1. Ce titre est celui qui apparaît dans l’édition porphyrienne des traités de Plotin. Il a deux autres variantes. Dans la Vie de Plotin, Porphyre propose soit : tína tà kaká (« que sont les maux ? » 6, 18), soit póthen tà kaká (« d’où viennent les maux ? » 24, 32). On trouve ici une sorte de condensé des deux. Par ailleurs, l’interrogatif tína peut être interprété soit comme un adjectif (quel ?) soit comme un pronom (que ?). J’ai choisi de traduire par « que » en me référant au début du texte où Plotin pose la question, au singulier : tì estì tò kakón, « qu’est-ce que le mal ? » (l. 3-4).
2. La question : tí estì tò kakón, « qu’est-ce que le mal ? » reprend la forme du questionnement socratique. L’enjeu de la démarche philosophique est, pour Socrate, de passer de l’interrogation « qu’est-ce qui est… ? », qui se limite à la recension des choses possédant telle ou telle qualité, à l’interrogation « qu’est-ce que... ? », qui vise à la définition de la chose. Ainsi, par exemple, Hippias se focalise-t-il sur les choses qui peuvent être appelées belles, alors que Socrate cherche à saisir ce qui fait l’essence de la beauté (Hippias majeur, 287d). L’objet de l’enquête plotinienne est bien en ce sens de circonscrire le mal en soi, et non de saisir quelles choses sont mauvaises.
3. Le verbe sumbébēke, « adviennent », est utilisé de façon technique par Plotin pour désigner l’attribut accidentel. Dans ce contexte, il s’agit de savoir quelles choses peuvent dites être « mauvaises » au sens où elles ont le mal pour accident.
4. L’expression « en toîs oûsin », désigne les êtres intelligibles, c’est-à-dire les Formes. La question peut donc être reformulée ainsi : y a-t-il une Forme du mal ?
5. Plotin reprend ici l’un des grands principes de l’épistémologie grecque qui fonde la connaissance sur une ressemblance entre ce qui connaît (à savoir l’âme) et l’objet connu. Voir, par exemple, Aristote : « Platon, lui aussi, dans le Timée, fait procéder l’âme des éléments, estimant que le semblable se connaît par le semblable » (De l’âme, I, 2, 404b16-18, trad. Bodéüs). Dans le cas de la connaissance du mal cependant, ce principe ne laisse pas de faire problème. Si en effet, comme Plotin le soutiendra dans la suite du traité, le mal s’identifie à la matière, qui est indétermination pure, il paraît difficile que l’âme, qui est une réalité intelligible et déterminée, en prenne connaissance en étant semblable à lui. Ce même problème était posé dans le traité 12 (II, 4), et Plotin y répondait en affirmant que l’âme doit se rendre elle-même totalement indéterminée pour prendre connaissance de l’indétermination de la matière (10, 2-4 ; voir ad locum la note 71 de R. Dufour, sur le principe de la connaissance du semblable par le semblable chez Plotin).
6. Si le mal est, comme le dira Plotin un peu plus loin dans le traité, « privé de forme » (aneídeon, 3, 31), l’Intellect et l’âme, qui sont identiques aux Formes qu’ils contiennent, ne semblent pas pouvoir le connaître, en vertu, une nouvelle fois, du principe selon lequel toute connaissance n’est possible que par la similitude entre ce qui connaît et ce qui est connu.
7. Cette forme verbale indallómenon, qui est de la même racine que le substantif índalma, l’apparence, l’image, est un hapax dans les traités de Plotin. L’idée est ici que le mal semble n’avoir pas d’apparaître propre et n’être saisissable que comme la privation de tout bien.
8. L’idée d’une science unique des contraires vient en premier lieu du Phédon : « J’estimais que le seul objet d’examen qui convienne à un homme, c’était le meilleur et le mieux. Et qu’il en aurait, du même coup, le savoir du pire, car c’est une seule et même science qui s’attache aux deux » (97d2-5, trad. M. Dixsaut). Voir aussi Aristote, Premiers Analytiques, I, 1, 24a22. Plotin, après avoir souligné la difficulté soulevée par le principe épistémologique de la connaissance du semblable par le semblable, explore une autre voie en ce qui concerne la connaissance du mal : il s’agit du principe selon lequel la science d’une chose est aussi nécessairement science de son contraire. Ainsi la science du bien sera-t-elle aussi nécessairement science du mal.
9. Le chapitre 14 du traité 12 (II, 4) démontre l’identité de la matière et de la privation.
10. Plotin inaugure dans ce chapitre un exposé scolaire sur le Bien, où il reprend de façon très classique tous les traits caractéristiques qui permettent de définir le Premier. L’occasion en est le principe avancé plus haut selon lequel les contraires sont connus par une seule et unique science : on peut ainsi accéder à la connaissance du mal en rappelant ce qu’est son contraire, le Bien.
11. Plotin cite ici l’Éthique à Nicomaque, A, 1, 1094a3. Par ailleurs, l’idée que la totalité des êtres sont « suspendus » au Bien reprend Métaphysique, Λ, 7, 1072b14 : « tel est le principe auquel sont suspendus le ciel et la nature ».
12. On trouve, relativement à cette autarcie du Bien, un passage parallèle dans le traité 38 (VI, 7) : « Et s’il faut que la nature du Bien soit pour elle-même la plus autarcique et qu’elle ne manque absolument pas de quoi que ce soit, quelle autre nature pourrait-on trouver si ce n’est celle du Bien, qui était ce qu’elle était avant les autres choses, quand aucun mal n’existait encore ? » (23, 7-10, trad. F. Fronterotta). Quelques lignes plus loin, Plotin souligne d’ailleurs que « les maux sont dans une condition de contrariété par rapport au Bien » (23, 12-13). Dans le traité 49 (V, 3) toutefois, Plotin situe le Bien « au-delà de l’autarcie » (17, 14). Sur l’importance éthique et métaphysique du concept d’autarcie, voir J. Laurent, « L’autarcie joyeuse du sage selon Plotin », dans Études platoniciennes III. L’âme amphibie. Études sur l’âme selon Plotin.
13. On relève dans cette phrase la triade être (ousían), vie (psukh ḗ n), pensée (noûn) qui, selon Pierre Hadot, constitue la structure fondamentale qui permet de définir l’être dans le platonisme (P. Hadot, « Être, vie, pensée », dans Plotin, Porphyre, Études néoplatoniciennes). Plotin ajoute cependant ici l’âme, qui est l’image de l’être intelligible, second principe.
