NOTES

1. Dans sa Vie de Plotin (6.24, puis 24.30), Porphyre donne deux titres différents à ce traité 54 : lorsqu’il énumère les traités selon leur date de rédaction (le traité 54 appartient aux quatre traités dont Porphyre dit qu’ils ont été écrits en Campanie alors qu’il était lui-même en Sicile et que Plotin va bientôt mourir : il s’agit des traités 51 à 54, rédigés durant les années 269 et 270) ; puis lorsqu’il décrit le contenu de chacune des six Ennéades entre lesquelles il répartit les cinquante-quatre traités. Ce second titre est alors Sur le souverain bien et les autres biens. À la différence des cinquante-trois autres traités, nous avons là une difficulté, car le premier titre, celui de la liste « chronologique », paraît erroné. En 6.24-25, en effet, Plotin donne au traité 54 le titre Sur le bonheur (Perì eudaimonías). Voilà qui ne correspond aucunement à l’objet du traité mais qui paraît bien être une erreur. En l’occurrence, les lignes 24-25 semblent répéter le titre du traité 46 (I, 4), tel qu’il est écrit ligne 5. L’erreur n’a probablement pas été corrigée par Porphyre à la relecture. Est-ce l’indice de la faible estime qu’il avouait porter aux derniers textes écrits par Plotin, en son absence, et dont il n’hésitait pas à dire qu’ils étaient l’œuvre d’un auteur sur le déclin (6.43-36) ?

2. Plotin reprend pour la modifier la formule stoïcienne du télos, de la fin de la vie humaine, qui est celle de la vie « conforme à la nature ». Il l’adapte en la corrigeant : le bien de chaque chose est conformité à la nature, si l’on précise qu’il s’agit de la conformité à la nature de l’âme, c’est-à-dire de son activité propre (qui est l’activité contemplative de sa faculté intellective). La conformité à la nature, outre la référence doctrinale stoïcienne, est d’usage courant dans les traités, où elle a un sens à la fois génétique et axiologique : ce qui est « conforme à la nature », c’est ce qui naît ou advient comme cela est prévisible et conforme à l’ordre des choses, mais aussi comme il est convenable, sous l’aspect axiologique, que cela ait lieu ; voir, entre autres exemples, 5 (V, 9), 10, 8 ou 14 (II, 2), 1, 22 et 32, 34). À la question rhétorique ici posée, la réponse est bien évidemment négative : le bien d’une chose quelconque est son activité propre. Voir, au plus près, les considérations de 53 (I, 1), 2, 8.

3. La précision indique d’emblée que l’assimilation au Premier principe qu’est le Bien est possible, et qu’il ne s’agit pas du tout selon Plotin d’un bien qui serait relatif à l’âme, mais du Bien absolu. Voir 38 (VI, 7), 34-35, mais surtout le traité 19 (I, 2), 1 et 2, qui en a donné un premier exposé dont on va retrouver ici le vocabulaire, celui de la participation et de l’assimilation. Comme l’indiquent H.-S., l’argument téléologique de Plotin fait implicitement référence à la distinction aristotélicienne des biens (comme à la définition aristotélicienne du bien ultime), dont il reprend le vocabulaire (celui de l’Éthique à Nicomaque I 1 et I 8, où Aristote explique que la fin consiste dans certaines actions ou activités et où il distingue les biens relatifs du Bien « absolu »).

4. Plotin défend ici un argument téléologique classique : toute activité a selon lui un objet, c’est-à-dire également une fin, qui est son bien. La fin ultime, celle qui ne dirige son activité vers aucune autre fin, est le Bien absolu. Entre de nombreux passages, voir 9 (VI, 9), 6.

5. De cette manière, c’est-à-dire par participation. La participation (méthexis) au Premier principe, puisque toutes choses sont issues de lui et « participent de lui », est en réalité le synonyme même de l’existence pour une chose quelconque.

