Dans ce traité, Plotin mobilise toutes les ressources du platonisme pour tenter de résoudre l’énigme du mal. Le double questionnement du titre de Porphyre – qu’est-ce que le mal ? d’où vient-il ? – constitue en fait un seul et unique problème : en définissant ce qu’est le mal on aura aussi localisé son origine, puisque l’essence du mal, le « mal en soi » (autokakón, chap. 8, 42), est aussi la cause première de toutes les formes de mal. La démarche de Plotin est donc de s’efforcer d’hypostasier le mal, de lui donner une existence absolue, séparée de tout être, qu’il s’agisse de l’être sensible du corps ou de l’être intelligible de l’âme. Les maux dont on peut faire immédiatement l’expérience, les souffrances du corps et les dysfonctionnements de la nature, les faiblesses et les vices de l’âme, ne sauraient prétendre, malgré leur caractère obsédant ou aliénant, au statut de principe : ils ne sont que des maux dérivés et secondaires, des effets du mal. Il faut envisager dès lors le mal comme le symétrique inversé du Bien : de même que le Bien engendre dans les êtres des biens secondaires, de même le mal absolu produit des maux accidentels.
C’est ici que le platonisme joue son rôle. Contre ceux qui prétendent réduire le mal à un accident de l’être, ou ceux qui n’y voient qu’une déficience de bien, Plotin propose de faire du mal une « réalité » (ousía) ou une quasi-réalité (3, 38) séparée, et il l’identifie incidemment à la « forme du non-être » (3, 4). Plotin radicalise le platonisme qui s’en tenait à séparer les Formes intelligibles et à postuler l’existence d’un Bien en soi ; il s’agit désormais de donner au mal une existence absolue, qui exerce un mode de causalité propre sur le sensible ou sur l’âme qui s’y trouve liée. L’une des difficultés à laquelle Plotin se confronte tout au long du traité est alors de comprendre l’efficacité de cette « quasi-réalité » du mal : en quoi peut-elle être cause des maux dérivés qui affectent les corps et les âmes ? Si, déjà, dans le platonisme, le rapport des Formes aux réalités sensibles est une question redoutable, combien plus énigmatique encore sera la causalité propre au mal en soi, qui n’existe qu’à peine et qui se trouve privé de toute forme et de toute intelligibilité.
Ce n’est pas là la seule difficulté soulevée par cette absolutisation du mal. Dès lors qu’il s’agit d’en donner une caractérisation ontologique, Plotin semble hésiter et ne pouvoir échapper à la contradiction. D’un côté, pour mettre en avant l’indépendance du mal et éviter d’en faire un simple accident réduit à n’exister que « dans une autre chose », Plotin tend à lui conférer le statut d’une ousía (3, 38 ; 6, 47 ; 6, 53) : dans la logique aristotélicienne, l’ousía peut précisément être définie comme ce qui existe en soi et non « dans autre chose comme en un substrat » (Catégories, 5, 2a13). De ce point de vue, le mal, que Plotin identifie à la matière, peut être rapproché de l’ousía. D’un autre côté, le mal n’a pas la consistance ontologique de l’ousía, il est plutôt la privation de toute réalité. Ainsi apparaît-il aussi comme une « non-réalité » (mḕ ousía, 6, 32), comme un « non-être » (3, 6). On retrouve une contradiction analogue en ce qui concerne l’intelligibilité du mal. Plotin glisse que le mal est la « forme du non-être » (3, 4 en reprenant l’expression du Sophiste, 257b, 258d) alors qu’il soutient par ailleurs qu’il est « dénué de toute forme » (aneídeon, 3, 14 ; 3, 31 ; 8, 21).
Le nerf de la difficulté peut être résumé ainsi. Fondamentalement, Plotin cherche à répondre à la question : « qu’est-ce que le mal ? » (1, 3-4) dont la tournure est, par excellence, platonicienne. Répondre à une telle question requiert alors que l’on puisse saisir une essence du mal, qu’on lui assigne une détermination qui offre prise à la pensée. De là découlent les expressions et les tournures qui tendent à « intelligibiliser » le mal. Cependant conférer être et détermination au mal revient à lui accorder une forme de bonté : un mal qui serait un être intelligible ne serait plus lui-même puisqu’il serait un mal plein de bonté. Plotin est donc au rouet : il faut penser l’essence de ce qui répugne à toute essence et affirmer l’existence absolue, séparée, de ce qui n’est que non-être. Tel est le double défi que tente de relever le traité 51.
L’une des voies de solution possible consiste pour Plotin à mettre en œuvre une ontologie clairement étagée dont le mal constitue le dernier degré (ou peut-être devrait-on parler de « mè-ontologie », puisqu’il va s’agir de distinguer des formes de non-être). Il s’attache ainsi dans le chapitre 3 à cerner le mode de non-être propre au mal en le distinguant de trois autres : le non-être absolu qui est le néant ; le non-être qui est l’altérité des Formes entre elles ; enfin, le non-être qui est l’effet de la différence entre le sensible et l’intelligible. Le mal sera « plus encore non-être » au sens où il est privation de toute mesure et de toute forme, « indigence totale » (3, 13-16). Le mal n’apparaît que lorsque le bien s’éteint, que l’être s’est déployé jusqu’à perdre tout contact avec son principe. Aussi, dans la logique de l’émanation, Plotin caractérise-t-il la matière comme le « point ultime » (7, 19) que le mouvement d’effusion du Bien ne saurait plus atteindre : le mal est alors le lieu le plus distant, déserté de toute influence du principe.