14. Cette phrase ne doit pas prêter à contresens. Que « le Bien règne dans l’intelligible » ne veut pas dire que le premier principe soit englobé dans l’intelligible. La « royauté » du Bien est bien plutôt un symbole de sa transcendance par rapport aux réalités qu’il gouverne.
15. Après avoir évoqué le Bien, Plotin passe en revue, dans la suite du chapitre, la hiérarchie des principes, à savoir l’Intellect et l’âme, qui peuvent eux aussi être considérés comme des biens, et, à ce titre, englobés dans la science du bien. Tout ce chapitre découle de l’idée que l’on ne pourra connaître ce qu’est le mal que si l’on a, au préalable, défini ce qu’est le bien.
16. Plotin, dans un souci de pédagogie, marque l’écart entre l’Intellect second principe et « nos intellects » qui relèvent en fait de la diánoia, activité de pensée propre à l’âme qui s’exerce dans le temps et dans la successivité. Ainsi l’intellect dianoétique se caractérise-t-il par la faculté de raisonner et de déduire à partir de prémisses qu’il ne possède pas en lui-même mais qu’il reçoit de la contemplation de l’intelligible. Par contraste, l’Intellect divin possède en lui-même la totalité des Formes, qu’il ne saisit pas de façon successive et limitée, mais qu’il contemple « toutes à la fois ». Sur le sens de la diánoia chez Plotin et sur son statut intermédiaire entre l’intellection du noûs divin et la perception sensible, voir L. Lavaud, « La diánoia, médiatrice entre le sensible et l’intelligible », dans Études platoniciennes, III. L’âme amphibie. Études sur l’âme selon Plotin, p. 29-55.
17. Je propose de lire hautō̂i sunṑn (l. 16) avec un esprit rude : « tout en étant auprès de lui-même ».
18. On a là l’une des formules typiques du style philosophique de Plotin, qui ne craint pas d’attribuer des déterminations contradictoires à l’Intellect. On retrouve d’ailleurs plusieurs fois dans les traités la tournure « posséder tout en ne possédant pas » (traité 26 (III, 6), 2, 39-40 ; traité 33 (II, 9), 9, 81 ; traité 38 (VI, 7), 6, 18). Dans notre contexte, l’expression n’a pas cependant un sens très clair. On peut l’interpréter ainsi : l’Intellect possède les Formes parce qu’elles sont en lui ; mais il ne les possède pas au sens où la possession semble impliquer un rapport d’extériorité. Or l’Intellect « est » les Formes, il s’identifie absolument à elles. La phrase suivante confirme cette interprétation : « car elles ne sont pas autres que lui ».
19. Une nouvelle fois, on constate l’usage de la contradiction dans les énoncés relatifs à la réalité intelligible : Plotin affirme à la fois que les Formes sont séparées dans l’Intellect et qu’elles ne le sont pas. On trouve des formules parallèles dans le traité 31 (V, 8) : « les dieux sont tous ensemble <dans l’intelligible> mais en même temps chacun se tient séparé, dans un repos indivisible » (9, 19-20) ; et dans le traité 34 (VI, 6) : « bien que chaque réalité intelligible soit ensemble, chacune existe à part » (7, 7). Les Formes « ne sont pas séparées » puisqu’elles sont les actes d’une seule réalité qui est l’Intellect ; mais elles sont séparées dans la mesure où chacune a un contenu intelligible défini, qui ne doit être confondu avec aucun autre.
20. On peut interpréter comme suit cette phrase. Chaque réalité sensible participe à l’Intellect dans la mesure où elle participe à une Forme particulière (ainsi le feu sensible participe à la Forme du feu) mais elle ne participe pas par là à la totalité des Formes (ainsi le feu sensible ne participe ni à la Forme du froid ni à celle de la glace). Or une telle participation « limitée » à l’intelligible n’est possible que parce que les Formes sont distinctes les unes des autres.
21. Le Bien n’est lui-même pas une ousía, une réalité, puisqu’il est, comme le répète souvent Plotin, « au-delà de la réalité », mais il n’est pas non plus une enérgeia, une activité : le traité 38 (VI, 7) dit bien en effet qu’il est « au-delà de l’activité » (17, 10). C’est donc l’Intellect qui constitue la première activité et la première réalité du Bien.
22. On retrouve cette même image de la danse du chœur (khoreúousa, l. 24) dans le traité 9 (VI, 9), mais au sujet du rapport entre l’âme individuelle et le Bien : « Il en va comme pour un chœur : en chantant, il fait toujours cercle autour du coryphée, mais il lui arrive de diriger son regard vers l’extérieur. En revanche, lorsqu’il tourne son regard vers le coryphée, il chante bien et il est vraiment autour de lui » (8, 38-42, trad. F. Fronterotta).
23. Le « dieu » (l. 25) désigne ici nécessairement le Bien que l’âme voit « à travers » l’Intellect.
24. Le terme makários a une connotation religieuse. Il ne s’emploie que pour les dieux et ensuite pour les personnes choyées par les dieux (voir la note 132 de J.-F. Pradeau dans le traité 30 (III, 8)).
25. Plotin se réfère à Platon, Lettre II, 312e1-4. Il semble que l’on puisse interpréter ainsi cette formule énigmatique : le « roi de toutes choses » est l’Un-Bien situé au centre des deux autres principes ; l’Intellect est le « second » principe qui se trouve « autour des seconds », à savoir les êtres intelligibles que sont les Formes ; l’Âme est le « troisième » principe qui est « autour des troisièmes », à savoir les âmes particulières. Il cite ce même passage dans le traité 10 (V, 1), 8, 1-4 ; et le traité 13 (III, 9), 7, 1-4 (sur l’interprétation de ce passage par Plotin, voir la note 133 de F. Fronterotta dans le traité 10 (V, 1) ; et la note 35 du traité 13 (III, 9) par J. Laurent et J.-F. Pradeau). Voir, sur l’interprétation plotinienne de ce motif platonicien, D. O’Brien, Origène et Plotin sur le roi de l’univers.