6. Plotin distingue deux manières de posséder le Bien. Dans la mesure où tout ce qui est provient du Bien qu’est le Premier principe, toutes choses sont disposées activement dans la direction du Bien. Soit elles le sont médiatement, dans la mesure où leur activité est tournée vers ce dont elles sont issues ; soit elles le sont immédiatement, pour autant qu’elles se conforment au bien par assimilation (homoí ō sis ; cette assimilation n’est le fait que des deux réalités véritables issues de l’Un-Bien : l’Intellect et l’âme). Dans le premier cas, toute chose « dirige son activité » vers ce dont elle est issue, en vertu de la thèse selon laquelle chaque chose se détermine en fonction de la manière dont elle se rapporte à son principe. Dans une réalité que Plotin conçoit comme une procession graduelle, chaque chose remonte vers ce dont elle est issue, autant qu’elle le peut. Le terme de cette remontée est le Principe ultime. On peut donc dire que tout ce qui a une détermination remonte dans la direction de l’Un, tourne ses regards dans sa direction. Voir l’explication qu’en donne 32 (V, 5), 9.

8. « La source et le principe » est une expression du Phèdre 245c9, que Plotin cite à plusieurs reprises dans les traités (hors contexte, puisque dans le Phèdre, Platon dit alors de l’âme qu’elle est la source et le principe du mouvement) ; voir, par exemple, 9 (VI, 9), 11, 31 et 43 (VI, 2), 6, 7.

9. La ressemblance au Bien caractérise tout ce qui, littéralement, reçoit, du fait de sa provenance, la « forme du bien ». L’Intellect, puis l’âme dans une moindre mesure, et dans une moindre mesure encore ce qui est issu d’elle. Le terme « conforme au bien » (agathoeid ḗ s), que Plotin emprunte à Platon (République VI 509a3), désigne le plus souvent l’Intellect, le premier produit du Bien. Voir 19 (I, 2) 4, 12, et 38 (VI, 7), 15-18, et le volume Traités 7-21, n. 91, p. 456, puis le volume Traités 38-41, n. 119, 123 et 139, p. 138-139 et 143. Voir enfin, sur le compte de l’âme conforme au Bien par l’intermédiaire de l’Intellect, 49 (V, 3), 3 et les notes de F. Fronterotta.

10. Ligne 18, le texte a été corrigé par H.-S. et la plupart des éditeurs. L’hésitation porte entre deux leçons : H.-S. impriment aut ē̂ i mon ē̂ i, quand ils avaient retenu (dans l’editio maior) aut ē̂ i món ē̂ i. Cette forme, traduite par Ficin, a été maintenue et traduite par Igal. Avec la correction que retiennent H.-S. (et Armstrong), le sens de la phrase est que le Bien est ce qu’il est parce qu’il reste dans sa propre permanence (dans sa propre mon ḗ   ; sur ce terme, que l’on peut rendre également par « repos », voir Traités 38-41, n. 301, p. 309). C’est ce que nous avons rendu par la périphrase « parce qu’il demeure en lui-même ». Dans la version que retient Igal, le sens est que le Bien est ce qu’il est « de son seul et propre fait ». Dans l’ensemble, les deux traductions s’accordent pour affirmer que le Premier principe qu’est le Bien n’est pas éminent, comme le dit Aristote, du fait de l’activité intellective qu’il exercerait, fût-elle celle d’une intellection de soi-même, mais parce qu’il est ce qu’il est. Son excellence tient à lui seul, elle ne résulte pas d’une activité.

12. Plotin cite de nouveau Aristote et la définition du Bien que l’on trouve au tout début de l’Éthique à Nicomaque (I 1, 1094a3), comme étant ce qui est désiré pour lui-même et non pas comme moyen pour autre chose, et ce qui est désiré par toutes choses, ce vers quoi elles tendent toutes. Plotin fait aussi bien allusion à la manière dont Aristote, cette fois en Métaphysique Λ 7, désigne le premier moteur immobile comme ce qui meut en étant objet de désir (1072a-b).

13. La comparaison du Premier principe à un centre dont tout procède en rayonnant est extrêmement courante dans les traités. Parmi les passages suggestifs, voir 28 (IV, 4), 16, 23-31. Voir également les explications et les références qu’indique R. Dufour, dans le volume Traités 7-21, n. 29 et 31 au traité 14 (II, 2).