L’énigme du mal serait-elle dès lors résolue dans cette position d’un terme ultime, purement négatif et privatif par rapport au bien ? Rien n’est moins sûr. Car à cette première solution s’en superpose une autre sensiblement différente. Le mal n’est plus alors seulement le point d’extinction du Bien, il est son symétrique inversé, il apparaît comme un contre-principe. Dès lors, l’argumentation d’ensemble paraît glisser vers une forme de dualisme, ce qui ne laisse pas d’engendrer de nouvelles difficultés.
Au chapitre 6 en effet, Plotin parle de « deux principes, l’un des biens, l’autre des maux » (6, 33). Il apporte ainsi un point d’orgue au mouvement du début du traité qui tend à établir une symétrie entre le Bien, premier principe, et le mal qu’il s’agit de poser comme une existence absolue et séparée. Dès le premier chapitre, Plotin a posé que le mal est le contraire du bien, et qu’il faut donc partir d’une connaissance du Bien pour parvenir à cerner ce qu’est le mal (1, 13-14). En suivant le fil de cette méthode, Plotin en vient à dessiner l’image du mal comme le reflet inverse du premier principe : de même que le Bien, tout en étant « au-delà de l’être » produit des biens au sein des êtres, de même le mal, tout en étant séparé des êtres, a des effets néfastes sur eux. Si l’on prend dès lors au sérieux l’idée d’une dualité de principes, clairement affirmée au chapitre 6, comment ne pas en conclure que Plotin aurait ici sauté le pas du dualisme ? Pourtant, Plotin ne cesse tout au long de son œuvre d’insister sur la primauté absolue du Bien, source et principe unique de tout ce qui est. Pourquoi l’orientation fondamentalement moniste de la métaphysique plotinienne serait-elle ici soudainement battue en brèche ? La question centrale à examiner sera la suivante : le mal-matière peut-il être dit principe de façon aussi originaire que le Bien ? Ou faut-il avancer le paradoxe d’un principe dérivé et dernier, qui ne saurait avoir le même statut et la même puissance que ce qui est réellement et absolument premier ?
On voit en tout cas quel est le dilemme qu’affronte Plotin en ce qui concerne la question du mal. Soit le mal est le point d’extinction de l’émanation, là où la présence du bien s’éteint : dès lors, l’orientation moniste de la métaphysique plotinienne est préservée, et le Bien est le seul et unique principe. Mais en retour, il faut admettre que le mal est, d’une façon ou d’une autre, un effet du principe, ou tout au moins de l’affaiblissement progressif de sa puissance. Soit le mal constitue un principe autonome, qui a une efficace propre, comparable à celle du Bien. Alors le Bien premier principe n’assume plus la responsabilité du mal, et tous les griefs doivent être adressés à son principe opposé. Cependant, le prix philosophique à payer est onéreux : la métaphysique plotinienne prend une tournure dualiste, et les parages du gnosticisme, vigoureusement combattus par Plotin tout au long de son œuvre, semblent se rapprocher dangereusement. On verra qu’entre ces deux écueils, Plotin tentera d’ouvrir une troisième voie, certes audacieuse et risquée, mais philosophiquement forte.
Il est clair, en tout cas, qu’on ne peut aborder la question du dualisme supposé du traité 51 en se laissant exclusivement fasciner par les énoncés tranchés du chapitre 6. Pour élucider la question, il faut poser deux problèmes préalables : celui de la construction d’ensemble du traité, et, partant, de la place occupée par le chapitre 6 dans son économie ; celui des textes commentés par Plotin qui guident le fil de son raisonnement dans les chapitres 6 et 7.
Le point de départ de l’enquête est la question de l’origine des maux (póthen tà kaká, 1, 1). Plotin recadre cependant d’emblée la recherche, en s’appuyant sur la question socratique tí pot’ estí (1, 3) : « qu’est-ce que le mal ? ». C’est d’un même geste que l’on mettra au jour l’essence du mal et sa cause.
À partir de là, Plotin commence par décrire la « nature du Bien » (2, 1). La contrariété par rapport au premier principe va servir de fil rouge tout au long du traité : nul ne peut prétendre connaître le mal, s’il n’a au préalable cerné ce qu’est le bien. Les premiers chapitres construisent donc une image du mal qui constitue une sorte de négatif des traits propres au Bien. Très vite cependant (plus précisément dès le chapitre 4) des objections apparaissent à la thèse d’un mal en soi, séparé, symétrique inverse du principe des biens. Elles ne vont cesser de prendre de l’ampleur au point que Plotin va consacrer toute la seconde partie du traité, à partir du chapitre 8, à leur répondre. On peut cependant interpréter ces objections de deux façons différentes. Soit y voir un simple procédé rhétorique qui permet à Plotin de mener un examen dialectique de sa thèse de l’existence d’un « mal en soi ». Soit les lire comme des interventions d’un interlocuteur qui pousserait Plotin à mieux assurer sa thèse en multipliant les hypothèses concurrentes. Nous avons opté pour cette seconde interprétation en donnant au traité une forme dialoguée qui marque mieux la distribution de la parole entre un objecteur tenace qui ne cesse de revenir à la charge et les réponses ou mises au point de Plotin. L’un des indices qui permettent d’appuyer cette lecture est la présence, à trois reprises, de la deuxième personne du singulier, « tu », qui semble être le signe d’un dialogue à deux voix (3, 18 ; 4, 13-14 ; 8, 8). Cela ne signifie pas pour autant que le traité ne soit que la restitution d’un dialogue ayant effectivement eu lieu entre Plotin et l’un de ses disciples quelque peu récalcitrant. Peut-être, aussi bien, l’interlocuteur n’est-il que fictif : c’est un procédé littéraire couramment utilisé par Plotin pour mieux asseoir et définir sa propre thèse.