26. La réflexion de Plotin suit toujours le principe d’une science unique des contraires : après avoir défini le bien, il passe à l’examen de son contraire, le mal. Le bien a revêtu une double figure : celle du principe « au-delà de l’être » et celle des êtres intelligibles. Le mal devra donc être opposé aussi bien à l’une qu’à l’autre de ces deux figures du bien.
27. L’expression hoîon eîdós ti toû m ḕ óntos, « comme une forme du non-être » (l. 4) ne coïncide pas, même avec la précaution de l’adverbe hoîon, avec le discours habituel de Plotin sur la matière, à laquelle il identifiera le mal un peu plus loin. Définir la matière comme « forme du non-être » reviendrait en effet à lui donner une intelligibilité et une détermination qui lui sont habituellement refusées. Ainsi, dans la suite du même chapitre, Plotin dira-t-il du mal qu’il est « sans forme » (aneídeon, l. 14 et l. 31). Pour contourner cette difficulté, D. O’Meara choisit de traduire « comme une certaine espèce de non-être ». Si cependant le mal est une espèce, le non-être sera lui-même un genre, ce qui soulève tout autant de difficultés. Il me semble par ailleurs que l’on doit conserver à eîdos le sens de « forme » si l’on se réfère au Sophiste qui constitue la source de Plotin. En 258d6 et 257b3-4, l’Étranger évoque en effet la « Forme du non-être », expression que Plotin reprend textuellement, mais en lui donnant cependant une signification différente. Pour Platon en effet, la « Forme du non-être » désigne « la partie de la nature de l’autre opposée à l’être de chaque chose » (258e2-3, trad. Cordero). La « Forme du non-être » platonicienne prend donc clairement place parmi les réalités intelligibles, elle se situe même au niveau des « genres les plus grands » et ne saurait en aucun cas désigner le mal. Plotin déporte donc cette expression de son usage platonicien en l’appliquant au mal et à la matière (sur le rapport entre Plotin et Platon (dans le Sophiste en particulier) concernant la question du non-être, voir D. O’Brien, Le non-être : deux études sur le « Sophiste » de Platon). C’est donc, semble-t-il, la réminiscence de la lettre platonicienne qui a contraint Plotin à reprendre cette expression pour désigner le mal : ce faisant, à la fois il trahit le sens originel de cette expression chez Platon, et il ne parvient pas à l’intégrer véritablement dans le cadre de sa propre philosophie, puisque fondamentalement le mal-matière ne saurait être assimilé à une Forme. On peut par conséquent donner à ce passage une fonction purement prospective où Plotin n’avance pas encore de thèse assurée mais se contente d’émettre des hypothèses qu’il ne reprendra pas telles quelles par la suite.
28. L’expression « autre que l’être » ne doit pas être prise au sens d’une altérité « horizontale » entre des Formes (au sens où la Forme du mouvement est autre que celle de l’être) mais plutôt d’une altérité hiérarchisée, entre l’être et ce qui est moindre que lui. C’est ce que précise la phrase suivante.
29. La référence sous-jacente à ce passage est l’analyse des grands genres dans le Sophiste, que Plotin utilise cependant avec une grande liberté. Plotin pose quatre types de non-être. Le premier est le « non-être total » (pantel ō̂ s m ḕ ón), c’est-à-dire le néant. On peut comparer ce non-être à ce que Platon appelle dans le Sophiste « le contraire de l’être » : « en ce qui nous concerne, il y a longtemps que nous avons envoyé promener n’importe quel contraire de l’être, soit qu’il existe, soit qu’il n’existe pas, et qu’il possède un certain sens ou qu’il soit complètement irrationnel » (258e7-9, trad. N. Cordero). Le deuxième mode de non-être, qui est l’altérité des Formes entre elles, apparaît aussi dans le Sophiste : Platon dit ainsi que le genre du mouvement, en étant autre que le genre de l’être, est « réellement non-étant » (256d8). Le fait que Plotin se réfère ici au Sophiste est révélé par l’exemple du mouvement et du repos, qui est précisément celui qu’utilise Platon pour introduire son analyse de l’altérité. Le troisième mode de non-être est celui de « l’image de l’être ». Là encore le Sophiste n’est pas très loin : dans ce dialogue, l’Étranger s’interroge sur l’être de l’image, et il le caractérise comme un « entrelacement de l’être et du non-être » (240c1-2). On peut interpréter cette « image de l’être » comme désignant le rapport de la réalité sensible à l’être intelligible. Voir par exemple, dans le traité 5 (V, 9) : « dans le sensible, chaque forme est une image de l’être sur la matière » (5, 17-19). Enfin, ce qui est « plus encore non-être » désigne proprement le non-être de la matière : c’est là qu’il faut localiser le mal.
30. Cette phrase n’est pas des plus faciles à interpréter. Le « non-être » prend une nouvelle fois plusieurs significations. Il est d’abord référé au sensible dans sa « totalité », puis aux « affections du sensible » et à ses « accidents ». Peut-être doit-on déceler ici une charge antipéripatéticienne : dans le sensible, ce n’est pas l’être qui se dit en plusieurs sens (la réalité-ousía, et ses attributs essentiels et accidentels) mais le non-être. Il est difficile cependant d’établir une distinction claire entre les « affections » de la réalité sensible et ses « accidents ». Par ailleurs, le sens à donner au « principe » du sensible n’est pas aisé à déterminer. En toute rigueur, le « principe » du sensible est l’âme qui préside à sa constitution. Il semble difficile cependant d’assimiler l’âme, réalité intelligible, à une sorte de non-être. On peut dès lors penser que Plotin entend par « principe » du sensible la matière, qui est ce sans quoi aucune réalité sensible n’existerait. Il y aurait ainsi une sorte de dégradé ontologique entre la réalité sensible, ses affections, ses accidents et la matière, qui constitue l’ultime mode du non-être.
31. Les termes ti t ō̂ n sumpl ē roúnt ō n, « l’un des compléments » (l. 11-12) sont souvent employés de façon technique par Plotin. Dans le traité 17 (II, 6) en particulier, les « compléments de la réalité » désignent les déterminations que la réalité sensible hérite directement de son origine intelligible et qui entrent dans son ousía (Plotin donne comme exemple la chaleur du feu), par opposition aux qualités qui sont des déterminations extérieures à l’ousía (par exemple, la chaleur d’une pierre). Sur cette notion de « complément substantiel », voir L. Lavaud, D’une métaphysique à l’autre. Figures de l’altérité dans la philosophie de Plotin, p. 87-103. Il est possible que Plotin emploie ici cette expression en ce sens technique.