14. Notre traduction pourrait être plus explicite, pour indiquer ce que Plotin suggère : il s’agit de séparer la lumière, par un écran ou un rideau. É. Bréhier traduit ainsi « couper par un écran ». La lumière reste donc auprès de sa source.

15. L’argument qui va être développé ici défend donc la thèse selon laquelle l’âme, comme toute chose, désire le Premier principe, auquel elle se rapporte de manière spécifique par l’intermédiaire de l’Intellect : issue de l’Intellect qui est lui-même issu de l’Un-Bien, l’âme s’unit à l’Intellect, elle devient Intellect, c’est-à-dire contemplation de l’Un. Cette remontée de l’âme vers le Bien a été longuement exposée dans le traité 38 (VI, 7), chap. 19-25 puis 34-35. Elle est déjà et également décrite dans le traité 9 (VI, 9), en des termes semblables à ceux que l’on trouve ici, notamment dans le chap. 3, 14-27 : « Donc, puisque ce que nous cherchons est un, et puisque c’est vers le principe de toutes choses que nous dirigeons notre regard, c’est-à-dire le Bien et le Premier, il ne faut pas s’éloigner de ce qui se trouve autour des réalités premières, en se laissant tomber jusqu’aux dernières de toutes les réalités ; mais, en se dirigeant vers les réalités premières, il faut s’éloigner des sensibles, qui sont les réalités dernières, et il faut se libérer de tout vice, car c’est au Bien que l’on s’efforce de parvenir ; il faut remonter jusqu’au principe qui est en nous, et, de plusieurs que nous étions, devenir un, pour accéder à la contemplation du principe qu’est l’Un. Il faut donc devenir Intellect, et confier son âme à l’Intellect, la placer dans sa dépendance, pour qu’elle puisse recevoir, éveillée, ce que voit celui-ci ; il faut regarder l’Un par le moyen de l’Intellect, sans y ajouter aucune sensation et sans non plus admettre en lui rien qui dérive de la sensation, car c’est par le moyen de l’Intellect pur qu’il faut regarder ce qui est le plus pur ; plus encore, au moyen de ce qui est le plus élevé en l’Intellect » (trad. F. Fronterotta).

16. Il s’agit de la participation à la forme, c’est-à-dire aussi bien, comme l’indique ce qui précède, à l’unité comme à l’existence.

17. De nouveau sous la forme extrêmement synthétique d’un résumé de sa propre doctrine, Plotin rappelle que toutes choses ne sont pas issues immédiatement de l’Un, mais médiatement, selon qu’elles sont issues de l’âme (comme le sont la matière, les raisons et les corps) ou de l’Intellect (comme l’est l’âme), qui est ici désigné sous le nom d’« être ». Chaque produit est une image de la réalité dont il procède. Sur ce vocabulaire et ce thème doctrinal, voir J.­F. Pradeau, L’Imitation du principe. Plotin et la participation, chap. II.

18. L’âme première est l’âme intellective qui, premier produit de l’Intellect, reste en lui. C’est l’âme qu’avait évoquée le chap. 8 du traité 53 (I, 1), et qui reste donc entièrement intelligible. Il peut s’agir aussi bien de l’âme du monde que de la « partie » non descendue de l’âme du vivant humain. Voir la n. 66 au traité 53.

19. Sur cette conformité au Bien, voir, supra, la n. 9.

20. Notre traduction conserve l’ambiguïté du texte original, dans lequel Plotin écrit que l’âme doit tourner ses regards « vers lui » (pròs ekeîno). Le pronom peut désigner le Bien lui-même, mais tout autant l’Intellect : le sens de l’argument étant que l’âme possède le Bien médiatement, par l’intermédiaire de l’Intellect. C’est une fois devenue entièrement intelligible, identifiée à l’Intellect, qu’elle peut alors voir et posséder le Bien, tout comme l’Intellect le voit et le possède. L’argument plaide en faveur de ce second sens.

