Cassette 8 : La réserve et la “politique de termination”.
La prison de Leonard. John branche l’appareil enregistreur. De temps en temps les épaules de Leonard se soulèvent et retombent après un soupir profond qui porte toute la lassitude et l’épuisement de sa détention. De son silence se dégage pourtant un mélange de force et d’abandon. Il continue à parler :
“Charlie est resté quelque temps encore à mes côtés. Il venait, comme je l’ai dit, d’une famille de medecine men. L’un des rituels indiens est la recherche de visions. Le jeune Indien part quatre jours et quatre nuits seul dans la montagne, sans boire et sans manger. Durant sa retraite solitaire, une vision lui est révélée. Là, au fond du trou de terre creusé dans lequel il repose durant ces quatre jours, il se confronte à la peur, à la mort, à la faim, à la soif et libère la force de son esprit. Lorsqu’il revient de cette épreuve, il sait l’essentiel, c’est-à-dire qu’il a senti la pierre brute dont il est fait, le nom qu’il doit porter, et… parfois même, il lui est donné de savoir dans quelle direction il doit mener sa vie. Il se rapproche du Grand Esprit et du sens de son existence en participant à toutes les vies. Il connaît la fierté d’avoir surmonté cette épreuve et d’être relié aux générations qui le précèdent comme à celles qui viendront après lui. Il s’unit à chaque petite étincelle de vie dans le grand cercle sacré. Au fil des jours, j’ai appris à m’apprivoiser comme une bête sauvage. J’ai ouvert les yeux sur le monde. Le rêve américain n’était vraiment pas fait pour les Indiens ! Je suis encore parti travailler comme saisonnier en Californie et ailleurs encore, et toujours. C’est en 1963 que j’ai eu ma révélation. Ce n’était pas sur la montagne mais devant le journal télévisé. Ces images ont provoqué le même choc que les cris des femmes pendant la réunion sur la liquidation de la réserve sauf que là, j’étais prêt ! C’était une indignation qui explosait en moi. Ma révolte s’est libérée en besoin vital d’action. Une femme pleurait, criait, le visage ensanglanté, elle défendait le droit traditionnel des Indiens de pêcher. J’ai vu des enfants battus alors qu’ils tentaient de protéger le bateau de leurs parents, et j’ai vu l’enfant que j’étais à cinq ans, alors que trois jeunes m’avaient dit « Rentre chez toi, sale Indien ! », ils m’avaient frappé et je m’étais défendu en lançant une pierre – sacrément bien visé ! Mais nous avions été obligés de changer de région. Gamma m’avait dit : « Tu ne dois pas t’en prendre à des Blancs, ils ont toujours raison. » J’ai vu l’enfant que j’étais lorsque, à neuf ans, je suis arrivé au pensionnat et qu’on me frappait avec une règle quand je parlais ma langue ; j’ai vu l’adolescent de treize ans, insulté et emprisonné toute une nuit, alors que je n’avais rien fait. Et j’ai vu défiler tous ces instants d’humiliation qui étaient la norme depuis ma naissance. J’ai vu les corps gelés des enfants et des femmes à Wounded Knee lorsque, en 1890, ils se rendaient pacifiquement et qu’ils avaient été massacrés sous les balles des fusils de l’armée américaine, laissés là dans la neige et l’oubli. J’ai vu aussi Crazy Horse. Ces visions m’ont envoyé une sorte de décharge électrique ; jamais plus je ne pourrais vivre dans cette honte, être ce que ces regards de haine avaient fait de nous. J’ai cessé de me demander pourquoi les Blancs voulaient nous détruire. J’aurais la réponse bien plus tard.
L’AIM, l’American Indian Mouvement, est né dans les années 1970 de la prise de conscience de notre disparition programmée par le gouvernement. Massacres, vols des terres, puis « termination », « relocation », « désindiénisation », quels que soient les termes employés, l’idée générale est l’extermination. Clyde Bellecourt, Dennis Banks, George Mitchell ont créé le mouvement à Minneapolis. Je suis né une seconde fois en y participant activement. Nous avions un local et nous projetions des actions simples et concrètes pour préserver le peu de droits, sans cesse violés, des Indiens. Ma vie ressemblait à une terre dévastée mais je me souviens de l’impact des paroles de tous ces hommes. Leur enthousiasme m’irriguait et coulait en moi l’esprit des aïeux. Dans un petit bureau, avec mes compagnons nous allions refaire le monde et la justice, en mieux ! Dans le vivier de ces villes, une autre Amérique se levait. Oui, quelque chose était en train d’arriver. Et nous savions de quel côté soufflait le vent, comme le chantait Bob Dylan.”