32. Plotin se situe toujours dans le droit-fil du principe selon lequel une seule science permet de connaître des réalités contraires. Le mal peut ainsi être caractérisé comme ce qui s’oppose à toutes les déterminations positives de l’être : la mesure, la limite, la forme, l’autarcie.
33. L’usage d’akór ē ton, « insatiable », constitue un hapax dans les traités.
34. Le terme de pénia, l’« indigence », évoque le mythe du Banquet qui expose comment éros est né de l’union de Poros, la satiété et de Pénia, l’indigence. Plotin a interprété ce mythe dans le traité 50 (III, 5) et assimilé Pénia à la matière (9, 49). Il semble cependant que dans cette interprétation, Pénia désigne la matière intelligible, et non la matière du sensible, comme c’est le cas dans notre passage.
35. Comme souvent, Plotin doit composer avec le vocabulaire de l’ontologie pour désigner ce qui échappe pourtant fondamentalement à l’ordre de l’être. Ainsi évoque-t-il ce qui est « comme la réalité du mal (hoîon ousía) », alors que ce dernier, en tant qu’il est un non-être identifié à la matière, n’a pas d’ousía. Plotin veut ainsi signifier que les différentes expressions qu’il vient d’employer ne désignent pas les attributs du mal ou ses accidents, mais tentent de cerner sa réalité en elle-même.
36. L’emploi de la deuxième personne du singulier est révélateur : Plotin semble bien s’adresser à quelqu’un en particulier.
37. Le mal « en soi » ne peut être divisé ou décomposé en espèces hétérogènes, ou en accidents et réalité. Il est en chacune de ses manifestations tout entier présent, égal à lui-même. La matière, à laquelle Plotin identifie le mal « en soi », n’a pas des figures différenciées et identifiables : elle est toujours identique à son propre non-être. Tout l’enjeu dans ce passage est précisément de saisir le mal absolu, en soi, et non ses manifestations accidentelles dans les choses.
38. Mot à mot : « ce que sont précisément les maux » (hóper dè kaká, l. 19-20). Le pronom hóper est chez Aristote un terme technique pour désigner l’essence d’une chose. Cette phrase définit bien le projet central de Plotin : on ne doit pas confondre la réalité absolue du mal avec ce qui est simplement mauvais parce qu’il participe au mal. Cette démarche se situe dans le droit-fil du platonisme : face à Hippias qui confond les choses belles avec le beau en soi, Socrate cherche à définir la Forme du beau (Hippias majeur). Parallèlement, Plotin ne veut pas se perdre dans la multiplicité des choses mauvaises, mais saisir ce qu’est le mal en soi. Toute la difficulté cependant à laquelle Plotin se confronte tout au long du traité est que le mal est impensable et inintelligible, puisqu’il n’a pas de forme.
39. Cette phrase renvoie à ce qui a été dit plus haut par Plotin : « ces expressions désignent non pas les attributs accidentels du mal mais d’une certaine façon sa réalité » (l. 16-17). En ce sens le taûta de la ligne 20 reprend toutes les expressions employées aux lignes 12 à 16 (l’absence de mesure, de limite, de forme, de suffisance, les caractères passif, insatiable, indigent). L’idée est donc une nouvelle fois que ces traits caractéristiques ne sont pas des attributs du mal, mais qu’ils décrivent directement sa nature. L’enjeu sous-jacent est pour Plotin d’échapper à l’articulation péripatéticienne entre un sujet et des attributs essentiels : il ne s’agit pas ici de définir ce qu’est le mal (par une proposition prédicative du type x est y), puisque le mal n’a pas d’ousía qui pourrait être le support de déterminations essentielles. Par conséquent, les traits caractéristiques qui permettent de décrire l’existence du mal (hupostásei, l. 20) ne sont pas « différents de cette existence » (comme le sont les attributs par rapport au sujet de la détermination) mais ils sont cette existence elle-même.
40. La question porte en définitive sur le statut ontologique du mal. Si l’on refuse de lui conférer une réalité, une ousía, il n’en demeure pas moins qu’il faut bien lui donner une forme d’existence « en soi » (hupóstasis), qui reste à définir.
41. Cette question semble trahir une influence aristotélicienne. L’un des grands reproches que fait Aristote au platonisme est d’absolutiser des êtres qui n’existent que dans les réalités concrètes. Aristote soutient ainsi, dans la Métaphysique, à l’encontre des platoniciens : « Que l’illimité soit séparé, chose en soi, cela n’est pas possible » (K 10, 1066b1-2). Dans le cas présent par conséquent, l’interlocuteur résiste à l’idée d’une « absence de mesure » qui existerait en soi, de façon absolue, indépendamment de l’existence d’une chose concrète dont elle constituerait la qualité.
42. La réplique platonicienne à l’objection aristotélicienne ne tarde pas. La mesure n’existe pas seulement dans les choses, contrairement à ce que croient les péripatéticiens, elle existe aussi en elle-même : il s’agit de la Forme de la mesure qui a une existence absolue, indépendante des choses qui en participent. C’est la thématique de la « séparation » des Formes, dont on sait qu’elle est l’un des principaux points de discorde entre platoniciens et aristotéliciens, qui est sous-jacente à la réponse de Plotin.
43. Plotin établit un audacieux parallèle entre la séparation des Formes par rapport aux choses sensibles et la séparation de la matière, qui constitue « l’absence de mesure » dont parle ici Plotin. De même donc que les Formes déterminent « d’en haut » ce qui, dans les choses, relève de l’intelligibilité et de la mesure, de même la matière est-elle la source de l’absence de détermination et de mesure, sans pour autant n’exister que « dans » les êtres sensibles. Un tel parallèle pourrait cependant conduire à donner à la matière un statut de Forme paradoxale, qui engendre la démesure sur un mode analogue à la production de la détermination par les Formes. On pourrait alors demander : comment peut-il y avoir une Forme (ou une quasi-Forme) de l’informe, un principe intelligible de ce qui est inintelligible ? Sur l’idée d’une « séparation » de la matière, voir le traité 25 (II, 5) : « la matière est comme rejetée, totalement séparée et incapable de se transformer elle-même » (5, 11-12).
