Le traité 53 (I, 1) est l’avant-dernier traité rédigé par Plotin, alors que son disciple Porphyre a déjà quitté Rome pour la Sicile. Celui-ci nous apprend que les traités 51 à 54 sont les derniers textes que Plotin écrivit, seul et gravement malade, lors des deux dernières années de son existence (en 269 et 270 ; Vie de Plotin, 6. 15-25). Le traité 53 a en outre pour particularité d’avoir été choisi pour figurer au tout début des Ennéades. Dans sa Vie de Plotin, en expliquant comment il a édité les traités de son maître en les regroupant en six « neuvaines » (ennéadas), Porphyre écrit ainsi : « me retrouvant avec cinquante-quatre traités de Plotin, je les ai répartis en six ennéades − ravi d’associer à la perfection du nombre six le nombre neuf −, et je les ai réunis en donnant la première place aux questions les plus faciles » (24.14-16). Porphyre tenait que les considérations morales, « éthiques », constituaient la meilleure propédeutique possible à la lecture de l’œuvre de Plotin et à la compréhension de sa doctrine, avant que le lecteur s’engage plus avant dans la découverte des œuvres relatives à la physique et à la cosmologie, puis à l’âme et enfin à l’Intellect et au Premier principe. L’ordre éditorial ainsi conçu l’était de façon à accompagner le lecteur dans une ascension progressive vers le principe de toutes choses, le Bien, l’Un qui est au-delà de l’être, et de le former tout aussi progressivement à des questions philosophiques de plus en plus ardues. Les traités éthiques auxquels Porphyre avait réservé ce privilège introductif étaient sans doute susceptibles d’être lus pour eux-mêmes, par un lecteur qui n’avait pas vocation à s’engager plus avant dans des développements plus « difficiles » et qui pouvait s’en tenir à la lecture de la première ennéade, où Porphyre avait notamment fait figurer les traités Sur les vertus, Sur le bonheur ou encore Sur le beau. C’est donc à ce titre qu’il choisit de faire commencer la lecture des Ennéades par l’œuvre pénultième de son maître.
Le traité 53, si l’on en croit le choix de Porphyre, devrait être le plus accessible et le plus lisible des textes plotiniens. Voilà qui, à l’épreuve de la lecture, n’est pas toujours vérifié. Mais il est vrai en revanche que ce texte, à la différence cette fois des traités que Porphyre place dans son voisinage immédiat (Sur les vertus, avant tout), a pour particularité d’être « suffisant » : il peut être lu sans que l’on exige du lecteur une connaissance poussée de la doctrine plotinienne, et sans le contraindre non plus à suivre des débats d’écoles. La réfutation des thèses adverses est en effet plus discrète ici qu’elle ne l’est dans d’autres traités, et la part « doxographique » en est moindre : le traité 53 peut être lu pour lui-même. Et sans doute est-il d’autant plus important qu’il le soit que son objet éthique est susceptible d’intéresser quiconque se préoccupe de la conduite de son existence.
Il n’en demeure pas moins que l’objet du traité reste un peu fuyant. Le point de départ, sa question initiale, est celle des affections, dont Plotin demande à qui elles appartiennent, qui les éprouve. Cette question n’est pas tant posée pour elle-même que pour ce qu’elle suppose : selon que les affections sont éprouvées par l’âme ou par le corps, nous n’avons pas sur elles la même prise. Et si les affections étaient éprouvées par l’âme, cela signifierait en outre, comme le défendent certains philosophes, que l’âme elle-même serait « passible » et donc faillible. Posant la question du sujet des affections, Plotin pose donc à la fois la question du vivant humain et de la manière dont l’âme et le corps sont en lui liés ou « assemblés » ; celle encore de la nature humaine, de ce qui la constitue et de ce qui fait qu’un individu éprouve des affections, possède des opinions et des pensées ; celle, enfin et surtout, de ce que nous pouvons faire et de ce dont nous sommes responsables. Cette question éthique est présupposée par celle des affections, puisque selon ce qui en nous éprouve les affections (le corps ? l’âme ? une partie de l’âme ? le composé de l’âme et du corps ?), nous n’aurons ni la même maîtrise de ce qui nous affecte, ni la même responsabilité éthique.
