Plotin aurait achevé la rédaction de son œuvre avec ce petit traité, le cinquante-quatrième dans l’ordre chronologique des écrits édités par Porphyre. Voilà qui est étonnant. Le propos a bien une certaine généralité, mais il a surtout une portée conclusive qui ne semble pas se restreindre au contenu de ses trois chapitres. Sa question liminaire ne paraît pas commander l’ensemble de son développement et, à dire le vrai, il n’introduit aucun élément de doctrine, ni ne poursuit l’examen d’une question qui lui serait propre. Nous avons là une conclusion, qui n’est certes pas la conclusion générale de l’ensemble des écrits de Plotin, mais plutôt celle d’un argument consacré à la manière dont l’âme peut posséder le Bien et se séparer du corps. Les trois chapitres de ce texte ont l’aspect d’une bribe, d’un reste artificiellement détaché par Porphyre d’un autre texte, au moment où il lui fallait coûte que coûte distinguer cinquante-quatre écrits plotiniens. Le lecteur des six neuvaines (« ennéades ») est familier de ces artifices, qui ont donné lieu par exemple à la division en deux pièces de l’écrit sur la participation (traités 22 et 23), ou bien en trois pièces du grand essai sur l’âme (les traités 27 à 29), ou bien encore à la partition de l’ensemble formé par les traités 2 et 4. La question posée, alors, est bien sûr de savoir à quel autre écrit on pourrait rattacher ce petit développement conclusif.
L’objet du traité 54 est double : il se prononce sur la manière dont l’âme participe au Bien et sur la manière dont cette participation peut être accentuée de sorte que la vie humaine soit un bien. Ce sont les versants d’une même thèse éthique, que Plotin justifie en expliquant ici que l’âme, comme tout ce qui est, participe au Bien, qu’elle reçoit quelque chose de lui et qu’elle le « possède » d’une certaine manière. Et en montrant, textes aristotéliciens et platoniciens à l’appui, que l’âme peut s’assimiler au Bien, via l’Intellect, pour échapper ainsi au mal inhérent à toute vie « dans un corps ». L’Intellect n’est toutefois pas l’objet de ce traité. Il n’est mentionné ici que comme le principe dont l’âme est issue et à travers lequel celle-ci peut se conformer au Bien, lorsqu’elle vit une vie intellective. Le caractère allusif des remarques consacrées au rapport de l’âme à son principe, l’Intellect, suggère que ce rapport a été élucidé ou expliqué auparavant, et que le traité 54 en donne un résumé.
L’âme désire donc le Bien. C’est un désir dont le traité 53 (chap. 5, 27) disait qu’il lui était propre et qu’il n’était pas commun à l’ensemble du vivant. Ici, le premier chapitre précise que ce désir, s’il anime « l’âme la meilleure », est alors un désir du Bien, pris absolument. Le traité 54 rappelle que l’âme éprouve un désir pour le Bien, tout comme il rappelle que l’âme n’est pas séparée de lui et qu’elle possède, comme chaque chose, « quelque chose du Bien » (chap. 2, l. 3). Que l’âme puisse « posséder le bien » (l. 8) est une thèse doctrinale plotinienne que bien d’autres traités ont eu l’occasion d’étayer et d’expliciter. Elle est rappelée ici dans un contexte éthique et téléologique, celui de la conduite de l’existence humaine, celui de la vie et de la manière dont l’âme peut l’orienter vers ce Bien qu’elle possède. Autrement dit, le traité applique une thèse désormais bien établie à la question de la responsabilité éthique et du choix de vie. Cette question vient d’être posée par Plotin : elle est celle qui occupe le traité 53 (I, 1), dont on peut rappeler qu’il s’achève sur la thèse selon laquelle l’âme possède d’une certaine manière l’Intellect, et que nous qui vivons montons vers lui au fur et à mesure que nous devenons meilleurs. Le progrès de la vertu en nous qui sommes des vivants humains est une ascension de l’âme, en elle-même, parmi les puissances qu’elles possèdent. L’âme exerce sa faculté rationnelle, puis l’intellection qui est son acte propre, avant de faire usage de l’Intellect qu’elle possède et de s’unir à lui en se séparant au mieux qu’elle le peut de ce qui n’est pas elle : le corps et ses affections. Cette ascension psychique en quoi consiste le fait de devenir vertueux ne s’achève pas lorsque l’âme devient Intellect ; elle se poursuit. Comme Plotin l’avait notamment expliqué dans le traité 38 (VI, 7), elle se poursuit jusqu’au moment où l’âme, devenue en quelque sorte Intellect, perçoit le Premier principe, « Un » ou « Bien », et s’unit à lui. L’accès de l’âme au Bien est le terme, absolu, de son ascension. Il est aussi le parachèvement du chemin éthique.
Si ces trois chapitres décrivent un parachèvement et un aboutissement, c’est sans doute que le chemin préalable de l’âme aura été décrit dans un autre texte de Plotin. Les prétendants sont nombreux, et ce qui est exposé s’accorde ici parfaitement à la longue description de la remontée de l’âme vers le Bien qu’offre le traité 38 (VI, 7), 19-25. Mais il est plus probable que les ciseaux de Porphyre n’aient fait que séparer le traité 54 du traité 53 qui le précède et qui s’arrête là où celui-là commence : en montrant que le chemin de l’âme la conduit « au-delà de l’Intellect ».
Le premier chapitre du traité 54 s’inscrit en effet dans le droit fil de la discussion sur la nature de la vie de l’âme, telle qu’elle est exposée à la fin du traité 53, dans son chap. 12. En outre, la dernière phrase du traité 54 paraît bien donner à l’enquête du traité 53 sa conclusion : « L’âme accède au Bien, parce qu’elle ne vit pas de la vie du composé, mais qu’elle s’en est déjà désormais séparée. » Si cette hypothèse éditoriale s’avérait pertinente, alors il faudrait rassembler les leçons des deux traités et se demander ce que sont leur argument et leur projet communs. Le premier chapitre du traité 53 demandait ce que nous sommes ; le traité 54 répond : nous sommes, ou plutôt nous pouvons être, au prix d’une conversion du regard, une âme intellective, c’est-à-dire une vie susceptible de s’assimiler au Bien. Voilà qui implique un certain rapport au « composé » qu’est le vivant, et qui demande à celui qui veut devenir vertueux de se séparer de ce qu’il n’est pas en propre, pour remonter vers le principe de toutes choses et se « conformer » au Bien. La « séparation » dont il va être question dans ces pages est à la fois la condition et l’effet d’une vie intellective et bonne, qui doit d’abord distinguer ce qui en elle n’est pas attaché aux affections corporelles et à la vie du composé, pour ensuite s’en séparer au fur et à mesure qu’elle s’unit à l’intelligible. Cette séparation est accomplie lorsque l’âme contemple le principe ultime et le saisit en elle-même. Elle n’est rien d’autre que la philosophie, affirme Plotin, qui fait de cette conclusion le dernier mot d’une démonstration dont Porphyre a probablement fait deux traités distincts.