Quoi qu’il en soit, ces objections se déploient tout au long du traité, de façon de mieux en mieux structurée. La première véritable objection intervient au chapitre 5, où l’interlocuteur cherche à définir le mal d’abord comme le défaut de bien résidant en l’âme, puis comme les maux extérieurs, telles la maladie ou la pauvreté. C’est cependant au chapitre 6 que la contradiction se fait la plus pressante. On trouve des lignes 17 à 32 une véritable rafale d’objections contre lesquelles Plotin devra ferrailler dans la suite du traité. On peut en dénombrer cinq. La première concerne le vice : celui-ci est certes un mal, mais il n’est pas le mal absolu, existant en soi, que Plotin prétend mettre en lumière. Or, le passage du Théétète (176a) sur lequel Plotin s’appuie pour postuler l’existence d’un mal en soi, concerne précisément l’opposition entre le vice et la vertu. Deuxièmement, comment peut-on définir le mal comme ce qui est contraire au Bien, si ce dernier est « l’au-delà de l’être », privé de toute qualité et de toute détermination ? L’objection ne manque ni de finesse ni de pertinence : la relation de contrariété ne suppose-t-elle pas, pour être effective, de s’appuyer sur des déterminations opposées ? Si ces déterminations font défaut, en quoi y a-t-il encore contrariété ? Troisièmement, l’existence d’un contraire entraîne sans doute la possibilité que son contraire existe aussi, mais non la nécessité de cette existence. Or c’est bien là ce qui ressort de l’interprétation plotinienne du Théétète : si le bien existe, il est nécessaire que le mal existe aussi. La quatrième objection s’appuie sur Aristote : celui-ci avance en effet que l’ousía n’a pas de contraire (Catégories, 5, 3b25). Dès lors, si le bien est l’ousía, peut-on encore soutenir que le mal constitue son contraire ? À cette quatrième objection, on peut en ajouter une cinquième, puisque l’interlocuteur, après avoir posé la question de la contrariété par rapport à l’ousía, ajoute, comme furtivement : ou d’un contraire par rapport à « ce qui est au-delà de l’ousía ? » (l. 28).
Notons d’ailleurs que ces deux cas de figure auraient sans doute gagné à être mieux dissociés par Plotin dans sa réponse. Définir le mal comme le contraire de l’être intelligible, second principe, ne revient philosophiquement pas au même que le caractériser comme contraire au Bien, premier principe. Plus précisément, si Plotin avait caractérisé le mal comme une simple privation des déterminations positives de l’être, sans doute aurait-il pu plus aisément évité le glissement vers le dualisme qui semble s’opérer dans ce chapitre 6. Mais dès lors que la contrariété du mal se trouve articulée à l’éminence du Bien premier principe, l’effet de symétrie induit par une telle contrariété ouvre tout droit la voie vers le dualisme.
Pour mieux démarquer le mal du vice interne à l’âme, Plotin le caractérise donc comme un principe (6, 33) irréductible à tous les maux qui nous sont immédiatement perceptibles. De ce fait, tout au long du chapitre, Plotin ne cesse de durcir la relation de contrariété entre le Bien et le mal au point, parfois, de sembler en subvertir la nature. Opposer en effet les « totalités » propres à chacun des principes (aux lignes 34, 35 et 43-44) contredit aussi bien la simplicité absolue du Bien que l’indétermination de la matière, à laquelle Plotin identifie le principe des maux. Plus grave encore : Plotin évoque ici une opposition d’ousía à ousía (l. 46-47 ; l. 53-54), de réalité à réalité ; or ni le Bien, supérieur à la réalité, ni la matière, qui constitue son en deçà, ne peuvent être caractérisés comme des ousíai. Tout se passe donc comme si, en se laissant porter par la logique de la contrariété, Plotin aboutissait à « ontologiser » et à déterminer les termes opposés du Bien et de la matière, à les articuler selon un dualisme qu’il rejette habituellement.
Par ailleurs, les énoncés dualistes du chapitre 6 ne surgissent pas ex nihilo du stylet de Plotin. Ils doivent plutôt être lus comme une excroissance de son interprétation croisée de deux textes issus de la tradition : le Théétète de Platon et les Catégories d’Aristote. Dans le Théétète, Socrate vient de dresser le portrait du philosophe et de louer sa liberté : Théodore lui réplique que s’il parvenait à persuader ses semblables de la supériorité de la philosophie sur les autres activités humaines, il y « aurait moins de maux parmi les hommes ». À quoi Socrate répond : « Mais il est impossible que le mal disparaisse, Théodore ; car il y aura toujours, nécessairement, un contraire du bien. Il est tout aussi impossible qu’il ait son siège parmi les dieux : c’est donc la nature mortelle que parcourt fatalement sa ronde. Cela montre quel effort s’impose : d’ici-bas vers là-haut s’évader au plus vite » (Théétète, 176a5-b1, trad. A. Diès). Plotin s’attache, dans les chapitres 6 et 7, à faire l’exégèse de ce passage en insistant sur l’idée de la nécessité du mal. Pour ce faire, il s’appuie sur la thématique de la contrariété entre bien et mal évoquée dans le Théétète. Le cœur de l’argumentation de Plotin est de souligner le caractère tout à fait singulier de la contrariété bien-mal. Car, pour les autres contraires, l’existence de l’un des termes opposés n’implique pas la nécessité de l’existence de son contraire, mais seulement sa possibilité : l’existence de la santé, par exemple, ne commande pas nécessairement l’existence effective de la maladie (c’est là l’argumentation d’Aristote, Catégories, 11, 14a). Plotin rétorque que ce raisonnement vaut pour tous les contraires, à l’exception du rapport bien-mal : si la contrariété entre le bien et le mal acquiert un statut particulier, c’est qu’il ne s’agit pas ici seulement d’une relation éthique entre le vice et la vertu, ou d’une relation cosmologique concernant le conflit entre le bien et le mal dans l’univers, mais bien aussi d’une relation métaphysique entre le Bien premier principe de toutes choses et le mal, qui en est le double négatif. L’idée de Plotin est en effet que si le Bien est l’absolument premier, ce dont découle la totalité du réel, il faut aussi nécessairement qu’il y ait un terme dernier, où s’éteigne la puissance du principe (chap. 7, 17-19). Autrement dit, la nécessité du mal résulte de la logique même de l’émanation : le flux du réel, qui découle du Bien, doit trouver un point d’arrêt qui n’est autre que le mal-matière.