La question initiale du traité est donc un biais d’entrée dans une réflexion éthique plus qu’elle n’est elle-même l’objet du traité. Un biais d’entrée en forme de difficulté : si l’âme est bien « impassible », comme Plotin n’a eu cesse de le soutenir dans son œuvre – par exemple en 22 (VI, 4), 8, puis dans l’ensemble du traité 26 (III, 6), précisément intitulé Sur l’impassibilité des incorporels –, alors elle ne saurait être ni défaillante, ni menacée par les affections qui ne concernent par définition que le corps. En outre, si les vivants humains que nous sommes ont une âme et que leur identité consiste bien davantage dans cette âme que dans le corps dont elle se sert comme d’un instrument, alors nous serons infaillibles ou « impeccables » à notre tour. Et l’on ne pourrait donc plus rendre raison du mal moral, du mal que commettent pourtant les hommes, pas plus que l’on ne pourrait expliquer comment ils peuvent s’y soustraire et faire le bien. Autrement dit, aucune éthique ne serait plus envisageable.
La question initiale du traité, dès lors qu’elle est explicitée dans les deux premiers chapitres, devient donc celle du vivant. Le vivant résulte, d’une manière ou d’une autre, de la présence d’une âme dans un corps. Si nous qui sommes des vivants (comme le sont tous les animaux et les végétaux) éprouvons et sentons, ce n’est pas selon Plotin parce que l’âme serait le sujet de la perception sensible et des affections. « Seule », c’est-à-dire sans être liée au corps, l’âme n’éprouve rien. Les affections que nous éprouvons (la crainte, le plaisir, la douleur, l’audace) viennent du corps. Mais si nous, les hommes que nous sommes, les sentons et les éprouvons, et si nous pouvons les penser, en formant sur elles des jugements, c’est bien parce que l’âme est liée au corps, qu’elle en fait un certain usage et qu’elle en a une certaine connaissance. Aussi le statut exact de ce lien mérite-t-il d’être précisé. La nécessité de cette recherche avait été indiquée par Plotin dans son précédent traité, où il écrivait : « Mais ce que signifient, lorsque l’âme est dans le corps, les termes “mélangé”, “non mélangé”, “séparé” et “non séparé”, et, en général, ce qu’est le vivant, il faudra le chercher plus tard en prenant un autre point de départ » (52 (II, 3), 16, 1-3). Voilà qui suffit à expliquer le projet du traité 53.
Le contexte de cette réflexion sur le vivant est éthique, puisqu’il s’agit bien de comprendre comment, dans cette situation particulière qui est celle du vivant, l’âme est susceptible d’être en quelque sorte le responsable moral du mal. Encore une fois, si l’âme est impassible, il devient difficile de lui attribuer la moindre forme de défaillance ; mais du même geste, on la prive de toute prise sur les affections et sur le corps, et on en vient alors à la rendre impuissante en même temps que l’on s’interdit de comprendre ce qu’est le vivant que nous sommes. Rencontrant cette difficulté, Plotin renoue une nouvelle fois avec une réflexion sur l’âme qu’il n’a eu cesse de poursuivre depuis ses premiers traités, une réflexion dont il attend qu’elle puisse défendre ces deux thèses en apparence contradictoires que sont l’impassibilité de l’âme et sa responsabilité morale, imputable au fait qu’elle est en nous l’intelligible et le divin qui seuls peuvent gouverner notre existence. Le terme privilégié de cette réflexion est bien celui de la défaillance ou de la faute (amartía). Qu’il y ait du mal dans l’univers en général et dans la vie des âmes individuelles en particulier est un constat dont le traité 51 a déjà cherché à prendre la mesure, pour conclure qu’il existe bien une « faiblesse » de l’âme, confrontée à la matière, mais aussi qu’il est possible de « fuir les maux » qui sont dans l’âme.
Ici, Plotin poursuit son enquête sur le terrain de la vie humaine, pour défendre de nouveau la thèse de l’impassibilité de l’âme et rendre néanmoins raison de sa faillibilité, ou plutôt, de la faillibilité du vivant. Car Plotin, comme il l’a déjà fait de différentes manières dans ses précédents traités, n’entend pas concéder que l’âme soit faillible en tant que telle : il veut au contraire montrer que l’âme est impassible, qu’elle est infaillible et, enfin, qu’elle n’est pas responsable des fautes. Cet argument exige que l’on fasse la part entre la faillibilité du vivant que nous sommes et ce qui, de ce vivant ou dans ce vivant, préserve la nature impassible de l’âme et la protège en quelque sorte de la faute : « c’est le composé qui commet des fautes et qui est châtié, mais non pas l’âme » (chap. 12). Aussi faut-il distinguer le vivant faillible de l’âme infaillible, et expliquer par là même ce que « nous » sommes, nous qui commettons des fautes, nous qui devons en être tenus pour responsables, sans quoi la possibilité même d’une réforme de nos mœurs et d’une amélioration de nous-mêmes n’aurait aucun sens, alors même que cette possibilité, pour les vivants humains que nous sommes, est au principe de la philosophie.