21. Le sens de la phrase est que l’intellect est le bien pour l’âme qui a part à l’Intellect. Nous rendons par « avoir part » le verbe meteînai, qui désigne le fait de prendre part, de s’engager dans, et qui est de toute évidence un synonyme de « participer » ; voir notamment 2 (IV, 7), 5, 5, puis chap. 10, 18, ou encore 45 (III, 7), 7, 4.

23. Une nouvelle allusion à Platon, en l’occurrence à la définition de la vertu comme excellence de la fonction propre (République I 352d-353c ; voir également X 608e-609a, où Plotin trouve l’exemple de l’œil malade).

24. Bréhier note que l’idée serait « d’origine épicurienne » et qu’on la retrouverait également « dans le mysticisme hermétique ». L’allusion paraît improbable, car l’exemple de la pierre (dépourvue de vie, dépourvue d’activité) est courant chez Plotin. La pierre (le minéral) est le degré de réalité le plus bas qui soit, dépourvu de toute activité, forme inerte. Plotin la donne ainsi en exemple de ce qu’il y a de plus vil, par exemple en 31 (V, 8), 1 ou 43 (VI, 2), 6. Elle est donc toujours l’exemple plotinien privilégié de l’absence de vie. En outre, il est bien plus probable que ce lieu commun ait une source platonicienne ; en l’occurrence, le passage du dialogue apocryphe Axiochos, avec lequel le parallèle est explicite : « aucun mal ne t’atteindra après ta mort dès là que tu n’existeras plus, aucun mal ne pourra t’atteindre. Voilà bien pourquoi, tu dois balayer toutes ces sornettes, et songer que, une fois que leur association a été détruite, et que l’âme s’est établie dans le lieu qui lui est propre, ce corps qui reste, un morceau de terre privé de raison, n’est plus un homme. Car nous sommes une âme, un être vivant immortel enfermé dans une prison mortelle » (c’est Socrate qui parle ; 365d-e, trad. L. Brisson).

25. Le kaì de la ligne 7 est épexégétique : la vie est expliquée par sa cause, l’âme.

26. Une partie de l’âme totale (nous rendons ainsi t ē̂ s hól ē s). L’expression hól ē psukh ḗ désigne le tout psychique non descendu, d’où proviennent toutes les âmes (l’âme du monde et les âmes individuelles) et où elles retournent, dans l’unité psychique, une fois disparu le corps du vivant qu’elles ont animé, cette vie durant. Voir 27 (IV, 3), 2 et l’étude de H. J. Blumenthal, « Soul, world-soul and individual soul in Plotinus » (p. 58).

27. La mention des châtiments dans l’Hadès et la question à laquelle il est fait implicitement allusion (s’il y a des châtiments dans l’Hadès, où l’âme est jugée, n’est-ce pas parce qu’elle est responsable des maux commis cette vie durant ?) renvoie au début du chap. 12 du traité 53 (I, 1). C’est une même discussion qui paraît se poursuivre très continûment d’un traité à l’autre.

28. « Seule » ici veut dire pure, libérée du composé. La vie est animation du composé (c’est-à-dire du corps animé par une puissance issue de l’âme), comme l’a expliqué le traité 53 ; ce n’est donc que pour autant qu’elle est liée au vivant que l’âme est susceptible d’être concernée par le mal.

29. Ici (l. 14) et l. 18, « union » rend le terme súnodos, qui désigne la « réunion » ou la « composition » de deux éléments (voir, par exemple, 2 (IV, 7), 2, 16 ou chap. 5, 42).

30. L’âme sera donc capable soit de s’unir à un corps, soit de s’en séparer. La définition de la mort comme dissociation (diálusis) de l’âme et du corps est empruntée au Phédon 88b1 de Platon (voir également Gorgias 524b3-4).

31. Nous n’avons pas suivi la ponctuation de H.-S. ici. La phrase donne une réponse éthique à la question qui était posée depuis le début du traité 53 (I, 1), lorsque Plotin demandait quelle part (et quelle responsabilité) l’âme prend dans la vie humaine, ses affections et les torts dont celle-ci peut se rendre coupable.