La chambre de John est dans la pénombre, il est seul. La voix de Leonard qui s’échappe du magnéto habite chaque recoin de la pièce en désordre. Par terre, un paquet de vieux journaux. Au mur, des articles épinglés et une carte des États-Unis parsemée de taches de couleur sur l’État du Dakota du Sud. La photo d’un vieil Indien se distingue, un chef peut-être bien, le visage émacié, les armes glissées sous ses bras croisés, une chevelure de jais tressée, ornée d’une coiffe de plumes blanches et noires. John appuie d’un doigt décidé sur le bouton “Retour”, la voix défile en accéléré. Son visage est dans l’ombre. Son corps immobile, penché en avant sur sa chaise. John branche l’appareil sur “Enregistrer” et se met à parler…
“Le jour où j’ai découvert ce qu’avait été en réalité la bataille de Wounded Knee – un massacre de femmes, d’enfants, de vieillards innocents –, ma vie a basculé. Quelqu’un de ma famille ne pouvait pas avoir fait ça ! Je l’ai dit à ma grand-mère, mais elle m’a répondu, indignée, que c’étaient des mensonges, que mon arrière-grand-père avait combattu pour sauver son pays, que c’était un héros et je l’ai crue encore, ou presque… On ne renonce pas comme ça aux histoires qu’on nous raconte quand on est môme. On y croit, au père Noël ! aux héros ! Dès lors, je n’ai eu de cesse de chercher la vérité. C’est peut-être pour cela que je suis devenu ce que je suis aujourd’hui, journaliste ; à cause d’une médaille trouvée par hasard une après-midi d’été en jouant aux cow-boys et aux Indiens…”
John éclate de rire tout seul : “En jouant aux cow-boys et aux Indiens ! Quel crétin !” Nerveusement, il recale la bande, écoute à nouveau :
“Lors du premier entretien que l’on m’accorda avec Leonard Peltier, j’avais la médaille de mon arrière-grand-père dans la poche. C’était en février 1976, après son arrestation au Canada. Je lui ai parlé des accusations d’une vieille femme qui allait témoigner contre lui, des preuves que le FBI avançait. Leonard m’a répondu :
– Elle a menti, mais je ne peux lui en vouloir vraiment. Je sais qu’elle a deux fils à élever. Qu’est-ce que vous auriez fait, vous, à sa place ?
C’était un coup dur pour lui, cette femme qui surgissait d’un coup de baguette magique dans l’enquête, son arrestation puis son extradition du Canada, ces preuves soudaines qui s’accumulaient comme par enchantement. Il gardait l’espoir de faire connaître la vérité. C’est sans doute pour cela qu’il avait accepté de me parler encore.
– Mon histoire est l’histoire de mon peuple, avait dit Leonard en souriant. Ma vie n’a de sens qu’en lien avec lui. Le peuple indien de ce continent-tortue. C’est l’histoire de l’un des plus grands hold-up de tous les temps, la plus grande escroquerie qui soit.
Leonard Peltier mesurait le peu de chances qu’il avait de s’en sortir avec ce procès truqué, ces preuves falsifiées et ce piège soigneusement mis au point depuis des années. Il était indigné autant qu’abattu.”
John laisse défiler la bande, il prend la photo d’une femme, la regarde, en écoutant. La bande tourne dans le vide. Il arrête le magnéto, le met sur “Enregistrer” et parle :
“Annae M. A. était indienne, elle a été retrouvée morte dans une ravine à Pine Ridge alors qu’elle s’apprêtait à témoigner au procès en faveur de Leonard. Ses deux mains ont été coupées et emportées par le FBI pour une identification du corps. Tout le monde savait pertinemment qui elle était ! C’était pure intimidation et profanation. Je n’ose penser à ce qu’ils ont dit à la vieille femme indienne pour qu’elle signe une fausse déclaration et témoigne contre Leonard. Ils lui ont montré les photos des mains sectionnées de Annae M.A. en lui disant qu’elle et ses fils subiraient le même sort si elle ne coopérait pas… Elle a signé le papier écrit pour elle, affirmant avoir vu Leonard Peltier tuer les deux agents à bout portant. Il a été prouvé depuis qu’elle n’était pas sur les lieux de la fusillade d’Oglala le 26 juin 1975. Cassette 5.”
John éteint le magnéto.