Cassette 10 : Wounded Knee 2.
“Le 27 février 1973, moi, John Stevens, jeune journaliste en herbe, je suis envoyé comme reporter à Wounded Knee. Quelle ironie du sort ! Cette nuit-là, Russell Means, Dennis Banks et Jim Robideau, principaux leaders de l’AIM, se demandent s’ils n’entraînent pas tous ces gens à la mort. Mais les mots de Russell résonnent en chacun : « Le maître de l’univers nous a donné ces terres, nous n’en partirons pas. » Les Indiens retournent dans le Dakota du Sud, près de la réserve de Pine Ridge, tous, deux cents personnes, des Lakotas Oglalas, des militants de l’AIM et d’autres, reviennent à Wounded Knee. Ils n’ont plus rien à perdre, ils ont tout perdu. Ils vivent en marge de la société américaine. Ils reviennent sur les lieux du massacre de 1890, qui est devenu un petit hameau, et en font le siège.
Les Amérindiens affluent de tout le pays, la presse du monde entier en parle : « Une bande d’Indiens peut affronter l’injustice de ce monde et le gouvernement ! » Et ils le font ! Ils barrent les routes, repoussent les autorités armes à la main et contrôlent pacifiquement l’église et les habitants du village de Wounded Knee.
– Les voitures de la police fédérale arrivent ! crie Jim Robideau posté avec d’autres hommes, carabines en joue.
Les voitures s’approchent, des agents en sortent avec des chiens-loups, ils prennent leurs jumelles et observent. Une voix lance :
– Ouvrez le feu !
Cette fois-ci, les Indiens n’attendent pas d’être massacrés comme en 1890. Ils tirent en l’air, la poussière recouvre l’horizon, les voitures détalent comme des cafards. C’est dans ce contexte que je débarque au barrage sur la route, caméra en main, pour saisir les premières négociations du siège de Wounded Knee. C’est mon premier grand reportage.
Joseph Trimbach, du FBI, est à cran, il n’a pas dû beaucoup dormir cette nuit. Il a peur. Les Indiens lui font part de leur requête locale : le renvoi de Richard Dick Wilson, président élu du conseil tribal de Pine Ridge, la réserve. Il faut savoir que Richard Dick Wilson faisait régner la terreur sur la réserve, c’était l’exemple type de ce que pouvait faire comme ravage la corruption sur un Indien assimilé. Les anciens cherchaient la paix, il administrait la réserve d’une main de fer avec des méthodes de mafieux des années 1930. Lunettes de soleil, toujours ivre. Ses méthodes étaient connues, il était pire que les Blancs. Et si un Indien le dénonçait, il faisait intervenir sa milice, les goons, plus violents que des bêtes sauvages. Retour au campement dans le village. Un ancien passe parmi les hommes et d’un doigt étale les couleurs sur le visage. Le vieil homme s’approche de moi et me met aussi de la peinture. Les plus jeunes rient, mais je suis accepté comme un des leurs. Une fois son ouvrage terminé, l’ancien sort la pipe sacrée :
– C’est un bon moment pour sortir la pipe, dit-il. Elle circule dans le cercle de frères, ils savent que peut-être ils donneront leur vie, mais peu importe car, depuis leur naissance, ils n’ont pas senti cette force de fraternité les unir à nouveau.
Deuxième jour de siège.
La réponse à la requête indienne est implacable ; si besoin on fera appel à l’armée pour écraser les insurgés. C’est l’alerte rouge. La zone est bloquée jusqu’au Nebraska. Des hommes armés jusqu’aux dents sont postés systématiquement dans tout le périmètre. On dirait un western ou un polar dans lequel chacun joue son rôle à merveille. Des tanks encerclent le village de Wounded Knee ; un grondement fait trembler la terre, des avions de chasse foncent droit sur le campement :
– Du napalm, crie un homme paniqué. Tout est fini ! C’est du napalm !
Dennis sort alors son pistolet et tire, tire. Les avions disparaissent, c’est l’ultime geste de défi d’un homme contre des titans !
Pour un premier reportage, c’est impressionnant. Caméra à la main, je me promène un peu dans le camp. Je constate qu’une école a été improvisée pour transmettre l’histoire indienne aux plus jeunes. Je suis frappé par leur lien à la nature, le respect de l’autre, le sens des gestes et des chants, c’est une véritable sagesse. Une sorte de renaissance a lieu pour tous ici, à travers ce siège de Wounded Knee, il s’agit pour les Indiens de retrouver leurs racines, leur langue, de renouer avec les rites anciens et de s’emparer à nouveau de leur identité pour y puiser force et fierté pour l’avenir. Nous apprenons que les revendications ont été rejetées. La nuit est noire, malgré la pleine lune. Tout à coup, des tirs se font entendre, un homme s’alarme :
– Ils nous tirent dessus à la mitrailleuse avec des balles traçantes dans l’obscurité comme en zone de guerre ! On se croirait au Viêtnam !
Russell me prend par la manche :
– Regarde, John, et raconte : tu vois, nous écrivons notre histoire en cet instant.
Planqué derrière mon micro, je lui lance :
– L’histoire appartient au passé, il faut aller de l’avant, non ?