44. Il s’agit là d’un raisonnement par l’absurde. Admettons que l’absence de mesure (c’est-à-dire la matière) n’existe pas « en soi » de façon séparée. En ce cas, l’absence de mesure ne pourra exister que « dans » les choses. Elle ne peut cependant exister dans ce qui est déjà dépourvu de mesure, puisque c’est sa présence seule qui produit la démesure. Il serait contradictoire que le non-mesuré préexiste à la présence en lui de l’absence de mesure. Elle ne peut non plus exister dans ce qui est mesuré, puisque c’est la mesure et non la démesure qui est présente dans la chose mesurée. L’absence de mesure ne pouvant exister ni dans les choses mesurées, ni dans les choses sans mesure, elle doit exister « en soi », antérieurement à toute chose.
45. On peut interpréter ainsi les trois cas mentionnés. Ce qui est « mélangé » au mal est le corps, composé de forme et de matière. Ce qui « regarde » vers le mal est l’âme individuelle, trop faible pour produire en restant tournée vers l’intelligible, ainsi que le fait l’Âme du tout. Ce qui produit le mal est cette même âme lorsqu’elle engendre un corps défectueux, dominé par la matière et non plus par les lógoi, les raisons productrices.
46. Il manque un substantif féminin pour compléter l’expression t ḕ n hupokeimén ē n (mot à mot « la sous-jacente », l. 35). L’expression renvoie vraisemblablement à la « nature du mal » (t ḕ n toû kakoû phúsin) de la ligne 32.
47. « Image relativement aux êtres » traduit eíd ō lon pròs tà ónta (l. 37). On retrouve ce même terme pour qualifier la matière dans le traité 12 (II, 4) : « le substrat aussi est une image (eíd ō lon) » (5, 19) et dans le traité 26 (III, 6), chapitre 7, aux lignes 13, 18 et 24. Dans ce dernier cas cependant, Plotin souligne ce que ce terme peut avoir d’inadéquat lorsqu’il s’applique à la matière, s’il faut entendre avec eíd ō lon une forme de ressemblance entre l’image et son modèle : dans le cas de la matière, toute ressemblance avec les êtres se trouve abolie. L’eíd ō lon ne peut alors avoir d’autre fonction que de signifier une déficience ontologique par rapport à l’être, mais non une quelconque similitude.
48. La correction est importante : ce n’est qu’en suivant la pente ontologisante du langage que l’on peut parler d’une kakoû ousía (l. 38), d’une « réalité du mal ». Mais en toute rigueur, le mal, c’est-à-dire la matière, est une non-réalité.
49. Le corps, s’il participe à la matière, s’en distingue : il n’est donc pas le mal en soi. Relevons l’usage du vocabulaire platonicien de la participation qui caractérise habituellement le rapport entre les corps et les Formes : une nouvelle fois, Plotin établit un parallèle implicite entre la fonction métaphysique des Formes et celle de la matière.
50. L’« activité propre de l’âme » désigne la pensée. La thématique du corps « obstacle » (empódia) pour l’exercice de la pensée est puisée dans le Phédon, 65a10.
51. On trouve une expression parallèle pour caractériser le corps dans le traité 40 (II, 1) : « la volonté de dieu, puisque le corps s’échappe et s’écoule toujours ne peut faire que ceci : appliquer la même forme tantôt à une chose tantôt à une autre » (1, 7-9). Voir aussi le traité 22 (VI, 4), 15, 21.
52. Cette expression est supprimée par Müller en tant qu’elle serait une glose.
53. Plotin distingue différents niveaux d’âme : l’Âme totale (que les commentateurs appellent parfois l’Âme hypostase) qui est la forme archétypale de l’âme et qui n’a aucun rapport avec le sensible ; l’Âme du tout, qui exerce le gouvernement global de la totalité du kósmos sans avoir besoin de descendre dans les corps ; et les âmes individuelles, qui sont descendues dans les corps pour les organiser, et qui de ce fait se trouvent affectées par la matière (voir sur cette hiérarchie des âmes l’introduction au traité 6). La question du mal ne peut se poser qu’au niveau des âmes individuelles : c’est là que l’âme est en contact direct avec la matière.
54. Phèdre, 256b2-3 : « bienheureuse et harmonieuse est l’existence qu’ils passent ici-bas, eux qui sont maîtres d’eux-mêmes et réglés dans leur conduite, eux qui ont réduit en esclavage ce qui fait naître le vice dans l’âme et qui ont libéré ce qui produit la vertu » (trad. L. Brisson). Plotin commence par poser la possibilité pour l’âme de rester bonne et vertueuse, alors même qu’elle s’est individualisée et qu’elle gouverne un corps particulier : elle a en elle la puissance de dompter la matière, source potentielle du vice.
55. Timée, 69c-d. Platon distingue la production du « principe immortel de l’âme », et celle de « l’autre espèce d’âme, qui est mortelle et qui comporte en elle-même des passions terribles et inévitables » (trad. L. Brisson). Platon énumère ensuite les différentes passions qui s’emparent de cette « espèce d’âme » et qui provoquent le mal : le plaisir, les douleurs, la témérité, la peur et l’espérance.
56. Cette idée vient directement du Gorgias : « ce n’est pas l’acte d’un homme raisonnable que de poursuivre et de fuir ce qu’il ne doit pas. Au contraire qu’il s’agisse de choses, d’être humains, de plaisirs et de peines, l’homme raisonnable poursuit et fuit ce qu’il doit » (507b5-8, trad. M. Canto).
57. Il convient de distinguer le vice lui-même (kakía) de son principe qui n’est pas l’âme, mais la matière.
58. L’âme individuelle n’existe pas « en elle-même » (kath’ hautḗn, l. 14) puisqu’elle est en commerce perpétuel avec le corps. L’Âme totale, en revanche, existe absolument en elle-même.
59. Tò logizomenón désigne la faculté de l’âme qui déploie des calculs et des raisonnements dans la successivité du temps, et qui cherche progressivement à aboutir au savoir. C’est la faculté propre à l’âme par opposition à la nó ē sis, caractéristique de l’Intellect, qui est la saisie immédiate et achevée de l’être intelligible. Pour une analyse détaillée du logizomenón, par opposition à la phrón ē sis, la réflexion, qui est un savoir déjà accompli et en repos, voir le chapitre 12 du traité 28 (IV, 4).