À tout prendre cependant, une telle exégèse ne semble pas conduire nécessairement à une position dualiste. Pour éviter une telle position, il aurait peut-être suffi à Plotin de présenter la relation entre le Bien et le mal comme une relation de « privation » et non de « contrariété » : si le mal se définit comme la pure privation du Bien, il n’apparaît plus comme ce contre-principe à la causalité opposée à celle du Premier. Plotin utilise d’ailleurs ce concept de stér ē sis à de multiples reprises dans le traité pour qualifier le mal : aux chapitres 1, 4, 5, 11 et 12. Car la contrariété n’est pas exactement la même chose que la privation : la seconde implique la simple absence du terme opposé (ainsi la cécité est-elle la privation de la vue), alors que la contrariété peut mettre en jeu deux déterminations inversées (le noir n’est pas la simple absence de blanc, il est par lui-même une couleur ; ou encore le bas n’est pas la simple privation du haut, il est une direction opposée).
Si dès lors le mal est le contraire du Bien, il peut prendre la figure d’un principe inversé ayant une efficace propre, symétrique à celle du Premier : de même que le Bien produit des biens, le « mal en soi » engendre des maux. Une telle contre-puissance causale propre à un « principe » attribue beaucoup plus au mal qu’une simple relation privative par rapport au Bien. Pourquoi dès lors Plotin ne s’en est-il pas tenu à présenter le mal-matière comme une simple privation, ainsi qu’il le fait par exemple au traité 12 ? C’est ici que le texte platonicien a une fonction essentielle : Socrate parle en effet d’hupenantíon, de « contrariété » pour définir le rapport entre le bien et le mal (Théétète,176a6, terme que Plotin remplace d’ailleurs par celui, similaire, d’enantíon). En introduisant donc l’idée de « contrariété » par fidélité au texte du Théétète, Plotin ouvre la voie à la caractérisation du mal comme un principe opposé au Bien.
Mais le texte platonicien n’est pas le seul qui soit commenté dans ces chapitres 6 et 7. De façon plus implicite, Plotin a recours au texte des Catégories dont il fait cependant un usage singulier : la définition de la relation de contrariété avancée par Aristote n’est convoquée que pour être radicalement transformée de sorte à pouvoir s’appliquer à la relation Bien-mal. Aristote définit la contrariété comme : « les termes d’un même genre que sépare une distance maximale » (Catégories, 7, 6a17-18). Plotin reprend cette définition (6, 40 ; 6, 57) en l’escamotant de l’idée de la communauté de genre : le Bien et le mal se trouvent situés à la plus grande distance possible l’un de l’autre, mais ils n’ont absolument rien en commun, ils sont parfaitement « séparés » (6, 58). À partir de là, ce qui fait le caractère incomparable de la relation Bien-mal s’éclaire : les autres contraires s’appuient tous sur une communauté primitive. Ainsi par exemple le chaud et le froid ont-ils la matière pour support commun (6, 50-51). En ce qui concerne le Bien et le mal en revanche, la contrariété exclut radicalement toute communauté, et ils sont les seuls à être dans ce cas.
En partant par conséquent d’une base textuelle aristotélicienne, Plotin aboutit à une construction métaphysique radicalement antiaristotélicienne. L’idée d’une séparation réelle de principes tels que le Bien ou le mal « en soi » est, comme on le sait, l’un des motifs de la rupture entre Aristote et Platon. Aristote admet certes, dans les Catégories, que le bien et le mal appartiennent à deux genres distincts (14a24-25), mais il n’en fait pas pour autant des principes réellement séparés. Pour Plotin, la « distance maximale » entre le bien et le mal ne signifie pas la distinction aristotélicienne entre le genre des êtres bons et le genre des êtres mauvais, mais bien la séparation de deux principes absolus, symétriquement extérieurs à l’être. Autrement dit, alors que dans la tradition péripatéticienne, il n’existe que des maux singuliers, que l’on peut regrouper en un genre, pour Plotin, il existe aussi un mal en soi source des maux qui affectent les êtres.
L’hypothèse de l’identification de « mal en soi » et de la matière, avancée au chapitre 4, se trouve soumise à partir du chapitre 8 à un certain nombre d’objections et de critiques. Le centre de l’argumentation de Plotin réside dans la distinction entre le mal premier et les maux secondaires. C’est la matière qui assume la fonction de mal premier, alors que les maux secondaires sont réservés aux dysfonctionnements du corps (comme la maladie) ou aux vices de l’âme : ces maux physiques ou psychiques trouvent leur origine dans la húl ē, puisque le corps est un mélange de matière et de forme, et que l’âme descendue ne cesse de porter ses regards vers la matière, et se trouve ainsi « contaminée » par elle (4, 22).
L’identification du mal et de la matière rencontre deux types d’objection. Tout d’abord, l’interlocuteur résiste à l’idée que le vice puisse être immédiatement lié à la présence de la matière. Quatre hypothèses concurrentes se présentent, qui apparaissent comme des alternatives à la mise en relation du vice et de la matière.
