait les polypes immondes qui se convulsaient dans sa direction. Il avait le cœur au bord des lèvres et poussait un râle de panique chaque fois qu’une main le heurtait avec un bruit d’éclaboussure. Sous ses pas incertains, la terre se détachait par lambeaux, comme une peau putréfiée. L’odeur doucereuse d’une chair malade lui emplissait les narines. Plusieurs fois, il se pencha pour vomir, mais les spasmes qui secouaient son estomac ne soulageaient en rien la nausée, qui affectait son esprit plus encore que son corps.

Pierric ressentit un soulagement sans bornes lorsqu’il laissa enfin derrière lui le marécage déliquescent, pour s’engager au milieu des ruines éventrées de ce qui paraissait être une très ancienne place forte. Le brouillard s’était dissipé et quelques étoiles apparaissaient même à l’occasion, au hasard d’une déchirure des nuages. Ces derniers glissaient de moins en moins vite dans le ciel, à mesure que le garçon se rapprochait du centre de ce monde cauchemardesque. Quelques flocons de neige tombaient, recouvrant d’un voile lumineux des centaines de tertres alignés au pied des antiques remparts : des tombes, peut-être.

Soudain, Pierric entendit un hennissement de cheval. Il se figea, son cœur martelant douloureusement dans sa poitrine. Cela semblait venir de quelque part entre les arbres, à l’extérieur de la carcasse des murailles. Il scruta longtemps les ténèbres, mais en vain. Le son avait été lointain et assourdi. N’avait-il pas été accompagné de voix ? Tremblant de frayeur, l’adolescent hésita entre se cacher au milieu des ruines et poursuivre son chemin. Mais s’il choisissait de se terrer, il n’aurait peut-être plus jamais le courage de repartir. Il força ses jambes à se remettre en mouvement, la neige fraîche craquant sous chacun de ses pas. Il quitta les vestiges et se retrouva dans une forêt aux branches nues. Il avait en permanence la sensation d’être épié. Il essayait de se convaincre que son imagination lui faisait voir des formes là où il n’y avait rien, se tançant vertement de se laisser embarquer par la peur. Soudain, il se figea. Devant lui, une forme gisait, recouverte en partie sous une fine couche de neige… Le cheval qu’il avait entendu hennir ? Incontestablement, il s’agissait d’un animal couché sur le flanc. Le garçon contourna prudemment la bête et se figea d’horreur. L’odeur, d’abord, puis le vrombissement des mouches, lui sautèrent au visage. Il s’agissait d’un cadavre de galopeur, boursouflé par la décomposition, grotesque parodie d’obésité. Mais ce qui glaça le cœur de l’adolescent, c’est que les yeux avaient été arrachés et pendaient hors de leurs orbites. Pierric fixait la malheureuse créature avec un mélange de dégoût et de colère à l’encontre de l’esprit dérangé à l’origine de tout ça.

C’est alors qu’il perçut un mouvement sur sa gauche. Il comprit trop tard que la chose avait été là dès le début, l’observant, l’attendant. Elle monta du sol comme s’élève un spectre, ombre émergeant de l’ombre. Il la reconnut aussitôt. Elle tenait à la main une épée immense et se dissimulait sous un manteau noir à capuche : un Mordave ! La face terreuse qui apparaissait à moitié dégageait une impression d’ignominie et de violence. Le rire du Mordave craqua telle une décharge de dix mille volts contre le plexus solaire de Pierric. L’abomination s’élança à une vitesse confondante en direction de l’adolescent, l’épée dressée, prête à tuer. Galvanisé par la terreur, Pierric bondit en avant comme un obus, indifférent aux obstacles, filant comme une flèche au-dessus du sol, en louvoyant entre les arbres. Il n’avait plus qu’une seule idée en tête : atteindre le voyageur du sommeil, qui ne devait plus être très loin à présent. Ses yeux étaient douloureusement plissés à cause de la vitesse ; son corps se couvrait de bleus, fouetté implacablement par les branches tendues en travers de son chemin. La nuit semblait exploser en un millier d’échardes coupantes comme des rasoirs, tailladant ses membres, hachant son esprit. Un étrange mouvement de l’air dans son dos, une sorte de vibration obsédante, lui apprit subitement que le Mordave le suivait. Impossible ! Pas à une telle allure ! Mais il comprit avec un serrement de gorge que l’être maléfique créé par le dormeur n’était pas plus que lui assujetti aux lois de la physique. Ils étaient tous deux plongés dans le même rêve éveillé et poussaient au maximum leurs possibilités.