Comme l’avait déjà montré le traité 26 (III, 6), la philosophie, qui est une purification, n’aurait aucune raison d’être s’il n’existait pas chez qui s’y consacre une forme ou une autre d’impureté et de souillure, de « vice ». De sorte que la question est aussi bien celle de savoir qui au juste doit philosopher : quel est le sujet, forcément faillible, de la philosophie ? La réponse plotinienne est déroutante, parce qu’elle ne fait pas de l’âme le sujet de la philosophie et de la responsabilité éthique. Notre identité de vivant humain, cet individu et cet homme que nous sommes, ne consiste pas en l’âme, fût-elle une âme rationnelle préservée des affections du corps. Non, ce que « nous » sommes est autre chose, de plus mouvant, de plus multiple encore que ne l’est l’âme. Le « nous » dont le traité fait son véritable objet à partir du chap. 7, est un certain rapport de l’âme et du corps, une certaine forme de vie donc, et plus exactement encore, une certaine disposition des puissances ou « facultés » psychiques par rapport aux affections du corps.
C’est sans doute l’originalité du traité 53 que de poser ainsi la question du « nous », de ce « nous » qui vit une vie à la fois sensible et intelligible, de ce nous qui est, si l’on accepte d’employer un terme anachronique, le « sujet » moral des affections et des passions. Pour mieux le définir, Plotin emprunte un argument passablement complexe qui appelle de nouvelles précisions sur ces termes voisins et pourtant distincts que sont l’âme et le vivant. Il s’agit pour lui, au plus général, de reprendre une tradition que les platoniciens anciens faisaient remonter à l’Alcibiade et dont l’objet était indistinctement de savoir ce que nous sommes en propre et de savoir ce qu’est l’âme en nous. Il va s’y employer de manière critique, puisque le traité réfute l’interprétation commune, sinon la lettre, du dialogue platonicien, en soutenant que nous ne sommes pas en propre notre âme, sauf à rappeler que l’âme est une multiplicité dynamique, qu’elle compte différentes puissances et qu’elle embrasse à sa façon des réalités qui lui sont supérieures et que « nous » sommes capables d’atteindre.
Si l’on considère l’âme en elle-même, dans son être et non mélangée, alors il faut accorder qu’elle est sans rapport avec le corps qui procède d’elle et lui est hétérogène. Comme Plotin l’a souvent expliqué, dès ses premiers traités et tout au long de son œuvre, l’âme est une réalité intelligible et impassible : elle n’est susceptible de pâtir d’aucune affection. Les chapitres 2-4 le rappellent ici, en montrant que le corps est bien le seul sujet possible des affections, le seul « patient » des passions, quelle que soit la manière dont on envisage les rapports de l’âme et du corps. La nature impassible de l’âme interdit en réalité d’emblée que l’on puisse lui attribuer la moindre affection ; il lui revient de porter des jugements sur les affections (des opinions), de penser (discursivement) et avant tout, en propre, de contempler avec son intellect. La question ne devient plus pertinente et plus complexe que si on l’envisage du point de vue du vivant. Autant l’âme ne saurait être en elle-même ou d’elle-même affectée, autant sa situation au sein du vivant est plus difficile à apprécier. Comme le dit le tout début du chap. 5, quand bien même l’âme resterait impassible, il n’en faudrait pas moins expliquer comment elle peut être ou ne pas être « la cause de ces affections dans le corps ». N’y a-t-il pas pour elle une manière d’être affectée tout en restant impassible ? Une manière, fût-elle partielle et sans conséquence sur son intégrité, d’être concernée par la vie auprès du corps ? C’est bien la question de la vie qui est ainsi posée. Elle est posée de manière générale, lorsque Plotin demande ce qui au juste vit dans ce vivant sensible qui possède une âme et un corps. Et de manière plus spécifique, lorsque Plotin demande qui au juste est le vivant que nous sommes. Qu’est-ce qui vient résoudre ou unifier la multiplicité hétérogène du vivant (puisque « nous sommes plusieurs », dit le chap. 9, 7) en un sujet, le « nous » ?