Soit le vice est lié au corps, c’est-à-dire plus précisément aux différentes dispositions du corps qui trouvent leur source dans la forme plutôt que dans la matière : ainsi l’état à jeun ou repu du corps, ainsi que ses différentes humeurs détermineront l’état de l’âme (8, 1-11). Notons le caractère paradoxal – et inadmissible d’un point de vue strictement platonicien – de l’objection : c’est la forme, au sens où c’est elle qui produit la détermination, qui devrait assumer la responsabilité du mal. Or la forme, aux yeux d’un platonicien, ne peut qu’apporter le bien : l’organisation, l’ordre et l’intelligibilité. Aussi Plotin souligne-t-il dans sa réponse que les formes « dans le corps » ne doivent pas être confondues avec ce que sont les Formes en soi (8, 13-14) : c’est la puissance corruptrice de la matière qui explique l’écart entre les premières et les secondes. Les formes dans les corps ne peuvent donc totalement dominer et organiser la matière parce que leur situation dans le sensible affaiblit leur puissance. La forme en elle-même ne saurait expliquer le dysfonctionnement du corps – et par contrecoup, le vice de l’âme –, mais c’est la forme modifiée et affaiblie par la puissance négative de la matière qui est cause dérivée de leur désorganisation.
Soit le vice est une « certaine privation » du bien (12, 2) : le mal dans l’âme pourra être assimilé à cette forme de privation sans qu’il soit nécessaire de recourir à une cause externe qui serait le mal en soi, la privation absolue du bien. Ou bien encore, troisième hypothèse (chap. 13), le vice est un « obstacle » qui empêche l’âme d’exercer son activité propre, de même qu’une mauvaise vision est provoquée par un obstacle qui interdit à l’œil de bien voir (13,1-2). On le voit, ces deux objections tendent à donner une version dédramatisée, et moins coûteuse métaphysiquement, de l’existence du mal : en faisant l’économie du mal en soi, le mal-privation et le mal-obstacle évitent d’absolutiser la matière et de lui donner rang de principe. Le mal ne serait ici l’effet que d’un certain défaut de l’âme (privation) ou d’une existence positive qui entrave son activité (obstacle).
Plotin rétorque de façon semblable à ces deux objections – ou, plus précisément à ces deux contre-propositions en ce qui concerne l’origine des maux : il n’est sans doute pas absurde de voir dans le vice une privation ou même un obstacle. Mais privation et obstacle ne sont pas des maux originaires : ils peuvent certes « contribuer » au mal (de même que la vertu « contribue » au bien, 13, 6), mais ils ne sont pas la cause première et principale du mal. Plotin doit ici dévoiler totalement son jeu : il s’agit de mettre en œuvre une véritable métaphysique du mal, comparable à la métaphysique du bien qu’il développe habituellement dans les traités. Sur ce point, l’analogie entre le vice et la vertu est révélatrice. La vertu n’est pas seulement l’effet d’un travail de l’âme sur elle-même. Elle requiert l’accueil de l’influence bénéfique du principe et l’orientation vers lui de la totalité de l’âme. De la même façon, le vice ne se réduit pas à être une désorganisation immanente de l’âme. Il suppose une affection de l’âme (9, 25) provoquée par la rencontre de l’extériorité de la matière, et par une sorte de fascination négative que celle-ci exerce.
La quatrième objection, en ce qui concerne le rapport entre le vice et la matière, consiste à définir le vice comme une « faiblesse » de l’âme (chap. 14). Le motif de l’objection est toujours le même : il s’agit de mettre en lumière une cause du vice immanente à l’âme qui, une nouvelle fois, permette de faire l’économie d’un mal en soi. La faiblesse de l’âme expliquerait donc son incapacité à résister aux mouvements des passions, aux sollicitations des désirs et au surgissement des représentations (14, 1-8). La réponse de Plotin se fait cependant plus complexe. D’un côté, il voit bien dans la matière la cause de la faiblesse de l’âme (14, 49) : cette dernière s’affaiblit du fait de la présence en elle d’un élément étranger, de façon analogue au corps rendu malade par la présence de phlegme ou de bile (14, 23-24). Plotin se fait insistant : le mal ne doit pas être assimilé à une « absence » (aphaíresis, l. 23, c’est-à-dire à un simple défaut de bien), mais bien à une « présence » (parousía, l. 24) : la matière pénètre en l’âme, et elle a sur elle des effets réels, elle la transforme. L’insistance sur cette thématique de la « présence » de la matière (l. 24, 35, 40) remet en cause la position des commentateurs qui réduisent la matière chez Plotin à une absence, une négation ou un « zéro » : Plotin soutient à la fois que la matière est « non-être » (3, 6) et qu’elle est douée d’une forme de présence qui affecte l’âme. C’est précisément cette présence paradoxale du non-être qui explique la faiblesse de l’âme ayant chuté dans le corps.