60. L’âme qui raisonne cherche à voir la réalité intelligible, qui doit lui fournir les prémisses de son raisonnement. Sur l’articulation entre le voir et le dire dans la pensée propre à l’âme, voir L. Lavaud, « La diánoia médiatrice entre le sensible et l’intelligible » dans L’âme amphibie. Études sur l’âme selon Plotin, en particulier, p. 32-40.
61. La seule autre occurrence du verbe episkoteîsthai, « être obscurci », se trouve dans le traité 8 (IV, 9), chap. 5, l. 27, où Plotin précise que notre âme est « obscurcie par le corps ». Plotin développe ici l’analogie entre la pensée et la vision : si l’âme ne peut pas voir l’intelligible, c’est que la matière la couvre d’obscurité et affaiblit ainsi sa perception des Formes.
62. L’opposition ousía/génesis, réalité/devenir, renvoie à l’opposition entre l’intelligible et le sensible.
63. L’emploi du terme arkhḗ pour désigner la matière ne laisse pas de poser problème. Il n’y a en toute rigueur, dans le monisme plotinien, qu’un seul principe qui est l’Un. Plotin admet cependant habituellement des principes dérivés qui sont l’Intellect et l’âme. Cette dernière pourrait aussi à juste titre être déclarée « principe » du sensible, puisque c’est elle qui engendre les lógoi, les « raisons » qui organisent la réalité des corps. Notons cependant que Plotin n’attribue ici à la matière la fonction de principe que vis-à-vis du devenir, et non de la réalité en tant que telle des corps : c’est bien en effet la fonction perturbatrice de la matière qui explique que les corps deviennent et ne restent jamais identiques à eux-mêmes. Il reste que, tout au long du traité, Plotin insiste sur la dimension principielle de la matière, comme il ne le fait nulle part ailleurs.
64. La seule autre occurrence du verbe anapimplánai, « contaminer », se trouve dans le traité 6 (IV, 8), 2, 30, où elle est employée dans le même contexte du rapport entre l’âme et le corps. Sur l’interprétation de ce terme voir la note 29 dans ce traité 6 (IV, 8).
65. Plotin distingue clairement la situation de l’âme du tout, qui gouverne les corps sans plonger en eux, et celle de l’âme individuelle qui, du fait de sa faiblesse, doit descendre dans les corps. Voir par exemple dans le traité 13 (III, 9) : « quant aux autres âmes <que l’Âme du tout> elles possèdent un lieu, puisqu’elles proviennent de l’Âme, et vont quelque part pour y descendre et s’y déplacer. Et c’est là qu’elles remontent. Mais l’âme du tout reste toujours là-haut comme cela lui est naturel » (3, 4-6, trad. J. Laurent et J.-F. Pradeau). L’âme du tout cependant peut gouverner les corps, sans avoir à s’incliner vers la matière ou à la « regarder ». Car, par le regard, l’âme devient identique à ce qu’elle voit. Ainsi Plotin souligne-t-il, à propos de la vision de la matière par l’âme, qu’elle « s’apparente à une vision dans l’obscurité parce que l’âme devient identique à ce que, pour ainsi dire, elle voit » (traité 12 (II, 4), 10, 16-17, trad. R. Dufour). Si donc l’âme voit le mal en soi que constitue la matière, elle devient elle-même mauvaise.
66. Sur la définition de la matière comme privation, voir les chapitres 15-16 du traité 12 (II, 4). Plotin y soutient, contre les péripatéticiens, que la privation n’est pas dans la matière au même titre que la forme, mais qu’il y a une identité absolue entre matière et privation.
67. À la ligne 19, Plotin avait utilisé le même verbe, neneukénai, « s’incliner », pour exprimer le mouvement de l’âme vers le sensible. Désormais, c’est vers l’intelligible que « s’incline » l’âme préservée de tout rapport avec le corps.
68. On peut penser que « l’Âme première » désigne l’Âme hypostase, modèle achevé de toutes les âmes qui organisent le kósmos. L’âme individuelle, elle, « sort d’elle-même » pour descendre dans le corps et tenter de l’organiser.
69. La comparaison entre la vision de la matière et la vision dans l’obscurité était déjà exploitée dans le chapitre 10 du traité 12 (II, 4). Plotin y avait déjà souligné que l’âme devient « identique à ce qu’elle voit » (10, 17). De plus, de même qu’ici l’âme est dite « voir la matière sans la voir », dans le traité 12 (II, 4), Plotin avançait que l’âme « pense la matière sans la penser » (10, 31).
70. Volkmann suggère, à juste titre, qu’il faut supprimer l’expression ḕ t ō̂ i skót ō i, « ou dans cette obscurité » (l. 2-3).
71. Il s’agit de l’intervention d’un interlocuteur. L’objection est la suivante : si l’âme parfaite parvient à se préserver de tout mal et à ne pas regarder vers la matière et si c’est par une forme de déficience ou de défaut que l’âme individuelle regarde vers la matière et devient mauvaise, il faut en conclure que c’est ce défaut dans l’âme qui représente la source du mal : la matière semble n’en être que l’occasion. La faiblesse intime de l’âme qui la pousse à s’incliner paraît en effet précéder tout rapport avec la matière et, comme le dit le texte, lui être « antérieure ». Voici comment Plotin décrit cette déficience de l’âme, alors même qu’elle restait jusqu’alors préservée et tournée vers l’intelligible : « les âmes s’éloignent de ce tout que forme l’Âme pour devenir une partie et être leurs propres maîtres, et comme fatiguées d’être avec une autre, elles se retirent chacune en elles-mêmes » (traité 6 (IV, 8), 4, 10-12, trad. L. Lavaud). Sur cette question difficile de l’articulation entre la déficience de l’âme et le mal « en soi » que représente la matière, voir D. O’Brien, « Plotinus on evil : a study on matter and the soul in Plotinus’conception of human evil ».
72. Pour cette traduction de goûn, voir D. O’Brien, Théodicée plotinienne, théodicée gnostique, p. 33, note 1. O’Brien renvoie à Denniston, The Greek Particles, 2d ed. p. 451-453.