Cette question ne se pose que parce que Plotin refuse que l’on confonde trois termes : l’âme, le vivant et le « nous ». Le traité se prononce avant tout, en guise de « vivant », sur le vivant humain que nous sommes. Or, « nous » ne sommes pas l’homme. Nous ne sommes pas l’homme en soi, « l’homme de là-bas » : nous sommes, pour partie, quelque chose de lui ; nous sommes pour partie seulement un homme déterminé, particulier. Nous ne sommes pas non plus, ou pas seulement, cet individu vivant humain, fait d’une multiplicité d’éléments, qui est davantage « à nous » et que nous « dominons », sans pourtant coïncider avec lui. Enfin, nous ne sommes pas exactement notre âme. Parce que le vivant ne reçoit d’abord qu’une trace de l’âme, qu’une part de sa puissance, mais aussi parce que ce que nous sommes ne se laisse jamais résoudre à l’exercice d’une seule activité psychique. Ce « nous » que le traité s’efforce de situer, sinon de définir, dans le traité 53, est une identité instable, d’une singulière plasticité, dont la puissance hésite et se déplace, selon la manière dont nous nous approprions ce qui nous est donné parce que nous avons une âme. Le « nous » est un parcours parmi la variété des puissances de l’âme.
Le plan du traité, comme il en va le plus souvent dans les développements éthiques de Plotin, obéit à une remontée. Il s’agit bien de situer le « nous », en parcourant progressivement les fonctions dont le vivant est susceptible, depuis les affections corporelles jusqu’aux intellections (c’est-à-dire les différentes contemplations de l’intelligible). Les trois principales étapes de cette remontée sont les affections et la sensation, qui ne relèvent donc de l’âme que médiatement (l’âme ne « sent » pas ces affections mais porte sur elles des jugements) ; les opinions et jugements, puis les intellections. En même temps que l’on remonte ainsi vers les activités psychiques les plus estimables, l’on se demande où situer et définir ce que nous sommes en propre. C’est bien la question de l’Alcibiade : si la conduite de l’existence exige que l’on prenne soin de soi-même et que l’on se connaisse soi-même, encore faut-il pouvoir dire ce qu’est ce « soi-même ». Et Plotin de se demander alors ce qu’est l’activité ou ce que sont les activités qui nous définissent au mieux. Il le fait en appliquant le principe doctrinal selon lequel une réalité, quelle qu’elle soit, est définie par son activité propre, et il examine donc progressivement chacune des principales activités psychiques, chacune des « facultés », en se demandant laquelle définit en propre ce que nous sommes. Voilà qui donne lieu à l’examen successif de trois « situations » possibles du « nous », de ce que nous sommes. La première est celle qui identifie le nous au composé que forment l’âme et le corps, dans un vivant. Cette définition du « nous » s’avère insatisfaisante. Une deuxième définition, plus élevée, désigne le nous comme une âme, rationnelle, qui se sert du composé que forment cette fois le corps et des facultés inférieures de la même âme. Le vivant que nous sommes serait ainsi une âme multiple, au sein de laquelle une faculté rationnelle ferait usage d’une âme inférieure, liée au corps. Cette deuxième définition n’est pas absolument inexacte, puisque le vivant est bien une réalité de ce type, mais elle ne saurait définir le « nous », dont Plotin soutient dans les chap. 7 à 9 qu’il est « au-delà » du vivant et le « domine ». En revanche, il précise que l’intellect est au-dessus de nous. Le « nous » est alors inscrit dans un intervalle intermédiaire entre les facultés de l’âme qui s’exercent dans le composé et la faculté intellective : il est une identité dynamique, susceptible de se rapprocher de l’une ou de l’autre limite de cet intervalle, selon son aptitude à se séparer du composé et des contraintes que fait peser sur l’âme le gouvernement du corps. Cette aptitude, c’est ce que Plotin nomme la « séparation ». Plus elle est accomplie, plus nous nous rapprochons de l’activité contemplative et de l’Intellect. Moins elle l’est, plus nous nous confondons avec les facultés secondaires ou inférieures de l’âme. Aussi la remontée dans l’ordre de la définition suit-elle trois formes de vie successives, selon que le vivant est identifié au seul composé de l’âme et du corps, puis à l’âme qui se sert du composé ou enfin à l’âme qui exerce sa seule faculté intellective, c’est-à-dire à l’âme dont Plotin dit qu’elle n’est pas descendue. C’est en cette âme non descendue que semble bien se réaliser en propre le « nous », qui n’est donc pas l’âme se rapportant au composé, qui n’est pas non plus l’intellect, mais qui est entre eux deux et se meut dans cet intervalle, selon la vie que nous menons. La véritable décision éthique consiste en cela : choisir notre identité.