À lire la plus grande partie du chapitre 14, on pourrait donc penser que Plotin développe un argument similaire à celui des chapitres précédents : si le vice s’identifie à la faiblesse, celle-ci n’est qu’un mal dérivé, puisqu’elle trouve son origine dans la présence de la matière. Cependant, les dernières lignes du chapitre laissent entrevoir une position beaucoup plus complexe et subtile : « même si l’âme elle-même a engendré la matière en étant affectée, et si par sa communion avec la matière elle est devenue mauvaise, c’est la matière qui, par sa présence, est cause » (14, 51-53). Notons tout d’abord que Plotin affirme ici sans ambages que c’est l’âme qui produit la matière (ce qui n’est pas toujours aussi clair dans d’autres traités). On peut y voir une manière de désamorcer le dualisme que les formules du chapitre 6 avaient semblé introduire : si la matière est engendrée par l’âme, elle ne peut être dite principe que par homonymie avec le Bien qui est la seule véritable origine de tout ce qui est. Par ailleurs, cette génération a lieu alors que l’âme se trouve « affectée » (pathoûsa, l. 52) : comment comprendre une telle affection, quand, par définition ni le corps ni la matière n’existent encore ? Il faut bien admettre une sorte d’affection intelligible, antérieure au sensible : on peut songer à la « fatigue de l’âme » qui ne parvient plus à s’intégrer dans l’unité de l’Âme totale (traité 6 (IV, 8), 4, 11) et à sa volonté de se particulariser, de s’appartenir à elle-même (traité 13 (VIII, 9), 3, 10-11) : c’est cette volonté qui explique le double geste de production de la matière et d’engendrement des corps. Dès lors, l’articulation entre les rôles respectifs de la matière et de l’âme dans la naissance du vice se trouve singulièrement complexifiée. La matière n’est plus la cause exclusive, suffisante, de l’apparition du vice. Car sans la soudaine « affection » de l’âme, qui se traduit par une fatigue et une volonté de se replier sur soi, la matière elle-même n’aurait pu apparaître. L’émergence du vice requiert donc à la fois un « pâtir » originel de l’âme, antérieur au sensible, et la causalité propre à la matière, qui, une fois apparue, perturbe l’activité de l’âme. Ce n’est qu’alors que l’âme devient mauvaise. Pour le dire de façon ramassée, c’est la combinaison du páthos originel de l’âme et de la présence subséquente de la matière qui rend raison de l’affaiblissement de l’âme et de sa chute dans le vice.
On trouve cependant, à partir du chapitre 10, une autre série d’arguments, qui, elle, concerne plus globalement le lien supposé entre la matière et le mal. L’interlocuteur présente quatre objections.
La première consiste à souligner que si la matière est « sans qualité », ainsi que l’avance Plotin, on ne pourra la dire mauvaise : cela reviendrait en effet à lui conférer une qualité (10, 1). Plotin répond tout d’abord que la matière étant identique au substrat, elle ne saurait avoir de qualité : toute qualité est en effet extérieure à l’hupokeímenon, elle est un accident qui ne rentre pas dans sa nature. C’est en ce sens que la matière doit être dite ápoios, dénuée de toute qualité. Cependant le caractère « mauvais » ne doit pas être interprété comme un accident ou une qualité, mais bien comme leur absence (10, 14). Fondamentalement Plotin se heurte ici à l’inadéquation du discours prédicatif pour rendre raison de la matière (inadéquation que l’on constate aussi en ce qui concerne le Bien premier principe). L’énoncé : « la matière est mauvaise » semble attribuer une détermination à ce qui se trouve être en soi absolument indéterminé, privé de toute qualité. En ce sens, il vaut mieux dire que la matière est le mal en soi (autokakòn, 8, 42) : le mal n’est pas une qualité ou un accident, mais il constitue la substance même de la matière.
La seconde objection cherche, elle aussi, à mettre le discours de Plotin en contradiction avec lui-même : si l’on identifie le mal à la privation, comme le fait explicitement Plotin dans le chapitre 14 du traité 12 (VII, 4), il n’y aura pas de mal existant « en soi », puisque toute privation suppose un support préexistant (11, 1-4). Le mal ne sera alors que le défaut de bien, défaut qui ne saurait avoir d’existence séparée et autonome, mais qui suppose toujours d’exister « dans une autre réalité ». Ainsi le vice n’est-il qu’une privation du bien dans l’âme. Plotin rétorque que la privation dans l’âme ne saurait constituer le « mal premier », puisque, par elle-même, l’âme est une réalité vivante et bonne. Le mal n’est en elle qu’un phénomène secondaire qui a sa source dans une réalité extérieure. Il est clair qu’en faisant de la privation une entité séparée et absolue, Plotin parle un langage qui semble absurde à un péripatéticien pour lequel toute privation a le statut d’un accident par rapport à une ousía préexistante. On est reconduit à la même difficulté principale : si l’on parle le langage des catégories, il faut situer le mal du côté de l’ousía et non des accidents. Cette ousía du mal est cependant un non-être, elle est une privation en soi qui précède toutes les privations « accidentelles » dans les êtres. Le geste d’inspiration platonicienne consistant à séparer le mal, à lui donner une existence absolue expose le discours philosophique à affronter des paradoxes qui déstabilisent la pensée logique : la privation n’est plus un accident mais une quasi-ousía, le défaut de bien est doté d’une présence et d’une efficacité causale, le « mal en soi » a une nature propre sans avoir de qualité ou de détermination.
Les deux dernières objections ont une moindre portée (et en tout cas Plotin ne leur accorde qu’une attention limitée). Elles consistent à affirmer soit que la matière n’existe pas, soit que le mal lui-même n’a pas d’existence dans les êtres (chap. 15, 1-9). Pour contrer la première objection, Plotin se contente de renvoyer à d’autres traités (vraisemblablement le traité 12, Sur les deux matières) : l’existence de la matière est nécessaire, car, sans elle, l’existence du sensible paraît impossible. En ce qui concerne la seconde, Plotin souligne que bien et mal sont liés : il paraît impossible de nier l’existence du mal dans les êtres sans supprimer du même coup l’existence du bien. L’idée a de quoi étonner : ne pourrait-on pas concevoir un monde où les êtres seraient exclusivement bons et d’où serait banni tout mal ? N’est-ce pas le cas par exemple des êtres intelligibles ? Il semble que Plotin ait plutôt ici en vue les êtres sensibles : ceux-ci sont des êtres mélangés de limite et d’illimitation, d’être et de non-être, de bien et de mal. D’une certaine façon, en eux, bien et mal sont parfaitement solidaires : si la chose sensible n’avait en elle une part de mal, elle n’aurait pas non plus de bien, puisqu’elle ne pourrait même pas exister (le mal qu’est la matière est en effet la condition même de son existence).