73. Cette idée que chaque être détient un degré de bonté correspondant à l’ordre hiérarchique décrété par la providence est la thèse centrale des traités 47-48 (III, 2-3), Sur la providence : « le bien (tò kal ō̂ s) que nous cherchons est dans ce qui est mélangé : il ne faut pas lui demander d’être aussi grand que le bien qui est dans ce qui est pur de tout mélange » (traité 47 (III, 2), 7, 1-3).
74. Sur le rapport entre la matière et le non-être, voir les précisions du chap. 3, l. 6-9, qui souligne que la matière ne saurait être « le non-être total » (voir note 29). Plotin emploie souvent le terme hom ṓ numon, « homonyme » (l. 11) pour marquer un écart ontologique entre deux types de réalité désignés par un même terme. Ainsi ce terme apparaît-il vingt-cinq fois dans les traités 42-44 (VI, 1-3), Sur les genres de l’être, dans des contextes où Plotin veut marquer la différence entre les catégories de l’intelligible et ces mêmes catégories appliquées au sensible. Par exemple : « le beau ici-bas n’a que le nom en commun (hom ṓ numon) avec celui de là-bas, et il en va de même pour la qualité en général » (16, 5-6).
75. La modification du texte proposée par O’Meara ne semble pas nécessaire. Le texte est, à l’origine, le suivant : h ḗ oûn élleipsis ékhei mèn tò m ḕ agathon eînai (l. 12), que je traduis par : « la déficience par conséquent, c’est le fait de ne pas être bon ». O’Meara objecte que cette phrase serait en contradiction directe avec l’idée avancée aux lignes 7-8 : « ce qui manque un peu de bien n’est pas mauvais », et il propose par conséquent de modifier le texte de la ligne 12, de sorte à obtenir le sens suivant : « la déficience comporte donc le fait de ne pas être le Bien » (en lisant tagathòn au lieu d’agathòn). Cependant, il n’y a pas de contradiction réelle entre les deux phrases. Dire que « ce qui manque un peu de bien n’est pas mauvais » (l. 7-8) revient à souligner que chaque chose possède un degré de bien propre à sa place dans la hiérarchie du réel. Mais ce qui est déficient n’est pas bon non plus, au sens absolu du terme : seul le Bien est absolument bon. Autrement dit, l’être intermédiaire qu’est l’âme n’est ni mauvais, au sens où il comporte un degré de consistance ontologique et d’intelligibilité, ni bon, parce qu’il est inférieur à ce qui est réellement bon et qui ne manque en aucune façon de bonté.
76. Plotin distingue dans cette phrase trois cas : la déficience (le fait de ne pas être bon), la déficience absolue (le mal), et la déficience plus grande (le fait d’être mauvais). On peut interpréter ainsi cette distinction. La déficience renvoie aux êtres intermédiaires comme les âmes, qui, tout en étant inférieurs à l’être intelligible et au Bien, occupent la place qui leur a été réservée par la providence dans l’ordre des êtres. La déficience absolue qui est « le mal » désigne la matière. Enfin la « déficience plus grande » renvoie par exemple aux âmes qui n’ont pas su tenir leur rang, mais qui sont tombées dans la matière (ou « tombées dans le mal » comme le dit le texte) et sont par là même mauvaises.
77. Comme O’Meara, je conserve la ponctuation de H.-S. qui situe t ō̂ i après le point et lui donne le sens de « ainsi ».
78. Le terme prosth ḗ k ē désigne fréquemment chez Plotin, comme chez Aristote, l’ajout de la différence spécifique au genre. Ainsi par exemple dans le traité 32 (V, 5) : « s’il en allait ainsi le Bien appartiendrait avec toutes les autres choses à un seul genre et […] il ne se distinguerait de toutes les autres choses que par son caractère propre et par une différence spécifique, c’est-à-dire par un ajout (prosth ḗ k ē i) » (13, 21-23). Ainsi la méchanceté est-elle une espèce du mal, mais elle n’est pas le mal « en soi ». Sur cette notion de prosth ḗ k ē et sur son origine aristotélicienne, voir la note 173 de R. Dufour, dans le traité 32.
79. « La matière qui est attachée à l’âme » désigne la part de la matière qui entre dans le corps organisé par l’âme individuelle. Ce rapport de l’âme au corps constitue la première espèce de méchanceté (pon ē ría) de l’âme.
80. La diversité des facultés dans l’âme spécifie le vice : il y aura un vice lié à ce qui est « une sorte de vision », un autre au désir, un autre aux affections sensibles. Peut-être Plotin se réfère-t-il ici aux trois parties platoniciennes de l’âme : la partie qui voit (horân) ferait référence à la pensée du noûs, la partie qui est sujette à des impulsions (hormân) désignerait le thumós, et la partie susceptible d’être affectée (páskhein) exprimerait l’epithumía. On ne voit pas bien cependant en quoi l’exercice du noûs pourrait rendre l’âme « méchante ».
81. Nouvelle objection de l’interlocuteur qui refuse de faire de la matière le mal premier. La maladie ou la pauvreté semblent bien en effet constituer des maux qui atteignent l’âme tout en étant totalement indépendants du rapport à la matière. Plotin aura donc à cœur, dans sa réponse, de démontrer que tous ces « maux extérieurs » comme la pauvreté, la maladie ou la laideur, tirent leur origine ultime de la matière.
82. Plotin reprend la définition de la maladie comme « excès ou défaut » des éléments donnée dans le Timée en 81e-82b.
83. Cf. le traité 26 (III, 6) qui soutient que la matière est « laide de l’être même de la laideur » et non de façon accidentelle (11, 27).
84. Le terme khr ē smosún ē n (l. 25) ici traduit par « besoin » est un hapax dans les traités.
85. Phédon, 107d1.
86. L’expression « dieux sensibles » désigne les astres. Le theoîs (l. 30) est une leçon proposée par Heintz qui me paraît tout à fait pertinente (on trouvait thésis ou théseis dans manuscrits).
87. Pour une analyse détaillée des interprétations et traductions de cette fin de chapitre (l. 30-34), voir D. O’Brien, « Plotinus on evil », p. 129-130. O’Brien soutient qu’il s’agit bien ici des « étoiles », qui sont constituées de matière, mais qui ne sont pas mauvaises pour autant. Cela permet à l’auteur de renforcer sa thèse selon laquelle la matière est une condition nécessaire mais non suffisante du mal.