Si le « nous » est bien cette sorte d’intermédiaire relatif, difficile à situer, on ne doit pourtant pas l’identifier avec la faculté rationnelle de l’âme, avec l’âme discursive dont Plotin a souvent expliqué qu’elle était en quelque sorte entre l’âme intellective, qui se tient dans l’intelligible, et l’âme « descendue » qui exerce sur les corps, dans le vivant, ses facultés inférieures. S’il en allait ainsi, « nous » serions en propre l’âme rationnelle. Mais Plotin ne dit rien de tel. Le « nous » reste selon lui une identité mobile et changeante, dont le propre est bien d’être psychique, mais qui change selon que notre identité se constitue dans l’exercice de telle ou telle faculté psychique, comme dans leurs rapports. Nous sommes notre âme, certes, mais nous sommes notre âme selon l’activité qu’elle met en œuvre : « nous » pouvons n’être qu’une bête, lorsque notre âme n’exerce que les fonctions les plus viles et se tient au plus près des désirs corporels ; « nous » sommes des vivants rationnels et raisonnables lorsque nous nous séparons des désirs corporels et pensons ; « nous » nous assimilons au dieu lorsque nous contemplons. Ces états différents de l’âme, d’autres encore, sont autant d’identités possibles, autant de « nous » (le nous, selon Plotin, « se dit en deux sens », chap. 10, avant d’en multiplier les instances). C’est ce que soulignent les derniers chapitres du traité (9-13), en montrant pas à pas comment le vivant humain que nous sommes est susceptible de posséder l’ensemble de la réalité, y compris dans ce qu’elle a de plus éminent : nous avons bien des sensations, des opinions et des intellections, c’est-à-dire que nous possédons bien, en nous, l’intelligible. Et de cette possession, pourvu que nous retranchions ce qui s’en distingue, nous pouvons faire notre identité. Parce que l’âme est intelligible, parce qu’elle est l’intelligible à sa façon, nous possédons l’Intellect : il est « à nous ».
À la question de savoir ce que nous sommes, Plotin répond donc de manière étonnante, en refusant d’assigner une place déterminée au « nous » dans le continuum des activités psychiques, en montrant que le « nous » est en réalité « ce qu’il possède », et qu’il est susceptible, à dire le vrai, de tout posséder. De posséder le composé, et ses vices avec lui (chap. 10) ; de posséder la « bête sauvage » (chap. 11), de posséder les vertus et les affections ; et de posséder enfin l’Intellect. Comment alors ce « nous » se détermine-t-il ? Autrement dit, quel est alors le fondement de notre identité ? La réponse de Plotin, au chap. 11, est limpide : si nous possédons en quelque sorte toutes choses, l’ensemble de la réalité et l’ensemble des principes intelligibles, nous serons ce dont nous faisons usage : « car nous ne faisons pas toujours usage de tout ce que nous possédons ». Tout est donné au « nous », tout nous est donné, et nous serons selon que nous nous en servons.
Aussi notre identité coïncide-t-elle avec une dynamique de possible remontée vers les principes supérieurs. L’Intellect nous appartient et nous pouvons mener une vie intelligible. Cette remontée s’interrompt-elle au deuxième principe ? Si l’on se fie au dernier chapitre du traité 53, oui. Si l’on poursuit la lecture jusque dans le traité 54, non, car « l’âme peut posséder le Bien si elle tourne ses regards vers lui » (54 (I, 7), 2). Ce que nous sommes ou pouvons être, cette remontée dans l’intelligible dont une vie est capable, ne s’interrompt pas là où Porphyre a souhaité mettre un point final au traité 53 : elle se poursuit au-delà de l’Intellect. Il est improbable que le traité 54 soit autre chose que la suite et la conclusion du traité 53.