Parmi les paradoxes évoqués plus haut, le moindre n’est pas celui relatif à la pensée du mal : comment penser l’inintelligible pur, comment saisir intellectuellement ce qui échappe à toute détermination ? Plotin affronte la difficulté au chapitre 9. Face à la matière, la pensée combine deux approches. La première est purement négative et « aphairétique » : la représentation de la matière consiste à saisir « ce qui reste » une fois opérée l’abstraction des formes (9, 15). On reconnaît là la démarche aristotélicienne dans Métaphysique, Z, 3 : la matière ne peut être représentée que par un dépouillement méthodique de toutes les déterminations des corps. Seulement, dans la perspective d’Aristote, un tel dépouillement reste de l’ordre de la représentation : en fait, la matière demeure inséparable de la forme, elle n’a pas d’existence séparée. Tout change lorsque, avec Plotin, l’on accorde cette existence « en soi » de la húl ē : désormais il ne s’agit pas simplement de se représenter la matière, mais d’en faire l’épreuve directe, de se trouver affectée par elle [9, 25 ; le traité 12 parle aussi en ce sens d’un páthos, d’une affection directe que la matière provoque en l’âme (10, 23)]. C’est là le sens de la seconde démarche mise en avant par Plotin lorsqu’il décrit la pensée de la matière : il s’agit désormais de « recevoir en soi l’absence de forme » (9, 16-17). Cette réception cependant ne laisse pas de faire difficulté. L’intellect qui, en l’âme, est la puissance réceptive des Formes, est constitutivement orienté vers l’être : le noûs ne peut donc, s’il reste fidèle à sa propre essence, appréhender le non-être de la matière. Seul un « autre intellect » (9, 18) peut saisir directement le mal, un intellect qui s’est négativement converti vers la matière et qui s’expose à son obscurité.
Cette « audace » (9, 18) de l’intellect qui s’élance vers son autre absolu risque bien, alors, de n’être pas sans conséquence. La connaissance du mal, comme celle du bien, n’est pas une connaissance neutre et objective où la pensée reste préservée, à distance de son objet. Pour Plotin, comme pour une bonne partie de l’épistémologie grecque, il n’y a de connaissance possible que « du semblable par le semblable ». Connaître la matière indéterminée c’est abandonner en soi toute détermination, toute délimitation formelle. Est-ce à dire que seul celui qui s’est rendu mauvais puisse connaître le mal ? Étonnamment, Plotin semble résister à cette idée (alors qu’elle paraît impliquée par son épistémologie). Au chapitre 13, il recommande de faire la différence entre « la contemplation du mal en soi » et « la participation à ce mal » qui concerne celui qui « devient mauvais » (13, 15-16). Plotin ménage donc, semble-t-il, la possibilité d’une contemplation sans participation au mal. Une telle distinction, pour suggestive qu’elle soit, n’est pas aisée à défendre philosophiquement. Toute contemplation ne s’accomplit en effet que par l’identité entre ce qui pense et ce qui est pensé : comment l’âme peut-elle se rendre identique au mal-matière sans devenir elle-même mauvaise ? À moins qu’il ne faille faire l’hypothèse d’une contemplation qui n’affecte que provisoirement la disposition de l’âme sans en bouleverser la nature. Contempler la matière reviendrait ainsi à ne faire que voir l’obscurité absolue du mal ; y participer serait « échanger sa nature contre une autre » (13, 19-20). Dans cette dernière situation, l’âme meurt à elle-même, son identité se trouve dissoute et comme absorbée dans le mal.
Cet « autre intellect », qui ose contempler la matière en elle-même, évoque, à l’autre extrémité du réel, « l’Intellect ivre » qui, dans le traité 38 (VI, 7), appréhende le Bien « par un contact et une réception » (35, 21-22). De même que l’intellect qui appréhende le mal doit avoir l’audace d’abolir en lui-même toute limite et de s’élancer vers l’extériorité matérielle, de même l’intellect qui aspire au Bien abandonne la sobriété de l’être et de la Forme pour se faire tout entier désir tendu vers l’infinité du principe. La métaphysique de Plotin apparaît alors comme une métaphysique en miroir : à la simplicité du Bien répond la dispersion indéfinie du mal comme à l’élan de la pensée qui désire s’unir au principe répond symétriquement la plongée de l’intellect vers l’obscurité de la matière. Le tout est de déterminer jusqu’où cette symétrie doit être maintenue : si on la déploie intégralement elle conduit tout droit au dualisme des principes du bien et du mal. Mais Plotin s’arrête en deçà : la matière, en tant qu’elle est engendrée par l’âme (14, 51-53) et qu’elle représente le dernier stade de l’émanation (7, 19) ne saurait prétendre à la même dignité métaphysique que le Bien, premier principe.