88. Théétète, 176a5-8. Voici le raisonnement tenu par Socrate à Théodore : « Mais il est impossible que le mal disparaisse, Théodore ; car il y aura toujours, nécessairement, un contraire du bien. Il est tout aussi impossible qu’il ait son siège parmi les dieux : c’est donc la nature mortelle que parcourt fatalement sa ronde. Cela montre quel effort s’impose : d’ici-bas vers là-haut s’évader au plus vite. L’évasion, c’est de s’assimiler au dieu dans la mesure du possible ; or on s’assimile en devenant juste et pieux dans la clarté de l’esprit » (Théétète, 176a5-b3, trad. A. Diès modifiée). Plotin fait référence à ce même passage dans les premières lignes du traité 19 (I, 2), Sur les vertus.
89. Théétète, 177a5.
90. Le « mouvement réglé » du ciel est un mouvement circulaire qui imite l’Intellect (voir sur ce point le début du traité 14 (VI, 2), Sur le mouvement circulaire). Le « ciel » désigne chez Plotin la « meilleure partie du monde sensible » (traité 40 (II, 1), 4, 9).
91. Sur l’opposition entre le ciel et la terre, voir le chapitre 5 du traité 40 (II, 1), Sur le ciel. Plotin y rappelle la distinction du Timée (69c) selon laquelle les vivants du ciel sont engendrés par les dieux, alors que les « vivants qui peuplent la terre » sont engendrés par une « image de l’âme céleste » (5, 7). C’est cette infériorité de l’âme qui gouverne la terre par rapport à l’âme qui dirige le ciel qui explique que les mouvements terrestres soient désordonnés et erratiques. Voir aussi le traité 27 (IV, 3) : « si le ciel est ce qu’il y a de meilleur dans ce lieu que perçoivent les sens, c’est qu’il est contigu aux dernières des réalités intelligibles […]. En revanche ce qui est terrestre occupe la dernière place, son aptitude naturelle à recevoir une âme est moindre et il se trouve loin de l’incorporel » (17, 3-7).
92. À savoir la vie sur terre.
93. L’expression : « il faut fuir d’ici » est tirée de Théétète, 176b. Sur les occurrences de cette image de la fuite dans les traités et sur sa signification métaphysique, voir la note 3 du traité 19 (I, 2), Sur les vertus. L. Brisson, J. Laurent et A. Petit renvoient en particulier à K. Alt, Weltflucht und Weltbejahung ; zur Frage des Dualismus bei Plutarch, Numenios, Plotin, qui analyse la figure allégorique d’Ulysse cherchant à fuir les enchantements de Circé et de Calypso : cette fuite symbolise le mouvement de l’âme qui tente de se libérer des liens sensibles. Sur la thématique de la fuite, voir aussi W. Beierwaltes, Denken des Einen, p. 24-31.
94. On peut penser que l’expression « la fuite ne consiste pas à quitter la terre » renvoie à la question du suicide, traitée par Plotin dans le traité 16 (I, 9). Voici l’opinion de Plotin à ce sujet : « – Mais supposons que quelqu’un tente de se libérer de son corps ? – Il faudrait plutôt dire qu’il a eu recours à la violence et qu’il est parti de lui-même et non qu’il a laissé partir son corps ; et quand il libère son corps, il ne le fait pas sans passion, mais il agit sous l’effet de l’angoisse, de la douleur ou de la colère ; et il ne faut rien faire de tel » (1, 7-11, trad. F. Fronterotta). La « fuite » n’est donc pas le suicide, mais bien la pratique de la vertu qui permet à l’âme de se libérer de l’emprise du corps. C’est en effet en revenant en elle-même et en se purifiant du rapport au sensible que l’âme se « rend semblable au dieu » selon l’expression employée par Socrate dans le Théétète pour définir la « fuite » (176b1).
95. Il s’agit dans ce passage (176a) de Théodore.
96. Plotin attribue ici à Théodore l’idée d’une « disparition des maux » (anaíresin kak ō̂ n, l. 14), alors que le texte platonicien ne parle que d’une « diminution des maux » (kakà ellátt ō eí ē) (Théétète, 176a4).
97. Théétète, 176a3-6. La citation du Théétète n’est pas parfaitement exacte : Plotin emploie l’expression tounantíon t ō̂ i agath ō̂ i, alors que l’on trouve dans le texte platonicien : hupenantíon t ō̂ i agath ō̂ i. Le sens des deux expressions est cependant équivalent. C’est en tout cas cette idée de la contrariété du bien et du mal qui va être le foyer de toute l’analyse ultérieure : Plotin s’appuie sur la contrariété, en faisant appel à la définition qu’en donne Aristote, pour situer l’un vis-à-vis de l’autre le Bien et la matière. O’Meara note cependant que ce terme d’hupenantíon a été interprété par Proclus, qui est, sur la question du mal, très critique envers Plotin, comme signifiant « sous-contraire », ce qui permet d’atténuer la contrariété absolue entre bien et mal que Plotin lit dans ce passage du Théétète (Plotin. Traité 51, p. 96 et 124). Pour Proclus, si le mal est « sous-contraire » du Bien, c’est qu’il s’oppose aux maux secondaires, et non directement au Bien-principe (Sur l’existence des maux, sec. 37, 52).
98. À partir de la ligne 17 commence une série de quatre objections que l’on peut attribuer à un interlocuteur (réel ou fictif) de Plotin. La première objection consiste à souligner que le texte du Théétète ne peut pas être utilisé comme illustration de la thèse jusqu’ici défendue dans le traité selon laquelle il existe un mal en soi, indépendant du mal dans l’âme. Si en effet, comme le dit Plotin à la ligne 13, « les maux sont pour Socrate le vice et tout ce qui en découle », il n’est question, dans ce passage du Théétète, que de l’opposition entre le vice et la vertu. Or le mal en l’âme, qui est le vice, demeure un mal secondaire et dérivé, qui est le contraire de la vertu, elle-même bien second hérité du Bien. On ne peut donc s’appuyer sur cette citation platonicienne pour traiter de la question de la contrariété nécessaire entre le Bien et le mal absolus.
99. Il ne semble pas qu’il faille donner à l’idée que la vertu domine la matière une signification cosmologique. La vertu permet plutôt à l’âme d’être ordonnée et harmonieuse et de ne pas se laisser troubler par la dimension matérielle de son corps.