– Au passé ?! s’étouffe-t-il, indigné. Une seule génération sépare certains du génocide de leur tribu, nous avons vécu l’horreur à la fin du XIXe siècle.
Charlotte, une jeune femme, le coupe :
– En 1890, le chef Big Foot conduit un groupe de Lakotas, des femmes et des enfants, jusqu’à la réserve de Pine Ridge. C’est-à-dire ici même, à Wounded Knee, dit-elle en désignant le sol. Le matin du 29 décembre, l’armée américaine les a attaqués sur les berges. Un carnage ! Mon arrière-grand-mère est une rescapée, continue Charlotte. Quand la fusillade a éclaté, elle s’est jetée avec sa petite sœur dans un buisson ; plus de trois cents Lakotas ont été abattus. Leurs corps sont restés dans la neige durant trois jours et ils ont été jetés dans des fosses. Wounded Knee est terre sacrée depuis. Ce matin, je suis allée jusqu’au ravin, j’ai cueilli de la sauge, comme les anciens le faisaient, j’ai retrouvé la prière et les gestes perdus, et j’ai dit : nous sommes revenus, mes ancêtres ! Et toi le journaliste, si tu racontes notre histoire, tu nous protèges, ils ne peuvent pas nous assassiner comme en 1890 si tu es là.
Tout à coup, des cris et des tirs nous interrompent :
– Ils tirent avec des armes automatiques !
– Des 22 long rifle contre des blindés, il faut que tu filmes ça, œil de lynx. Viens ! me dit Russell Means, viens, la nuit sera longue.
Au matin, nous sommes encore debout, nous voyons arriver des Indiens au loin sur la route.
– Ils viennent de partout, dit un jeune, en montrant l’horizon. Planquez-vous, planquez-vous ! hurle-t-il aux nouveaux arrivants. Ils viennent nous soutenir, ils arrivent du lac Winnebago, du Wisconsin, d’Oklahoma, ils sont cheyennes, comanches, sioux. Neuvième jour.
Aujourd’hui, il y a des blessés. Milo et Webster sont étendus dans la cuisine, le sang coule sur le sol. Nous sommes rassemblés là.
– Je m’en fiche, dit Webster, je ne veux pas que mes enfants vivent dans le monde que j’ai connu, je savais le risque, hein Milo, Milo ?
Mais Milo ne répond plus, il est mort. L’affaire du Watergate1 éclate pendant que Milo rend l’âme.
Trente-deuxième jour de siège.
Il leur faut changer de stratégie : on a coupé l’électricité, les vivres, l’eau et les journalistes sont chassés. Tout d’un coup, Wounded Knee est banni des ondes, coupé du monde, mais je continue avec eux, je reste. Alors que la situation devient désespérée, le siège de Wounded Knee reçoit un soutien inattendu de Hollywood : Marlon Brandon refuse de venir chercher son Oscar pour son film Le Parrain ! Quatre jours après les Oscars, un sondage montre qu’une grande partie de l’Amérique partage son opinion.
Cinquantième jour.
Un tué. Frank. Dennis soutient sa nuque, pour que son cerveau ne sorte pas du crâne, Rodger met la main sur le dessus de sa tête. Il n’a pas pu être sauvé.
– Les autorités prévoient de rentrer dans Wounded Knee avec des blindés et des hélicos, crie un jeune en faisant irruption dans la pièce.
Lorsqu’il nous voit ainsi, il s’agenouille et pose la main sur l’épaule de Dennis. Je ne peux plus filmer à travers mes larmes.
26 avril – soixantième jour.
Déluge de balles, un jeune homme, Body, sort de sa cachette à la fin de la fusillade, un sniper l’atteint en plein cœur. Il est enterré à côté des victimes de 1890. Le moral en a pris un sacré coup, Body avait dix-sept ans.
Le siège a duré soixante et onze jours. Le 8 mai 1973, Wounded Knee est évacué, les Indiens doivent rendre les armes, mais ils ont un autre plan… Ils chantent toute la nuit, le chaman fait une prière. Le ciel se couvre alors d’un brouillard épais et empêche les autorités de lancer des fusées éclairantes. Je suis le seul journaliste avec eux, je les accompagne dans leur fuite. Nous réussissons à partir.
– Les esprits nous aident, me dit Dennis, et nous passons, invisibles, sous le nez des fédéraux.
On remercie les esprits.
Après Wounded Knee, la répression est terrible, Richard Dick Wilson a repris son poste de président de la réserve de Pine Ridge. Les gens qui ont soutenu le siège sont tous tués. Soixante victimes. Pine Ridge affiche le taux de meurtres le plus élevé du pays. Les autorités achèvent l’AIM. Le mouvement est laminé. Mais les espoirs suscités par le siège de Wounded Knee perdurent bien après car, désormais, les Indiens existent. Les traditions se transmettent à nouveau, des écoles sont créées. Être indien n’est plus un crime. Rester lakota. Instruire les enfants. Ainsi s’acheva mon premier grand reportage. Je n’ai jamais parlé à quiconque de la médaille de mon ancêtre durant ces soixante et onze jours de siège.”
1 Le scandale du Watergate est une affaire d’espionnage politique qui conduira à la démission du président des États-Unis Richard Nixon.