Les deux thèses majeures du traité, à savoir l’existence d’un mal en soi et séparé, source de tous les maux particuliers, et l’identification de ce mal absolu à la matière, n’ont cessé de soulever des objections, y compris à l’intérieur de la tradition néoplatonicienne ultérieure. C’est sans doute dans les chapitres 30 à 37 du De malorum subsistentia de Proclus que l’on trouve les critiques les plus nettes et les plus précises contre le traité de Plotin sur le mal. Proclus présente la question de l’existence du mal selon une alternative nettement articulée : « de deux choses l’une : ou on sera obligé de faire du Bien la cause du mal ou on devra admettre l’existence de deux principes des êtres. Toute réalité quelle qu’elle soit doit, en effet, ou être principe des touts ou procéder d’un principe et la matière, si elle dérive d’un principe premier doit, elle aussi, tenir du bien son accès à l’être ; si, par contre, elle est elle-même principe, il nous faut admettre l’existence de deux principes qui se combattent, le bien originaire et le mal originaire » (31, 5-31, 10 ; trad. D. Isaac). On ne saurait mieux résumer l’alternative à laquelle Plotin se trouve confronté dans sa méditation sur le mal. Soit intégrer le mal dans une métaphysique moniste, ce qui revient à rendre le Bien responsable de l’existence du mal ; soit basculer vers le dualisme et opposer un principe des biens et un principe des maux : le Bien perd ainsi son statut de principe absolu et source unique de tout ce qui est. Proclus, pour sa part, rejette l’une et l’autre hypothèse. Le dualisme n’est pas tenable : l’idée d’une dualité de principes est contradictoire, puisque l’origine, pour un néoplatonicien, est toujours unique. Il faudrait donc penser une monade antérieure qui rende raison à la fois du principe des biens et de celui des maux (31, 11-12). D’un autre côté, Proclus soutient qu’il est impossible que le mal dérive du Bien : « le bien ne posséderait plus sa nature propre puisqu’il engendrerait le principe du mal » (31, 15-16).
De ces deux refus, Proclus conclut tout d’abord que la matière, si elle dérive ultimement du bien, ne saurait représenter un mal, contrairement à ce qu’affirme Plotin (32, 1-9). La matière se révèle en effet être indispensable à l’existence de l’univers que Platon, dans le Timée décrit comme un « dieu bienheureux » (34b8). Elle a donc une existence positive soumise au bien, puisque sans elle le cosmos ne pourrait être constitué. Aux yeux de Proclus, la thèse plotinienne de l’identification du mal et de la matière ne saurait donc être tenue, à moins de jeter le discrédit sur l’ensemble de l’univers. Mais alors, pourrait-on demander, si Proclus rejette à la fois le dualisme et la dérivation du mal à partir du Bien, quelle voie lui reste-t-il pour rendre raison de l’existence du mal ?
Il faut répondre tout d’abord que Proclus n’accorde pas au mal une existence autonome et il tend à en dédramatiser la puissance (se démarquant, là encore, de Plotin). Les maux du corps ne sont que des dysfonctionnements internes, dus à un mauvais agencement des parties. Proclus hérite ici de l’optimisme stoïcien qui intègre les maux particuliers dans la globalité du bien propre au cosmos (et il faut d’ailleurs noter que Plotin avait lui-même défendu une telle perspective dans ses deux traités Sur la providence). Quant aux vices de l’âme, nul n’est besoin de les attribuer à un hypothétique principe extérieur. Seule l’âme individuelle est responsable de son propre désordre : on a là un parfait contre-pied par rapport à l’argumentation plotinienne.
Le mal n’a donc pas, du point de vue ontologique, de statut propre et indépendant. Proclus le décrit comme une « parhypostase » (parupóstasis), c’est-à-dire comme une sorte de parasite négatif de l’être, un défaut qui n’existe qu’à partir de la positivité du bien (Simplicius reprend d’ailleurs le même terme à propos de la nature du mal dans son Commentaire sur le Manuel d’Épictète, 81, 27). De la même façon, Proclus refuse de faire du mal un contraire direct du bien. Il s’agit plutôt d’un « subcontraire » : « parce qu’il est en soi, privation, mais non privation totale et parce que c’est en empruntant au bien, en même temps que son état, sa puissance et son activité qu’il assume son destin de contraire ; et il n’est ni privation totale ni contraire mais subcontraire au bien » (De malorum subsistentia, 54, 18-21 ; trad. Isaac). Il s’agit bien de relativiser l’opposition du bien et du mal et de rendre le second toujours ontologiquement dépendant du premier. Il n’y pas de mal absolu, de la même façon qu’il n’y a pas de privation totale de bien : tout mal est relatif et ne se comprend qu’à partir du bien particulier dont il constitue le défaut.
La lecture proclusienne du mal peut sembler à première vue plus optimiste que celle de Plotin. Elle n’est pourtant pas exempte de tensions et de contradictions. Tout d’abord, il paraît difficile, dans son système, d’éviter que le mal, fût-il réduit au statut de simple privation, dérive ultimement du principe unique constitué par le Bien. Par ailleurs, en rendant l’âme responsable de ses vices, il rompt la solidarité entre la psukhḗ et les réalités intelligibles, il tend à y voir une réalité autonome, séparée des principes supérieurs. Enfin, il n’est pas sûr que sa critique fasse totalement justice à la position plotinienne. Il est clair que celui-ci fait du mal une entité absolue et séparée et qu’il l’identifie à la matière. Mais il ne se laisse pas pour autant enfermer dans l’alternative dessinée par Proclus, à savoir : soit le dualisme ; soit un monisme dans lequel le Bien est responsable du mal. Dans le traité, Plotin défend à la fois l’idée que le mal est un principe indépendant, doué d’une puissance antagoniste par rapport à celle du Bien, et que la matière, qui n’est autre que le mal en soi, dérive de l’âme, et donc ultimement, du premier principe. L’intuition centrale de Plotin revient à faire du mal-matière un « principe dérivé ». Un tel paradoxe permet aussi bien de prendre au sérieux le tragique du mal que de préserver la suprématie du Bien, seul véritable principe. Le mal en soi, absolu, reste dans la méditation plotinienne sous l’emprise et la domination du bien : l’évocation, dans les dernières lignes du traité, des « chaînes en or » qui tiennent captive la matière signifie bien que la puissance du mal demeure, dans le cosmos, domptée par l’ordre et l’harmonie hérités du principe.