La seule chance de Pierric était de pouvoir tirer du sommeil l’inconnu vers lequel il fonçait avant d’être rattrapé par son poursuivant. Mais comment ? Et en aurait-il le temps ? S’il échouait, la créature avait-elle réellement le moyen de lui faire du mal par-delà le rêve ? Il n’en savait fichtrement rien mais n’avait pas l’intention de tenter l’expérience. Il poussa un hurlement inarticulé en jetant ses dernières forces dans cette course insensée. L’air malmené formait une muraille de surpression qui pulvérisait la neige et tordait les arbres devant lui. Il traversa ainsi des kilomètres de forêt, dans un rugissement incessant de réacteur lancé à plein régime, les oreilles tellement saturées par le vacarme qui le précédait qu’il était incapable de déterminer si le Mordave l’avait suivi. Il n’osa pas prendre le risque de tourner la tête pour vérifier.

Soudain, il n’y eut plus d’arbres devant lui, ni de nuages au-dessus de sa tête ; juste le noir insondable de l’espace crevé par les coups de poignards acérés de milliers d’étoiles et… une énorme lune rouge : la lentille d’un narcovaisseau. Il était dans l’œil du cyclone, le cœur de ce territoire illusoire ! Et au centre de la plaine se trouvait le voyageur du sommeil dont il occupait le rêve ! L’inconnu était prostré, assis en tailleur, la tête penchée en avant comme s’il s’était assoupi. Ce qui n’était pas totalement faux, du reste, son véritable corps dormant quelque part dans le puits du sommeil. L’adolescent approcha de l’homme. L’inconnu était grand et maigre, avec un crâne rasé et des boucles en métal pendues aux lobes de ses oreilles. Il suait à grosses gouttes malgré le froid glacial qui transformait son souffle en nuages tourbillonnants. Un filet de bave reliait sa bouche à la roche nue sur laquelle il se tenait.

Pierric s’assura d’un regard circulaire qu’il n’y avait pas le moindre signe du Mordave dans toute la plaine. Il avait bel et bien distancé son poursuivant, s’octroyant ainsi quelques précieux instants de répit. Le garçon s’assit devant l’homme et pencha la tête pour découvrir le visage de son vis-à-vis… Ses entrailles le secouèrent ! Il connaissait cet homme ! Il l’avait rencontré dans un ou deux des rêves qui le mettaient en contact avec Ki. C’était le bras droit de Léo Artean, son Premier Soutien. Comment s’appelait-il déjà ? Zeldan, non… Zubran ! Autant que Pierric s’en souvenait, ce type n’aimait pas trop Ki, qu’il accusait d’avoir pris sa place auprès du roi sparte. Un gars bizarre, qui bougonnait à tout bout de champ…

« T’es bien avancé maintenant… Tu vois ce qui arrive quand on passe sa vie à ronchonner. Au premier roupillon de mille ans, on se retrouve avec une araignée au plafond. Et une belle, même ! »

Le grand guerrier faisait peine à voir. Ses yeux regardaient dans le vide, empreints d’une infinie mélancolie, tellement cernés qu’ils en paraissaient maquillés. Le garçon devina sans peine que, derrière la façade amorphe de son visage, l’homme souffrait, tombé au fond du gouffre de ses terreurs primaires à force de glisser sur la pente de la frustration et de la solitude. Le garçon ressentit un élan de compassion pour le malheureux. Sans trop y croire, il le secoua pour tenter de le faire émerger de son apathie. Mais l’autre ne cilla même pas. Ses lèvres cendreuses s’entrouvrirent un peu plus, libérant un nouveau filet de bave. Pierric soupira de dépit et se releva. Il n’y avait plus rien à faire pour celui-là, mais il devait trouver un moyen pour libérer ses compagnons d’armes.

Il n’avait pas sitôt songé à cela qu’un rugissement troua le silence absolu de la plaine désolée. L’adolescent pirouetta sur lui-même, découvrant la silhouette du Mordave fondant sur lui. Sa longue cape noire claquait comme un drapeau de pirate dans son sillage. La chair de Pierric se hérissa au point qu’il crut que sa peau allait se détacher de son corps. Il réfléchit à toute allure et se laissa guider par une ultime intuition. Il leva frénétiquement les yeux en direction de la lentille rouge qui marquait le zénith et souhaita de toutes ses forces se réveiller.

L’haleine pestilentielle du Mordave gifla son visage… puis s’effaça aussi subitement. Une odeur de tombe ouverte lui apprit qu’il était sauvé.